(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXIV. D’un vieil Chien, et de son Maistre. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXIV. D’un vieil Chien, et de son Maistre. »

FABLE XXIV.

D’un vieil Chien, et de son Maistre.

Un Veneur encourageoit son Chien à la chasse, mais c’estoit en vain, pource que la pesanteur de ses pieds tardifs ne luy permettoit pas d’aller viste. Or quoy qu’il eust pris la beste, il ne pût neantmoins la retenir, pour n’avoir aucune dent. Son Maistre s’estant mis alors à le tancer aigrement, en adjoustant les coups aux menaces, le pauvre Chien luy répondit, qu’il meritoit bien qu’on luy pardonnast, puis qu’il estoit devenu vieil, et qu’en sa jeunesse il avoit esté aussi bon qu’un autre à la prise ; « Mais je voy bien que c’est », continua-t’il, « tu ne prens plaisir à rien, s’il n’y a du profit : Je ne m’étonne donc point si m’ayant aymé tant que j’ay chassé, tu me veux mal maintenant que je n’ay aucunes dents, et ne puis courir. Mais si tu n’estois ingrat ; comme tu m’as aymé jeune, à cause du profit, cette mesme consideration devroit t’obliger à m’aymer aussi en ma vieillesse ».

Discours sur la vingt-quatriesme Fable.

Que les grands Seigneurs se viennent instruire icy par la voix d’un pauvre animal, qui reproche de bonne grace à son Maistre une excessive ingratitude. C’est ce Chien affoibly de vieillesse, qui n’estant plus bon aux exercices de la chasse, reçoit des traictemens indignes de luy, et passe ses vieux jours avec des mespris fâcheux, et des injures continuelles. Il en prend de mesme à la pluspart de ces pauvres Infortunez, qui s’obstinent à suivre la Cour, où ils blanchissent avant que devenir libres, voire mesme ils ne le deviennent jamais que par leur mort. Les miserables languissent sous la volonté d’autruy, sans que la leur soit jamais mise en exercice, et sans considerer qu’ils sont hommes. Là les maladies, et la pauvreté les accueillent de toutes parts, outre les inquietudes et les défauts que donne à leur Esprit une servitude perpetuelle. Mais de tous les maux qu’endurent les vieux serviteurs, le plus grand, et le plus déplorable, à mon advis, c’est le mespris qu’en fait la pluspart du temps un mauvais Maistre, qui apres avoir eu leur jeunesse, et tiré d’eux tous les services dont ils ont esté capables ne les regarde sur le declin de leur âge, que comme des Creatures inutiles, ou si vous voulez, comme des fardeaux tres-pesants, et tres-ennuyeux. Jugez, je vous prie, si ce n’est pas une belle satisfaction à ces miserables, au lieu de treuver la recompense de leurs travaux, d’estre payez d’ingratitude, et de risée, et encore par la personne du monde, qu’ils ont le plus obligée. Mais ce ne sont pas les Maistres tous seuls qui tombent en ceste prodigieuse mescognoissance. Nous voyons que les Amis, et les Dames, deviennent aussi quelquesfois de ceste humeur pour nous, et mesme les Republiques, quoy qu’elles fassent profession d’une parfaicte et judicieuse conduicte. Je n’en veux point d’autre exemple que celuy de Themistocles, de Coriolanus, et de leurs semblables, qui apres des services immortels ont esté cruellement bannis, voire quelquesfois mis à mort par l’ingratitude de leurs Peuples. Les hommes ne peuvent doncques mieux faire que de s’appliquer au service d’un seul Dieu, qui n’est point inégal en ses affections, et qui nous donne plus de contentement en la vieillesse qu’aux autres âges, pource qu’en celuy-cy nous sommes plus à la veille de nous approcher de luy.