FABLE XXIII.
De l’Enfantement des Montagnes.
Au bruict qu’on fit courir autresfois, qu’une Montagne devoit enfanter, tout le Peuple y accourut et se mit à l’entour avecque frayeur, croyant desja qu’il en deust sortir quelque monstre horrible. Mais enfin il se trouva que la Montagne accoucha d’un Rat, ce qui les fit tous pasmer de rire.
Discours sur la vingt-troiziesme Fable.
Je doute au commencement de ce Discours, si je le dois rapporter aux promesses des Arrogants et des Presomptueux, ou taxer generallement l’Orgueil et la Vanité des hommes, qui cherchent à se rendre immortels par des Bastiments, qui mettent sur pied des Armées, qui dévorent les Provinces entieres des yeux et du desir, et au partir de là, leur Ambition n’aboutit qu’à un peu de fumée. C’est bien la commune interpretation de ceste Fable, de l’appliquer aux grands Prometteurs, qui ne respondent pas aux esperances qu’ils font naistre, ou aux Fanfarons, qui ne mettent point en effect la centiesme partie de leurs menaces ; mais qui tremblent à la veuë du peril, apres l’avoir méprisé dans leurs Maisons. Tel fut fait le Trazon de la Comedie de Plaute : tels sont les Capitans des farces Italiennes, et tels encore ces Rhodomonts et ces Braves, qui battent tous leurs ennemis dans la Chambre, et ne les rencontrent jamais à la Campagne. Mais laissons là leurs foiblesses, comme indignes de la censure d’un honneste homme ; et venons à faire une plus haute application de ce sujet, à sçavoir, à la vanité des plus grandes entreprises du monde. Elle est telle, sans mentir, qu’elle ne pouvoit pas estre mieux comparée qu’à la grossesse des Montagnes, et à la production d’un Rat. Car de grace, ces Conquerants qui béent apres la possession de la terre entiere, qu’engendrent-ils enfin que des vermisseaux ? Que deviennent-ils qu’un peu de poussiere et de cendre, et encore cela n’arrive-t’il pas à la fin, mais au milieu de leurs conquestes ; comme il en prit à Pyrrhus, à Alexandre le Grand, à Attila, et tout nouvellement au Roy de Perse, decedé depuis six mois, au fort de ses plus belles actions. Que s’il arrive à tels Conquerants de venir à bout de leurs entreprises, et de porter leurs desirs jusques à l’extremité, ne les voyons-nous pas déchoir et ramollir dans les delices, ternissant leurs belles actions par de trop vicieuses voluptez ; comme il arriva jadis à Luculle, et à Tamberlan, ce foudre des nations Asiatiques. Ces Ambitieux virent finir leur gloire avant leur mort, et treuverent qu’elle n’estoit pas mesme de la durée de leur âge. Autant en a-t’il pris à ceux qui ont fait des Bastiments magnifiques, comme des Mausolées, des Colosses, et quantité d’ouvrages semblables. Car on a presque tousjours veu finir le Seigneur ou l’ouvrier, avant que la besogne fust achevée, comme si Dieu se joüoit à voir commencer tant de merveilles sans les parfaire, et à destruire ses temeraires imitateurs. Telle fut la confusion de Babel, où ceste monstrueuse et magnifique Architecture demeura imparfaicte à la veuë de Nembrot, bien esloignée de la hauteur du Ciel qu’elle menaçoit. Tel encore fut le destour de l’Euphrate par Semiramis, qui ne fut achevé de personne ; Et telle la grande Pyramide d’Egypte, où nul n’a sçeu mettre la derniere main. Le semblable aussi n’arriva-t’il pas en l’entreprise du Mont Athlas, à qui lon vouloit donner la forme d’un homme, en la separation de l’Isthme de Corinthe, et en celuy de la Mer Rouge ? Ne semble-t’il point que la Nature desdaigne nos plus hautaines resolutions, et qu’elle deffende à des Pigmées d’outrepasser les bornes qu’elle s’est prescripte ? Que si nous voulons venir des ouvrages des Roys, à ceux des Particuliers, n’y en a-t’il pas quantité d’imparfaits par la mort de leur Autheur, entre lesquels il me suffira de nommer l’incomparable Eneïde ? Combien d’admirables pourtraits d’Apelle, de Parrhase, et de Zeuxis, combien de Michel l’Ange et du Titian n’ont esté que commencez, et par consequent leur gloire est demeurée imparfaicte ? Mais supposons qu’il ne manquast rien à toutes les entreprises mortelles, de tout ce qu’on y desire pour les accomplir, l’issuë toutesfois n’en est-elle pas ridicule, et vaine, comme en l’accouchement des Montagnes ? Si l’on aspire à la Gloire, quel est ce bien pour qui l’on se peine tant, si ce n’est un bien fragile, et indigne de nostre desir ? Si l’on ne travaille que pour une belle œuvre, quel moyen a-t’on de la perpetuer ? le temps, à qui rien ne peut resister, ne vient-il pas à bout de tout ce que nous faisons, tant pour la production de l’esprit, que pour les ouvrages materiels ? C’est veritablement à une petite Soury qu’aboutissent nos hauts desseins : c’est d’une risée que nous accouchons. O sage, et mille fois estimable Democrite, qui passoit des jours entiers en la contemplation de nostre bassesse, et rioit de temps en temps des sottes pretentions des Mortels ! Que le Lecteur se figure d’un costé ce grand Personnage, attaché à la dissection des animaux, pour observer le siege de la Bile, et juger par ceste espreuve de la cause de nos guerres, de nos animositez, et de nos divisions ; Qu’on se le propose, dis-je, riant de nos vanitez, et que d’ailleurs on se represente Xerxes, couvrant d’une Armée innombrable le destroict de l’Hellespont ; lequel des deux semblera plus ridicule ? Ce sera, sans doute, celuy qui par un excés d’Ambition met dix-huict cents mille hommes sur pied, et n’aboutit qu’à la desfaicte de son Armée, tandis que ce Philosophe se rit de la vanité de ce Temeraire, et qu’il condamne sa presomption, jugeant fort à propos avec Esope, que c’est la grossesse d’une Montagne, qui n’accouche que d’une Souris.