(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXI. Du Larron, et du Chien. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XXI. Du Larron, et du Chien. »

FABLE XXI.

Du Larron, et du Chien.

Le Chien voyant qu’un Larron luy donnoit du pain, pour le faire taire ; « Meschant, luy dit-il, je cognoy ta tromperie : Tu m’offres du pain, pour m’empescher d’aboyer : mais je n’ay que faire de ton present ; car si je le prens, tu volleras tout dans ceste maison ».

Discours sur la vingt et uniesme Fable.

La fidele prevoyance de ce Chien, nous fait aujourd’huy deux leçons aussi importantes qu’il y en puisse avoir au commerce de la vie. L’une est, de l’incorruptibilité quant aux presents, et l’autre de la sage conjecture que nous devons faire de ceux qui sont amis, ou ennemis, loyaux, ou trompeurs, naïfs, ou artificieux. Quant au premier, tout bon Domestique n’escoutera jamais les propositions qui luy seront faites pour le seduire, ou s’il les escoute, il y repartira de la dent, ou de la patte, comme le fidele Chien d’Esope. Car il faut qu’il se souvienne tousjours, que la trahison est la pire de toutes les meschancetez, celle-là principalement qui s’adresse du serviteur au Maistre, à cause que la confiance y est plus necessaire. Aussi est-ce pour cela que toutes les Loix la punissent rigoureusement, quand mesme elle ne cousteroit qu’une perte fort legere au Seigneur de la maison. Suyvant quoy pour transferer ceste question des choses petites aux grandes, ceux qui gardent, ou qui deffendent des Places pour les Roys, ne peuvent jamais treuver de grace auprés de leurs Maistres, si tant est qu’ils les rendent plustost qu’il ne leur est commandé, c’est à dire, en une extrême necessité, quand mesme ils n’auroient point de confidence avec l’ennemy, et n’auroient failly que par la seule lascheté, qui neantmoins de soy n’est pas punissable de mort, mais bien d’infamie. Au contraire, ceux qui conservent avecque fidelité les Places qui leur sont commises, acquierent un honneur immortel en la memoire des hommes, outre la recompense des charges, et la propre satisfaction que leur donne la Vertu. Or ce n’est pas la moindre attaque dont ils ayent à se parer, que celle des dons, où la resistance est plus rare, que contre la force. Il s’en treuve beaucoup qui surmontent la crainte de la mort, mais peu qui ne cedent au charme persuasif de la richesse. Ce fut elle qui corrompit la fidelité de Procris, qui jusques alors avoit esté reputée la femme la plus chaste de son âge ; Elle qui fit retarder la course d’Attalante, et donna moyen à Hippomene de l’espouser ; Elle qui a tant fait perdre de Villes imprenables, et tant fait changer de Maistres aux plus florissants Royaumes, jusques là qu’un grand Prince avoit raison de dire, qu’il n’y avoit point de Place imprenable, s’il y pouvoit entrer un mulet qui fût chargé d’or. Cela estant, les genereux courages couronnent, à mon advis, leur resistance, quand ils soustiennent aussi bien l’attaque des presents, que celle des armes, comme fit le brave Vranocontes, pendant le Siege de Croy par Amurat. Ce Chef l’ayant deffendu pour Scanderbeg, avec une vigilance et une valeur parfaicte, fut convié par ce Prince à luy laisser ceste Place de son bon gré, sous les plus avantageuses conditions qui se pouvoient faire à un homme de qualité, à sçavoir de le rendre le plus grand de sa Cour, de luy donner à commander ses Armées, et des possessions terriennes en abondance. Mais luy ne voulut pas seulement achever d’ouyr les Ambassadeurs, et les renvoya sans responce, pour ce qu’il jugea ceste demande indigne d’une repartie. Ce que ne firent pas à l’endroit du mesme Castriot, Amese son Neveu, et Moyse de Dibres. Quoy que d’ailleurs ils fussent grands Capitaines, ils ne laisserent pas toutesfois de faillir au principal, et d’estre esblouys des belles promesses du Sultan, qui leur firent abandonner leur Prince, et tourner leurs armes contre leur propre Patrie. Venons maintenant à l’autre condition du Chien d’Esope, qu’on ne peut mieux appeller que sagacité, qui consiste proprement à discerner la mauvaise intention d’avecque la bonne, et le flateur d’avecque l’amy. Mais ne pouvant m’arrester à déduire les moyens de recognoistre l’un et l’autre, il vaut mieux que je vous renvoye aux livres des Philosophes, et particulierement au judicieux Traicté qu’en a fait Plutarque. Je diray seulement, qu’il suffit de considerer les qualitez de la personne qui nous aborde avec des presents, pour cognoistre en quelle estime elle est dans le monde, et juger par ses déportements passez, si elle est capable d’une fourbe, ou d’une meschanceté. De plus, il faut penetrer, s’il est possible, dans ses interests, et sçavoir quelle part elle prend en la chose, dont l’administration nous est commise. Mais le meilleur ce me semble, c’est de remarquer si les caresses que nous en reçevons sont extraordinaires. Car comme dit l’Italien, Chi m’accariçia piu che non suole, o ingannato m’ha, o ingannar me vuole.