(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XX. Des Colombes, et du Faucon leur Roy. »
/ 74
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XX. Des Colombes, et du Faucon leur Roy. »

FABLE XX.

Des Colombes, et du Faucon leur Roy.

Les Colombes ayant à faire la guerre au Milan ; afin de le vaincre plus facilement, elles esleurent le Faucon pour leur Souverain ; Mais luy se voyant declaré Roy, les gouvernoit comme ennemy, et leur estant aussi cruel que le Milan mesme, les ravissoit, les mettoit en pieces, et les mangeoit. Elles se repentirent donc de leur sottise, et dirent qu’il leur eust esté beaucoup meilleur d’endurer la guerre du Milan, que la tyrannie du Faucon.

Discours sur la vingtiesme Fable.

La vingtiesme Fable de nostre Autheur a beaucoup de ressemblance à celle qui la precede : car il introduit des Colombes, occuppées apres l’élection d’un Faucon, pour les proteger contre les attaques du Milan. Puis, il nous les figure pleines de repentir, pour avoir appellé à leur deffense un Prince plus cruel que leur Ennemy mesme. Quant à la premiere action qu’elles firent, à sçavoir de se mettre volontairement en la protection du Faucon, nous avons veu cy-dessus comment elle a son origine en la propre imperfection de ceux qui eslisent un Chef, n’estant pas croyable que plusieurs Justes, ou gents de bien, qui logeroient ensemble dans une Isle deserte, s’advisassent jamais d’en choisir un, la probité duquel leur seroit suspecte. Car le propre du Sage, c’est de ne se laisser conduire qu’à la Vertu. Aussi la premiere fin de l’establissement des Roys a esté pour contenir les Peuples en l’observation de ce qui est honneste et vertueux. D’où il s’ensuit, que les gents de bien n’auroient jamais besoin de Maistre, s’ils ne sortoient hors des limites de leur devoir. Mais comme il n’y a celuy, qui pour confirmé qu’il soit dans l’exercice des actions vertueuses, n’y puisse faillir quelquefois, la pluspart des hommes n’ayant que de foibles estincelles de probité, c’est asseurément un bien moindre mal pour eux d’estre gouvernez, que de ne l’estre pas, à cause de la grande facilité qu’ils auroient à chopper, s’ils n’estoient retenus par la crainte de quelque Puissance. Mais d’imiter les Colombes de ceste Fable, en eslisant leur Ennemy pour leur Roy ; c’est, à mon advis, une faute insupportable, et digne de toute reprehension. Cela soit dit seulement pour les Monarchies Electives : car quant à celles qui ont authorisé d’âge en âge le droict de la succession, il est absolument necessaire de n’en pas sortir, à cause des inconvenients qui s’y rencontrent, et du zele devotieux que les Peuples ont à certaines familles ; comme l’eurent jadis les Romains aux descendans d’Auguste, les Egyptiens aux Ptolomées, les Perses aux arriere-nepveux de Darius ; et de nôtre temps les François à la Royale Tyge de Bourbon, les Espagnols à la Maison d’Austriche, et les Turcs à la famille des Othomans. Ceste faute neantmoins, en matiere d’eslection, n’a pas laissé d’estre commune à divers Peuples du monde, comme aux Agrigentins, lors qu’ils mirent Phalaris en une condition éminente par dessus eux, et porterent bien-tost apres la peine de leur imprudence, quand par ses horribles cruautez il faillist à rendre sa Ville deserte de gents de bien, et la peupla presque toute d’assassins. Autant en prit-il en la mesme Sicile à ceux qui appellerent les Carthaginois, qui sous la conduite de leur General, exercerent des cruautez inoüyes. Par où l’on peut voir, qu’il arrive assez souvent à des Peuples Electifs, d’eslever à la domination des Roys dépravez, qui vivants avecque leur Peuple, comme s’il les devoit tousjours chasser, mettent le bien public dans l’indifference, et n’ont pour object que leur seureté particuliere. C’est alors que leurs sujects inconsiderez representent le personnage de nos Colombes, et qu’ils ont recours aux pleurs et au repentir, à la maniere des femmes, regrettant l’estat de leur premiere fortune, et souhaittans en vain d’y estre rappellez. Mais comment ne porteroient ils point impatiemment ceste déplorable condition, puis que mesme ils ne sont pas satisfaits d’une bonne, et tendent tousjours au desir de la nouveauté, accusant sans cesse la presente image des temps, et trouvant à dire à des choses necessaire, voire mesme à celles dont ils ont esté la veritable cause ? Il est, certes, mal-aisé de sçavoir au vray d’où procede en nous ceste imperfection : car de l’imputer à un defaut d’esprit, nous voyons d’ordinaire que les plus habiles sont les plus sujets à l’amour des choses naturelles, et qu’ils troublent ordinairement la tranquilité de leur Patrie. De dire aussi que cela vienne de meschanceté, je n’y voy pas beaucoup d’apparence, puis que l’intention de la pluspart de ces personnes est de bien faire, et de se garantir des presentes calamitez par la force d’un Protecteur. Il vaut donc mieux en accuser la foiblesse de nostre Nature, qui ne se peut des-ennuyer sans la diversité ; et la recherche avec soin, non seulement dans les festins, et dans les amours des femmes, mais encore aux affaires publiques, et en la forme du gouvernement. Or ces delices qu’on trouve à changer, viennent, sans doute, de ce que nous nous rassasions facilement d’une mesme action, ou d’un mesme object, et de ce que nostre entendement se portant à tout cognoistre, nostre volonté de mesme se porte à tout esprouver ; En quoy, certes, les animaux ont de l’avantage par dessus nous ; Car ils vivent dés le commencement du monde dans les mesmes regles, et relevent des mesmes principes. Que s’ils n’ont pas la raison pour en tirer des consequences, et faire des arguments, ils ne l’ont pas aussi pour s’ennuyer, pour pretendre aux nouveautez, pour inferer des faussetez sur de vrays principes, pour trouver le desordre en cherchant la perfection, pour-rendre les actions libres moins heureuses que les volontaires, et bref pour asservir la dignité de leur entendement, à l’incontinence et à l’ambition. Que si Esope rend icy les Colombes capables de ces fautes, ce n’est pas que les animaux le soient veritablement d’aucun crime, non plus qu’ils ne le sont pas de la parole et du discours, mais il represente en leur personne la faute des hommes, et nous départ ainsi ses enseignements.