(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XIX. Des Grenoüilles, et de leur Roy. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XIX. Des Grenoüilles, et de leur Roy. »

FABLE XIX.

Des Grenoüilles, et de leur Roy.

Les Grenoüilles estans en pleine liberté, prierent Jupiter de leur donner un Roy ; Mais luy se mocqua d’une si sotte demande : Ce refus neantmoins ne servit qu’à les rendre importunes ; De maniere que se voyant sollicité de plus en plus, il fût contrainct de leur accorder leur priere. Il leur jetta donc dans l’eau une grosse poutre, qui par sa cheute et sa pesanteur, fit trembler toute la riviere. D’abord les Grenoüilles bien estonnées, s’imposerent silence, et se mirent à saluër ce nouveau Prince, à luy faire honneur, et à s’approcher peu à peu de luy. Mais en fin, toute crainte laissée à part, elles s’apprivoiserent si bien, que ce fust à qui sauteroit la premiere sur ce beau Roy, jusques à se mocquer ouvertement de luy, disant qu’il n’avoit ny esprit, ny mouvement. Ne pouvant donc le recognoistre pour tel, elles importunerent Jupiter de leur en donner un autre qui fust vaillant. Jupiter leur donna la Cygogne, qui se pourmenant par les marescages, commença de tesmoigner sa valeur aux Grenoüilles, et en engloutit autant qu’elle en rencontra en son chemin. Elles bien faschées, formerent une nouvelle plaincte. Ce fut en vain toutesfois, pource que Jupiter ne les voulut plus ouyr ; C’est pour cela qu’elles se plaignent encore aujourd’huy : car sur le soir quand la Cygogne se va coucher, elles se tirent du Marest, et par leurs coassements, murmurent je ne sçay quoy d’effroyable. Mais elles ont beau se plaindre ; Jupiter est sourd à leurs cris, et veut absolument qu’elles gemissent maintenant sous la rigueur d’un Tyran, puis qu’elles n’ont pû souffrir un Roy debonnaire.

Discours sur la dixneufviesme Fable.

Les Grenoüilles sont accusées en ceste Fable de trois notables impertinences. La premiere, d’avoir demandé un Roy, quand elles estoient libres. La seconde, d’avoir esté mal satisfaictes du premier qu’on leur envoya. Et la troisiesme, de s’étre plaintes derechef de l’autre. Quant à la premiere, il semble qu’Esope ait voulu blasmer la conduitte des hommes, qui preferent la pluspart du temps la servitude à la liberté ; comme fit jadis le Peuple Hebrieu. La Nature l’ayant donnée à ceux du premier âge, ne furent-ils pas bien mal-heureux de la laisser perdre, pour la seule dispute du tien et du mien, d’avoir esté obligez de chercher à leur convoitise des moderateurs, dont ils n’auroient jamais eu besoin, s’ils eussent demeuré dans les sacrées bornes de la mediocrité ? Or ces moderateurs ne furent eslevez au commencement, que pour retenir le peuple dans l’observation des Loix. Mais ayant pris goust à ceste préeminence, ils eurent peur qu’on les en voulust quelque jour déplacer, et commencerent à loger dans des maisons hautes, et fortifiées, à s’environner de gardes, et asseurer la succession à leurs enfants ; à parer leur dignité de specieuses marques d’honneur, et pour le dire en un mot, à prendre le nom de Souverains. En suitte de cela, ils degenererent pour la pluspart, et commencerent d’ordonner les choses, non pource qu’elles estoient bonnes, et honnestes, mais à cause que c’estoit leur volonté. Voylà donc comme les débordements des hommes firent naistre leur servitude. La seconde impertinence que remarque Esope en ces Grenoüilles, c’est le mescontentement qu’elles eurent de leur Roy ; voulant donner à entendre par là, que dés qu’un Estat a franchy les bornes de sa liberté, il doit cherir tous les Roys qui luy sont donnez de la main de Dieu, fussent-ils plus insensibles, ou plus stupides qu’une souche. Et quant à la troisiesme extravagance des Grenoüilles, fondée sur les plaintes qu’elles firent de leur second Roy, elle represente l’imparfaicte condition de nostre nature, qui ne peut estre satisfaite dans un mesme estat, et aspire incessamment à la nouveauté. Ce qui estant ordinaire en la pluspart de nos actions, arrive sur tout en matiere de Gouvernement, où ne jugeant pas qu’il n’y a rien de parfaict sous le Ciel, nous trouvons extrêmes les moindres defauts des Princes, et en souhaittons de nouveaux, sans considerer que tout changement ne fait que troubler et confondre l’ordre d’un Estat, quand mesme il seroit de bien en mieux, principalement si l’on introduict de nouvelles Loix. De toutes ces choses on peut inferer, que c’est une pernicieuse avanture pour un Peuple, de changer non seulement de forme, mais encore de Prince, à cause des tragiques évenements qui ont accoustumé de s’en ensuyure.