(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XVI. Du Lion, et du Rat. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XVI. Du Lion, et du Rat. »

FABLE XVI.

Du Lion, et du Rat.

Le Lion abattu de chaleur, et de lassitude, se reposoit à l’ombre, et sur la verdure, lors que voila survenir une trouppe de Rats qui se voulurent joüer sur sa croupe, mais luy s’estant esveillé, en saisit un de sa patte, qui se voyant pris, se mit à luy demander pardon, se disant indigne de la colere d’un si genereux animal. Comme en effet le Lion relascha son prisonnier, imputant à lascheté de tuër une si petite beste. Un peu apres il arriva, que lors qu’il couroit dans la forest, il tomba fortuitement dans les filets des Chasseurs, où il pût bien rugir à loisir, mais non pas s’en développer. Le Rat survint à ce bruict, et recogneut par le rugissement, que c’estoit le Lion qu’on avoit pris. Il accourut donc pour le secourir, et sçeut si bien chercher les nœuds des cordages, que les ayant treuvez, il se mit à les ronger, et par ce moyen il delivra le Lion.

Discours sur la seiziesme Fable.

Quant à la recognoissance du Rat envers le Lion, elle a esté tres-sagement inventée par Esope, pour nous donner à entendre, qu’il n’est point de si chetifve personne, de qui les Grands ne puissent avoir besoin ; et par consequent qu’il est bon d’user de clemence envers eux ; ce qu’il ne faudroit pas laisser de faire, quand mesme on n’en devroit esperer aucune sorte de recompense. Car la Vertu estant une chose bonne de soy, il faut conclure de necessité, qu’elle est desirable aussi pour soy-mesme. Or de toutes les Vertus, ce n’est pas la moindre que la Clemence, ou la Misericorde envers les foibles, tant pource qu’elle est meslée de Generosité, qu’à cause qu’elle appartient à la Justice. Ainsi, quand mesme elle ne seroit suivie d’aucun avantage temporel, nous ne laisserions pas d’estre obligez à la pratiquer, en consideration de sa noblesse et de sa dignité. Mais il semble que la Bonté Divine, pour nous convier à cela plus puissamment, y a joinct quantité de recompenses ; Car nous ne voyons guere de personnes charitables, dont la Fortune ne prospere en ceste vie, et ne soit suyvie d’une bonne fin pour les mener en l’autre. Je laisse à part les Histoires, qui démonstrent la recognoissance des hommes envers les hommes, et combien il a valu à quelques-uns d’avoir esté courtois et officieux. Il faudroit alleguer des volumes entiers, pour la preuve de ceste mesme recognoissance, qui ne me semble que trop commune d’homme à homme, puis qu’elle a passé jusques aux animaux. Car nous lisons dans les Histoires des Grecs, qu’un jeune homme ayant eslevé un Dragon depuis sa naissance, le despoüilla si bien de sa fierté naturelle, que durant plusieurs années il ne luy fist aucun mal, ny à ceux de son logis. Mais en fin, soit qu’il eust blessé quelqu’un des Citoyens, soit qu’il n’en eust fait que la peur, tant y a que son Maistre eût commandement de la chasser, sur peine de punition corporelle, comme un animal monstrueux, et par consequent dommageable au public ; Ce qu’il fist un peu apres, avec un extrême sentiment de douleur, et l’emporta dans une forest, à quelques mille hors de la Ville. Il arriva depuis, que passant en ceste mesme forest, il vint à estre attaqué d’une trouppe de Voleurs, de la violence desquels il ne pensoit pas se pouvoir deffendre, lors que son vieil hoste accourut à luy par une estrange merveille, et le sauva de la main de ces Brigands. Voila un exemple de la recognoissance des animaux, qui toutesfois ne la tesmoigne pas si bien que la memorable Histoire d’Androde. Celuy-cy estant esclave d’un Seigneur Romain, en estoit si mal traitté, que pour se délivrer de sa tyrannie, il fut contrainct de s’enfuyr en des lieux deserts, preferant toute sorte de mauvaise rencontre à une si triste condition. Il n’eust pas cheminé long-temps dans une affreuse solitude, où il s’estoit lancé, qu’il veid venir à luy un Lion d’excessive grandeur, mais si peu furieux, qu’au lieu de le menacer avec un terrible rugissement, il sembloit tout au contraire luy faire des submissions, et le flatter doucement avec une action de suppliant, jettant de temps en temps de hauts cris, qui tesmoignoient apparemment une douleur excessive. Androde ayant apperçeu que la cause en procedoit d’une longue espine, que le pauvre Lion avoit dans la patte ; la luy tira fort adroittement, et fist suppurer l’apostume qui s’y estoit amassée. Pour recognoissance de ce bon office, le Lion le mena dans sa Caverne, où il fût long-temps à le nourrir de sa chasse, et de ce qu’il avoit de plus delicat. Mais en fin il arriva que le malheureux Androde fût recogneu, et reconduit à son ancien Maistre, qui apres plusieurs inhumanitez exercées contre luy, le destina pour dernier supplice à servir aux spectacles des bestes farouches. Or il advint de bonne fortune, que le mesme Lion, dont il avoit esté le Medecin, luy fust presenté à combattre, pour donner du passe-temps au Peuple. Mais il n’y eust celuy de l’Assemblée qui ne fût saisi d’un soudain estonnement, de voir l’action de ce genereux animal, qui au lieu d’esgorger l’Esclave, comme il en avoit démembré desja beaucoup d’autres, se prosterna tout à coup à ses pieds, baissant la teste, et luy applaudissant de la queuë. Comme cét effect estoit extraordinaire, le Peuple en voulut apprendre la cause, de la bouche mesme de l’Esclave, qui se mit à la raconter tout au long, encherissant avec des paroles excessives, la reconnoissance, et la generosité du Lion. Dequoy les Romains esbahis, et satisfaits tout ensemble, ils voulurent non seulement que l’Esclave obtinst la vie, et la liberté, mais encore que luy-mesme, et le Lion, fussent deffrayez aux despens du public, portant chacun une inscription, avec ces mots. Voicy le Lion hoste de l’homme, voicy l’homme, Medecin du Lion. Mais c’est assez prouvé par des exemples, que la recognoissance des biens-faits est commune mesme aux animaux.