(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XV. De l’Asne, et du Chien. »
/ 80
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XV. De l’Asne, et du Chien. »

FABLE XV.

De l’Asne, et du Chien.

Le Chien flattoit son Maistre, et tous ceux de la maison, qui l’amadoüoient et le caressoient de mesme. Ce que voyant l’Asne, il en souspira profondement, touché du souvenir de sa miserable condition. Car il croyoit n’y avoir point d’apparence, qu’un petit Chien inutile, fust neantmoins agreable à tous, et nourry des viandes de son Maistre, bien que cependant il ne reçeut tout ce bien que par le plaisir qu’il donnoit, sans avoir aucune peine. Luy tout au contraire, à ce qu’il disoit, estoit chargé d’un pesant fardeau, jamais oisif, tousjours battu, et en la disgrace de tous ; « Puis que cela va ainsi », continuoit-il, « je suis d’advis de faire desormais un si bon mestier que celuy des flatteries et des carresses ». Cette resolution prise, il arriva quelque temps apres, que voyant son Maistre de retour en la maison, il voulut voir quelle seroit l’issuë de son entreprise ; S’en allant pour cét effet au devant de luy, il se jetta sur ses espaules, et le frappa rudement des pieds, luy pensant faire de grandes caresses. Le maistre du logis s’estant à mesme temps mis à crier, voila venir les valets, qui traicterent le pauvre Asne à coups de bastons, pour recompense de ce qu’il croyoit faire le civil, et l’honneste.

Discours sur la quinziesme Fable.

Ce pauvre Asne fait un tour de son mestier dans ceste Peinture, et entreprend de reüssir en une chose, où il ne gagnera que de la honte et de la confusion. En effect, à quel propos veut-il forcer aujourd’huy sa stupide nature, pour imiter les gentillesses du Chien, qui sont entierement contraires à sa lenteur ? Il a possible ouy dire qu’un Philosophe avoit entrepris d’enseigner à un animal de son espece la dance Pyrrhyque, dans le terme de dix ans, et qu’à dessein il s’estoit obligé envers un Empereur ; ou possible a-t’il appris que en Egypte, selon le dire de Cardan en ses subtilitez, par une certaine invention l’on apprend aux Asnes à trepigner à la cadance de quelque instrument, et reüssir de fort bonne grace à plaire à tous les spectateurs. C’est ce qui l’enhardit de faire des caresses à son Maistre, affin de gaigner quelque place en son inclination, par le moyen des sauts et des flatteries. Mais, ô l’impertinente asnerie ! ô la sottise de cét animal ! Il ne void pas que les choses faites contre l’inclination reüssissent presque toutes à contre-temps, et remplissent leur autheur de honte et de repentir. Ce qui estant prouvé tous les jours par l’experience, ne laisse pas de s’appuyer aussi sur quelque raison. Car la sage Nature nous ayant tous produits esgalement, composez de pieces substantielles, qui sont le corps et l’ame, et derechef nous ayant fait participer aux facultez de tous les deux, n’a pas laissé de mettre quelque difference en la facilité de nos actions, et a doüé particulierement les uns d’une chose, et les autres d’une autre ; Comme par exemple, Milon le Crotonien, et Aristote, estoient également hommes, et également individus de leur espece. Ils estoient composez d’ame, et de corps, et derechef l’ame et le corps de tous les deux estoient doüez de facultez naturelles. Et toutesfois, ils ne les exerçoient pas avecque la mesme perfection : Car la complexion de Milon le Crotoniate estoit plus robuste quant au corps, et le rendoit par consequent plus capable que tout autre, de la lutte, de l’escrime, et de la course ; au lieu que le temperament d’Aristote estoit plus subtil et plus delié ; son sang pur, et aërien, et les sieges de l’entendement, et de la memoire, plus favorablement organisez en luy qu’en nul autre homme de son âge, pour vacquer à la contemplation des choses de la Nature ; Tellement que son Genie le portoit à mediter, et à raisonner ; En quoy certes il a excellé de la façon que ses escrits le tesmoignent. Cela estant, comme nul n’en doit douter, la consequence que l’on en tire, c’est qu’il n’y a point d’homme en qui la Nature n’ait fait naistre l’action qui luy est la mieux seante, et la plus utile. Ce qui se prouve premierement, pource que comme elle-mesme ne nous a donné aucun desir, sans nous ouvrir le chemin à son effect, ainsi il n’y a point d’apparence qu’elle nous ait rendu tres-habiles en un effect, sans nous y convier par le desir, et par l’inclination. D’ailleurs, estant vray ce que dit Aristote, que nulle action naturelle n’est sans volupté, il semble que là où nous reüssissons le mieux, nous y prenons aussi plus de plaisir, et par consequent que nous y sommes portez avec plus d’envie. A ces raisons j’en pourrois adjouster une quantité d’autres, si j’avois plustost dessein de faire une dispute Philosophique, que l’allegorie d’une Fable. Puis je ne crois pas qu’il soit necessaire d’en alleguer d’avantage, pour prouver une verité si reçeuë, à sçavoir, que nous tenons de la naissance un certain instinct, qui nous porte ordinairement aux actions où nous sommes le plus propres, qui se fortifient par l’exercice, et par le raisonnement. Il est donc bon que nous suivions cét instinct, si nous voulons reüssir agreablement en nos actions ; comme au contraire, c’est une chose peu judicieuse de le forcer, et de s’appliquer à une estude contraire à son Genie. Ce que l’experience nous fait voir évidemment en la Bouffonnerie, plus qu’en toute autre action. Car quant aux Arts et aux Sciences, il arrive quelquefois qu’un naturel rude et grossier, surmonte ses propres défauts par l’obstination, et devient capable des choses difficiles, en despit mesme de la nature. Mais nul n’a jamais veu qu’on se soit rendu plaisant, sans y avoir une grande disposition naturelle, soit que la gentillesse du Bouffon consiste aux postures, et au maniment du corps, comme aux Histrions, et aux Pantomimes ; soit qu’elle dépende entierement de la grace de l’esprit, comme aux diseurs de bons mots, soit qu’elle participe de tous les deux, comme aux Comediens. Ce que l’ingenieux Esope nous a voulu figurer en ceste Fable, pour monstrer l’impertinence de ceux qui se meslent d’un mestier qu’ils ne sçavent pas.