(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XIV. Du Lion affoibly de vieillesse. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XIV. Du Lion affoibly de vieillesse. »

FABLE XIV.

Du Lion affoibly de vieillesse.

Le Lion, qui par un excés de cruauté s’estoit fait plusieurs ennemis en ses jeunes années, en porta la peine en sa vieillesse. Car durant cet âge debile, les autres bestes luy sçeurent fort bien rendre la pareille. Le Sanglier l’assaillist donc de sa dent, et le Taureau de ses cornes. L’Asne mesme fist le vaillant contre luy, et pour effacer son vieil nom de faineant et de lasche, il se mit à l’attaquer à coups de pied et de langue. Cependant le pauvre Lion bien affligé, « helas ! » disoit-il en gemissant, « ceux que j’ay autresfois des-obligez, me font maintenant du mal, et je treuve qu’ils ont raison ; Mais ce qui me fasche le plus c’est que les autres à qui j’ay fait du plaisir, au lieu de me rendre le semblable, me hayssent, sans en avoir du sujet. J’ay doncques esté bien fol d’avoir fait tant d’ennemis, et l’ay encore esté d’avantage de m’estre fié à de faux amis ».

Discours sur la quatorziesme Fable.

Ce Lion, que nous voyons estendu à l’entrée de sa caverne, est un Tableau de la fin des meschans hommes. Car comme cét Animal ayant devoré une estrange quantité de bestes, se treuve accablé de vieillesse et de pauvreté, sans avoir la force de se lever pour s’en aller à la chasse ; Ainsi voyons-nous bien souvent, que ceux qui ont appauvry les autres, et qui se sont maintenus du sang du Peuple, ne laissent pas de se treuver au dernier periode de leur vie, dépourveus de toutes commoditez, languissants de faim, et reduicts à la mercy de leurs Ennemis. Mais il y a bien plus en la Fable qui nous est proposée. Car tous les animaux, que le Lion avoit offensez, se mettent à l’assaillir avec des reproches et des coups, et prennent une cruelle vengeance de ses affronts. Il n’est abandonné que de ceux qu’il a servy durant sa vie. Les autres ne manquent pas d’estre auprés de luy, pour tirer raison des violences de sa jeunesse. L’un luy redemande son pere qu’il a esgorgé, l’autre sa mere, et ceux qu’il a le plus cheris dans le monde. Cependant, ses premiers amis qui le voyent affligé, ne viennent aucunement à son secours : au contraire, ils se tiennent bien loin de luy, et ne daignent escouter les plaintes que la necessité l’oblige de faire. En quoy il esprouve veritable le dire du Gentil Poëte,

L’injure se grave en metail,
Et le bien-fait s’escrit en l’onde :

Au lieu que, s’il eust mené une vie modeste et moins tyrannique envers ses inferieurs, il ne reçevroit pas maintenant le desplaisir de les voir bandez contre luy ; Et quoy que possible ses amis ne luy seroient pas plus charitables durant sa vie, si est ce qu’en mourant, il auroit du moins la satisfaction de sa probité, qui est le plus asseuré consolateur que nous ayons, et devant et apres nostre mort. Car tous les hommes qui ont fait estat de nous, pendant la verdeur de nostre âge, et l’utilité de nos services, nous quittent là froidement quand nous sommes vieux, pource que nous ne pouvons plus rien contribuër à leur bonne fortune. Ce n’est donc pas de merveille s’ils nous abandonnent, puis qu’ils ne nous avoient aymez qu’avec espoir ; Mais c’est bien une chose execrable, et toutesfois tres-commune, que nos amis nous tournent le dos sur le declin, et sont les premiers à faire mention de nos fautes, jusques à nous traicter inhumainement. Ce fut, ce me semble, le plus grand de tous les maux du bon Job, de se voir exposé sans suject aux railleries de ses familiers, qui sembloient se tourner du costé de son malheur, et conspirer contre-luy, pour l’affliger davantage. Ce qu’ils faisoient, à mon advis, de peur d’estre obligez à le secourir, en le rendant odieux, pour justifier leur tyrannie, sous un specieux pretexte de ne faire pas estat d’un meschant.