(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XIII. Du Corbeau, et du Renard. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XIII. Du Corbeau, et du Renard. »

FABLE XIII.

Du Corbeau, et du Renard.

Le Corbeau ayant trouvé quelque proye, s’en resjouyssoit, et faisoit un merveilleux bruict sur un arbre, lors que le Renard, qui luy vit faire toutes ces mines, estant accouru à luy ; « Bien te soit, dit-il, Monsieur le Corbeau : J’ay souvent ouy dire d’estranges choses de toy, mais à ce que je vois maintenant, elles sont bien fausses. Voila pourquoy, comme j’ay passé par icy, t’ayant veu fortuitement perché sur cét arbre, je me suis advisé de m’en approcher, pour rejetter ceste calomnie. Car quelle apparence y a-t’il, de souffrir qu’on die de toy, que tu és plus noir que de la poix, puis que mes yeux me font voir que tu surpasses la neige en blancheur ? Certes, s’il en faut croire mon jugement, je treuve que tu as de l’avantage par dessus les Cygnes, et que tu és plus beau que du lierre blanc. Que si ta voix estoit aussi excellente que tes plumes, je ne croirois pas mentir, si je t’appellois le Roy des Oyseaux ». Ces termes de flatterie allecherent si bien le Corbeau, qu’il luy prit envie de chanter ; mais comme il s’apprestoit pour cela, il laissa cheoir un fourmage qu’il avoit au bec, et le Renard s’en saisit incontinent. Il s’esclata de rire pour lors, tandis que de son costé le miserable Corbeau demeura confus, et qu’il eut grande honte de sa perte, et de son malheur.

Discours sur la treiziesme Fable.

L’impertinente vanité du Corbeau sert d’exemple à une infinité de gents, qui se laissent miserablement affiner aux Flatteurs, pour adherer trop niaisement aux loüanges qu’ils leur donnent : car à force d’estre enyvrez par leurs complaisances, ils prennent une opinion si excessive de leurs propres merites, qu’il leur est fort mal-aisé de se recognoistre. C’est pour cela que Plutarque a beaucoup de raison de les appeller pires que des Ennemis. Car ceux-cy ne tendent des pieges qu’à nostre fortune, ou à nostre vie, et n’essayent à ruyner que le corps ; au lieu que le flatteur destruict entierement les Vertus de l’ame, et ne craint rien tant au monde, que de voir le Prince à qui il s’addresse, vertueux, et bien conditionné. Car il se figure assez que la premiere action qu’il feroit en ce cas là, seroit de le chasser d’auprés de luy, et d’appeller à sa place un homme sincere et veritable. Que si le premier precepte de la sagesse est de se bien cognoistre, le Prince qui s’appliquera une fois à ceste estude, quel estonnement recevra-t’il en voyant la difference qu’il y a de ce qu’il est, à ce qu’on luy a dit qu’il estoit ? avec quelle satisfaction pourra-t’il confronter la verité de son estre à la peinture du Flatteur ? quelle disproportion trouvera-t’il du miroir fidele à l’artificiel ? Car ces gents-là ne se contentent pas, en clabaudant aux oreilles de leur Maistre, de faire passer un vice sous le nom de la Vertu qui luy est proche, comme d’appeller la prodigalité, une action liberale, la complaisance timidité, la valeur, precipitation, et ainsi de toutes les autres Vertus. Leur effronterie passe bien au delà de ces limites. Ils vont du contraire au contraire, et donnent impunément le titre de bonté à ce qui est une pure malice ; Semblables en cela au Renard de ceste Fable, qui ose bien dire au Corbeau qu’il est blanc, et démentir en luy l’experience de tout le monde. Mais je ne m’estonne pas si fort des extravagantes flatteries de telles gents, comme de la stupidité de celuy qui les reçoit. Car quelle apparence y a-t’il de se rapporter à un tiers de ce que l’on est, et d’apprendre ses veritez de la personne d’autruy ? Les Grands ne peuvent-ils pas juger en leur ame, que ceux qui s’approchent d’eux, ne le font pas sans raison, et que c’est ordinairement, ou pour l’amour d’eux mesmes, ou pour le zele qu’ils ont au bien public, et à la Vertu ? Quant à ce dernier poinct, il y a si peu d’hommes qui soient touchez d’une si juste et honneste consideration, qu’à peine s’en treuvera t’il un seul parmy des miliers ; Et pour le premier, l’experience fait voir aux Grands, qu’ils se trompent fort de croire qu’ils soient purement et veritablement aymez. Car si la disproportion des qualitez empesche leur affection de descendre à nous, de crainte de se rabaisser par l’égalité necessaire entre les amis ; dans les inclinations des petites gents n’y a t’il pas la mesme difficulté de s’eslever jusques à eux, et de parvenir à ce poinct de justesse, qui leur est à eux-mesmes si mal-aisé ? D’ailleurs, je trouve assez d’autres raisons, pour prouver qu’il est mieux en la puissance d’un Prince de bien aymer un particulier, qu’en celle d’un particulier d’aymer bien un Prince. Car pour nostre regard, il se peut faire que nous soyons esblouys de sa majesté, ou saisis de la crainte de ses jugements, qui sont deux conditions capables d’empescher l’amitié d’homme à homme, et ne sont compatibles qu’avecque l’amitié de l’homme à Dieu ; au lieu que le Prince nous peut regarder, sans estre frappé de peur, n’y d’esblouyssement. Il faut adjouster à cela, qu’il est presque impossible qu’une amitié se conserve toute pure dans les occasions qu’il y a de la corrompre et de l’interesser. Nous pouvons esperer tant de choses des Grands, et ils sont capables de nous accommoder en tant de façons, qu’il est mal-aisé de n’estre pas mercenaire auprés d’eux, quand mesme nous y serions venus avec une intention libre de tout interest. Car l’esprit de l’homme se porte bien aisément de l’honneste et du delectable à l’utile, principalement si le profit qu’il pretend est compatible avecque la probité. C’est ce qui a fait dire à Platon et à Aristote, que le gain est une chose bonne et loüable de soy, en cas que les loix le permettent. Or est-il qu’il falloit bien qu’ils jugeassent tres-licite celuy que l’on fait à la Cour des Princes, veu que l’un des deux devint riche auprés d’Alexandre, et l’autre auprés de Denys. De toutes ces choses, il est aisé de conclure que les Princes ne sont que fort rarement aymez pour l’amour d’eux-mesmes, non plus que pour la consideration de la Vertu. Il s’ensuit donc, que la plus part des Courtisans sont interessez, et qu’ils ayment leur Maistre pour le seul advantage qu’ils en esperent. Que si cela est, comment se peuvent-ils fier au rapport des personnes mercenaires, qui n’aspirent veritablement, qu’à bastir leur fortune, aux despens mesme de leur Seigneur ? Ne seroit-il pas plus à propos, qu’ils fissent une diligente enqueste de leurs défauts parmy les escrits des Philosophes, que de s’arrester aux complaisances des flatteurs ? Les Livres sont des amis qui ne trompent point ; on y peut voir l’Image de la Verité, que les hommes vivants ne nous transmettent qu’à travers des rideaux : c’est là qu’il est raisonnable de s’exprimer, au lieu de faire comme le Corbeau, qui se persuade non seulement d’estre blanc, mais encore de bien chanter, et laisse tomber la proye en la gueule de son flatteur.