FABLE XII.
De l’Aigle, et du Renard.
L’Aigle et le Renard ayant fait amitié ensemble, conclurent de demeurer l’un auprés de l’autre, s’imaginant qu’ils en vivroient en meilleure intelligence, et que leur commune affection s’affermiroit par leur conversation mutuelle. L’Aigle bâtist donc son nid sur un haut arbre, auprés duquel le Renard fit sa terriere, et mit ses petits dedans. Mais un jour entre les autres, il arriva qu’estant sorty, pour leur chercher quelque proye, l’Aigle, qui en avoit besoin aussi bien que luy, volla droit au lieu où estoient les petits Renards, qu’elle ravist promptement, et en fist curée à ses poussins. Le Renard ne fut pas plustost de retour, qu’il recognut le cruel carnage qui s’estoit faict en son absence, et en fût extrémement fasché : mais d’autant que pour estre quadrupede, et n’avoir des aisles, afin de poursuivre son ennemy, il jugeoit comme impossible de s’en venger ; s’aidant du commun remede, qui reste seul aux miserables, et à ceux qui ne peuvent faire ce qu’ils voudroient bien, il se mit à maudire l’Aigle, et souhaitta que toutes sortes de maux luy advinssent, tant a de pouvoir la haine, apres une amitié violée. Comme en effet, il ne tarda guere a estre vangé : car sur le poinct qu’en ce mesme temps on faisoit un sacrifice de chevres à la campagne, l’Aigle en ayant ravy un lopin, où estoient attachez quelques charbons encore flambants, porta le tout en son nid : et d’autant qu’il estoit fait de foin, et de semblable matiere seiche et legere, joinct qu’il faisoit fort grand vent, le feu ne tarda guere à s’y mettre, et le consomma. Alors les poussins de l’Aigle, qui ne pouvoient encore voler, sentans l’ardeur de la flamme, se laisserent cheoir à terre, où toutesfois ils ne furent pas long-temps : car le Renard, qui estoit en bas, se jetta sur eux incontinent, et les engloutit en la presence de leur mere.
Discours sur la douziesme Fable.
Ceste douziesme Fable fait representer à l’Aigle un personnage bien different du precedent, par une preuve évidente qu’elle donne de perfidie et de cruauté. Nous l’avons veuë, il n’y à pas long-temps, joüer le rolle d’un Prince genereux, mais trop confiant, qui se laisse decevoir aux conseils d’autruy ; et nous la voyons maintenant tromper le Renard, avec qui elle avoit juré une estroicte confidence. D’où vient donc que le plus genereux de tous les Oiseaux se pervertit si soudainement ? Est-ce que nostre Phrygien a voulu donner à entendre par ceste Fable, la grande foiblesse des hommes, qui ne sont jamais si bien confirmez en l’habitude d’une Vertu, qu’ils ne courent fortune de tomber le lendemain dans le vice contraire, et de deshonnorer en un moment toute la gloire qu’ils s’estoient acquise ? Ou si c’est qu’en sa naissance l’Aigle fût un Animal genereux et noble, de qui la Vertu s’abâtardit insensiblement en une Cour, depuis que ce Roy des Oiseaux vint à estre le favory de Jupiter, qu’il fût employé à porter les armes, et qu’il se mesla de l’infame ministere de ses amours ? Ou bien, est-ce qu’Esope a voulu monstrer, qu’on n’est point obligé de garder sa parole aux meschants, en quelque temps qu’on la leur ait donnée, et qu’à ceste occasion l’Aigle ne fist point difficulté de trahir le Renard, en luy ravissant ses petits, pour en repaistre les siens propres ? Mais si c’estoit là son intention, je ne serois pas d’accord avecque luy ; Car j’estime tout au contraire, que s’il faut manquer de parole à l’un des deux, à sçavoir à l’homme de bien, ou au meschant, il est presque plus à propos que ce soit au premier, pource qu’il tire de si grandes satisfactions de sa propre vertu, qu’il luy est aisé de prendre patience en toute sorte d’accidents, voire mesme de trouver des delices en sa mauvaise fortune. D’ailleurs, l’homme de bien estant d’ordinaire beaucoup plus traictable que le meschant, il est à croire, qu’il prendra nos excuses en meilleure part, et se laissera peu à peu gagner aux raisons que nous aurions euës de luy manquer de parole. Que si nous sommes dans une faute sans defence, il retiendra sa colere avec plus de moderation que le Vicieux, et se contentera tous au plus de nous priver de son amitié. Il n’en est pas ainsi des courages felons et malicieux. Comme ils ne sont pas d’humeur de rien endurer, ils fulminent d’abord contre ceux qui leur ont fait la moindre fourbe ; Et quand mesme la tromperie seroit capable d’excuse, c’est à quoy ils ne se cognoissent point, mais ils se laissent emporter aux plaintes, et aux paroles outrageuses : Ils reclament la foy qu’on leur a promise : ils prennent à tesmoins les Dieux et les hommes : ils nomment l’imprudence, malice, et bref ils scandalisent le Vertueux, sous le nom d’Hypocrite. D’où l’on peut conclurre aisément, qu’il est moins pernicieux de manquer de parole aux Bons qu’aux Meschants, encore qu’à la verité ce soit une chose indigne d’un homme bien né de tomber en cét inconvenient envers qui que ce soit, si ce n’est d’avanture qu’il y ait un avantage si grand en cela, qu’il soit hors de toute proportion ; encore est-il necessaire, à mon opinion, qu’il se rapporte à la gloire de Dieu, ou à l’utilité publique. Car s’il n’y va que de nostre interest propre, il n’y a point de si grande lascheté que de tromper. Le Sage Attilius nous en devroit pour jamais destourner par son exemple, veu qu’il courust à une mort▶ certaine, pour s’acquitter de la promesse qu’il avoit faite à ses Ennemis, combien que les Sacrificateurs, et les Magistrats de Rome l’en dispensassent avecque trop de raison. L’Aigle donc ne sera point excusable, pour avoir usé de tromperie envers un animal infidele, quand mesme il l’eust esté mille fois davantage. Que si elle rejette sa faute sur une extrême necessité, prenant pour pretexte de son action la Charité paternelle, elle ne trouvera non plus d’excuse avecque nous, puis qu’elle devoit non seulement laisser perir ses petits, mais encore mourir elle mesme de faim, plustost que de joüer un si lasche tour à son amy. Aussi voyons-nous, que la vengeance suit incontinent son peché, et que les cris du Renard esmeuvent la colere des Dieux. Car ils permettent que son nid propre soit embrasé, et que ses petits, pour se sauver de la flamme, tombent dans la gueule de leur Ennemy. Cela nous apprend, que les meschants qui faussent une amitié, et traictent avec cruauté ceux qui se confient en eux, reçoivent enfin la punition qui leur est deuë, voire mesme qu’ils tombent à la mercy de ceux qu’ils ont outragez. Il est arrivé de tout temps une infinité d’exemples de ceste nature, dont je ne rapporteray que celuy de Saül envers David, en la puissance duquel il se treuva si bien reduit dans une Cisterne, qu’il seroit sans doute ◀mort de sa main, si le vertueux jeune homme n’eust moderé son ressentiment. J’obmets ce qui advint à Richard, au retour de la Terre saincte, et me contente de conclure ce discours par l’exemple du vertueux Huniade. Celuy-cy ayant reçeu des outrages non-pareils du Prince de Valachie, voire mesme ayant esté plusieurs fois reduit au poinct de mourir par son commandement au retour de la bataille de Varne, fut à la fin sauvé de la prison par l’entremise des Seigneurs d’Hongrie, et revenant quelques jours apres dans le Pays des Valaques, defit en Bataille, et prit prisonnier son mortel Ennemy, auquel encore qu’il voulust laisser la vie, selon son ordinaire generosité, si luy fust-il impossible d’obtenir cela des Hongres, qui vengerent sa querelle en despit de luy-mesme, et se rendirent les Juges de celuy qui avoit eu dessein d’estre son homicide. Le mesme advint à Yvon, Vaivode de Transsilvanie, lequel ayant reçeu une extraordinaire quantité de bien-faits du Grand Seigneur, se revolta contre luy dans sa Province, et gagna cinq ou six Batailles importantes contre ses Lieutenants, usant avecque tant d’insolence de ses victoires, qu’on le jugeoit encore plus cruel ennemy, que grand Capitaine. Il fut neantmoins reduict à la mercy des Turcs, et mourut deux heures apres de la main d’un Ianissaire. Mais je ne m’apperçois pas qu’en alleguant des exemples, je cours fortune de tomber dans la disgrace du Lecteur, qui ne desire icy que des Moralitez. Venons donc à la treiziesme Fable.