(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XI. De l’Aigle, et de la Corneille. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE XI. De l’Aigle, et de la Corneille. »

FABLE XI.

De l’Aigle, et de la Corneille.

L’Aigle ne pouvant, ny par son industrie, ny par sa force, arracher un poisson hors d’une coquille qu’elle avoit trouvée, la Corneille vint là dessus, qui luy conseilla de voller bien haut, et de laisser tomber la coquille sur des pierres, disant, que c’estoit le vray moyen de la rompre. Elle cependant demeura en bas, pour en attendre l’issuë, qui fut telle, que l’Aigle ayant laissé cheoir sa proye, la coquille se rompit : ce que voyant la Corneille, elle en desroba le poisson, et ainsi la mocquerie et la perte en demeurerent à l’Aigle.

Discours sur l’unziesme Fable.

Le noble et courageux Oyseau de Jupiter instruit aujourd’huy par son exemple, les hommes, qui avec trop de franchise et de simplicité, se gouvernent par le conseil des Trompeurs, car ayans suivy celuy de la Corneille, il se trouva n’avoir esté que le cuisinier de ce vil animal, et luy avoir appresté en mesme temps, et à manger et à rire. Combien voyons-nous de pareilles advantures arriver tous les jours dans le monde ! Combien d’ames, que leur probité rend trop credules, se laissent piper aux persuasions d’autruy, et n’employent leur peine ou leur pouvoir, qu’à l’avantage de leurs faux amis ? Ceux-cy trament des menées artificieuses avec un but interessé, et sur le poinct que leurs pratiques s’en vont esclorre, ils se tiennent aux aguets pour en voir l’issuë, et rencontrent à la fin leur accommodement dans les fatigues des autres hommes, avec lesquels ils ont fait une amitié de dessein, et qui n’est ny noble ny vertueuse. Car comment pourroit estre pure et naturelle l’inclination, qui a le gain et l’advantage pour objects ? Si l’amitié consiste en la parfaicte union de deux ames, comment peuvent elles se joindre ensemble, s’il y a quelque chose de terrestre d’un costé ? N’est-ce pas un assemblage tout à fait disproportionné, et par consequent impossible, que celuy de l’ame avec la matiere, du profit, avecque la bien-seance, et de l’interest avec la vertu ? D’ailleurs, comment pourra travailler l’homme interessé, pour le contentement de celuy qu’il ayme, si sa reflection va premierement à luy seul ? N’est-ce pas destruire les fondements de l’amitié, qui sont d’estre tousjours officieux, tousjours bien-faisant, voire mesme de vivre en la personne que l’on cherit ? Que cela suffise pour la preuve de ceste verité, à sçavoir que les bons amis ne sont pas compatibles avecque les desseins mercenaires, et que d’en admettre de ceste sorte en sa frequentation, c’est courir la fortune de l’Aigle, qui ne gagna que de la honte dans le conseil de la Corneille. Il est vray que c’est une honte bien suportable à une ame genereuse, à cause qu’elle tesmoigne la candeur et la sincerité dont elle est pleine. Ce fût pour cela qu’un ancien Roy, à qui l’on vint rapporter qu’il avoit esté trompé d’une grande somme de deniers par un Cretois, voulant monstrer à ce Perfide, que ce mal luy estoit advenu par une lascheté naturelle, « Il a fait le Cretois », dit-il, « et j’ay fait le Roy ». Aussi nostre sage Phrygien n’attribuë ceste deception qu’au plus noble des Oyseaux, et nous donne à entendre par là, que c’est le vice d’une belle ame, que la facilité. A quoy toutesfois il essaye d’apporter du remede par ceste invention, et nous enseigne de ne faire amitié qu’avec nos semblables, encore veut-il que nous les ayons bien esprouvez par une longue et veritable cognoissance. Car de donner son cœur à la premiere occasion entre les mains d’une personne que nous n’avons point pratiquée, c’est, à mon advis, la mesme imprudence, que de se hazarder sur un vaisseau, sans avoir pris garde s’il est entier, ou bien calfutté.