(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE X. Du Rat de Ville et de celuy de Village. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE X. Du Rat de Ville et de celuy de Village. »

FABLE X.

Du Rat de Ville et de celuy de Village.

Un jour que le Rat de Ville s’estoit allé promener aux champs, le Rat de Village l’ayant rencontré fortuitement, s’avisa de le convier à un festin, qui fut incontinent apresté ; puis ils se mirent à soupper ensemble. Le Rat de Village estala pour lors, tout ce qu’il avoit amassé pour son hyver, et vuida ses provisions, afin de traicter splendidement un si grand hoste. Mais quelque bonne chere que fit le Rat de Ville, il se refrognoit neantmoins, et se plaignoit de la pauvreté des villages, loüant au contraire l’abondance des villes. Or pour faire espreuver en effet à son compagnon, ce dequoy il s’estoit vanté de parole, il le ramena quant et soy tout droit à la Ville, où il luy fit un magnifique banquet de tout ce qu’il avoit de meilleur. Mais comme ils estoient à faire grand’ chere, ils ouyrent le bruict d’une clef qui ouvroit une serrure. Alors dans le tremblement qui les saisit, ce fut à qui s’enfuyroit plûtost, et à qui se cacheroit le premier ; le Rat de Village ayant bien à peine pû trouver de la seureté dans un lieu dont il ne sçavoit aucunement les adresses, joinct qu’il n’estoit pas accoustumé à de semblables alarmes. Un peu apres, le Valet qui les avoit ainsi effrayez, s’estant retiré, le Rat de Ville se remit à manger, et appella son compagnon, qui revint à la fin tout espouvanté, ne se pouvant bien remettre de sa frayeur. Comme il se revit avec son hoste, il luy demanda tout aussi-tost, s’il estoit souvent en de semblables dangers ? A quoy ayant fait response, qu’il y estoit tous les jours, sans que neantmoins il s’en mit beaucoup en peine ; « Tous les jours ! » respondit l’autre ; « Si cela est, mon amy, ô que ton banquet a bien plus de fiel, que de miel ! Fay donc si bonne chere que tu voudras ; pour moy j’ayme beaucoup mieux estre pauvre avec asseurance, qu’en avoir de reste, et vivre dans ce chagrin ».

Discours sur la dixiesme Fable.

Quant au banquet des deux Rats, il est tout évident qu’il ne signifie autre chose, que le parfaict avantage, qu’a une tranquille pauvreté sur une richesse mal asseurée, telle qu’ordinairement elle se rencontre dans les Cours des Grands, et dans les affaires publiques. Car outre l’importunité des uns et des autres, outre la peine d’acquerir, et le soucy de conserver, outre la satisfaction generale qu’on doit à tous, il y a sans doutre extrémement à craindre en la colere du Prince, et en la haine des particuliers. Il n’en est pas ainsi de la vie des champs : elle est toute pleine d’une innocente seureté, toute agreable, et toute voluptueuse. C’est là où depuis le soir jusques au matin on hume l’air en la pureté de son estre. C’est là où l’on contemple à loisir les merveilles de Dieu, et là mesme où l’on est delivré des contraintes qui gesnent les Courtisans. La santé au reste y est parfaitement conservée, loing des dissolutions des Cabarets, des fureurs d’amour, et des contagieuses maladies des mauvais lieux. Que s’il faut ceder quelque chose au pouvoir de ce doux Tyran, et luy deferer quelqu’un des hommages que toute la nature luy rend, sans doute la campagne est le lieu où il exerce son Empire avecque plus de grace et de naïfveté. On y vit à la maniere du siecle d’or : l’interest n’y a pas semé la corruption des volontez. On ne s’y ayme que pour se plaire. Tantost on se divertit à la chasse, où parmy l’exercice du corps, l’esprit ne reçoit pas une petite satisfaction. Tantost la pesche est le divertissement du Solitaire : quelquesfois il s’esgaye autour des Rivieres ; quelquesfois il charme la melancolie au son d’un chalumeau. Il est le Roy de son Village, sans que personne l’envie, pource qu’il n’est pas orgueilleux, et qu’il n’a point d’autre estude, que de bien faire à ses voisins. Toute l’estenduë du Ciel est à luy, toute la campagne est sienne : il alonge sa vie en dormant peu : il la fortifie en reposant avecque tranquilité. Nul fascheux demandeur ne vient à sa porte : Nul creancier ne l’importune : Les plus grands personnages de l’Antiquité luy tiennent compagnie dans les livres ; Et quelque part qu’il se tourne, il y treuve dequoy se divertir apres le petit travail de son estude : Bref il ne fait rien à regret, rien avecque contraincte. Que si l’on m’objecte que ses delices sont moins precieuses, moins cheres, et plus mal assaisonnées, je l’advoüeray ; mais aussi sont-elles plus seures et plus naturelles. Les querelles ny les divisions n’y deschirent pas la maison du Solitaire. Les assassinats, ny les imprecations ne luy battent point incessamment l’oreille. Les perfidies ne le tiennent pas en haleine ; Et dans le comble de ceste felicité, il peut à bon droict s’escrier avec Horace ;

Heureux qui d’un soc laboureur,
Loing de la civile fureur
Avec ses bœufs cultive
Sa paternelle rive :

Et avecque Virgile,

O trop heureux paysants s’ils cognoissent leur bien !

Une si douce vie agréoit si fort aux plus grands personnages de l’Antiquité, que Ciceron avoüe ne s’estre jamais tant pleu aux honneurs, qu’on luy deferoit dans Rome, qu’en la metairie Tusculane. Cincinnatus fut tiré du soc à la Dictature, et retourna de la Dictature au soc. Curius et Fabricius prefererent les delices de manger leurs Raves, à la gloire des batailles qu’ils avoient gagnées Virgile n’a celebré par toutes ses Eglogues, que les plaisirs de la vie pastoralle ; Et dans les Georgiques, il a pris le soing d’instruire les hommes au labourage. Horace et Martial loüent à tout propos certaines maisons de plaisance de leurs amis, voire les leurs propres. En un mot, quelque part que je tourne les yeux, je voy les plus excellents personnages de l’Antiquité, qui se sont divertis aux delices de la vie champestre. Mais les modernes mesmes n’ont pas à mespris ceste honneste passion, tesmoin Petrarque qui loüe en divers lieux sa voluptueuse solitude. Tesmoin Ronsard, Pybrac, Cardan en son livre de la Consolation, et une infinité d’autres, pour ne pas nommer ceux qui sont encore vivants, et ravis des mesmes douceurs de là solitude. Qui s’estonnera donc si Esope donne de l’avantage au Rat villageois, et luy fait porter impatiemment le temps qu’il demeura dans ceste cave, où le Rat de ville luy avoit apresté à manger ? Cela fait bien voir que toute sorte d’incertitude estant ennuyeuse, il n’y a point de plaisir qu’elle ne corrompe, pource qu’elle est mere de la deffiance. Car de flotter incessamment dans le doute, d’avoir de la peine pour son Maistre, pour ses Ennemis, et pour ses amis, de ne voir point d’heure ny d’occasion où le danger ne se mesle, d’estre sujet à rendre un severe compte de son administration, de veiller, sans recompense, pour les affaires publiques, et de s’incommoder pour les querelles des particuliers ; Ces miseres où vivent les gens de la Cour, ne sont-elles pas capables d’ennuyer les plus resolus d’entr’eux, et de leur donner du tourment ? Et toutesfois, ô merveille ! la plus part des Gentils-hommes sont enchantez jusques là dans ceste façon de vivre, que la seule pensée de la quitter leur est insupportable. Rien ne flatte tant leur imagination, que de se figurer qu’ils y seront eternellement, et que leur subjection ne se tournera jamais en liberté. Avec cela neantmoins ils ne laissent pas d’en cognoistre les infortunes, autrement leur ignorance pourroit passer pour felicité. Ils les cognoissent donc, et les cherissent aussi : ils se repentent à tout moment d’avoir choisi ceste condition, puis ils s’en dédisent : La felicité des hommes champestres leur touche quelquesfois l’esprit, s’il arrive qu’ils aillent à la chasse avec eux. Mais de briser pour cela leurs chaines, et de se jetter, à leur imitation, dans le train d’une vie plus tranquille, c’est à quoy ils ne se peuvent resoudre. Il faut que la vieillesse, ou la pauvreté, leur fasse quitter le peché, et Dieu sçait avec quelle violence, si ce n’est encore qu’une fin tragique les y surprenne, dont ils ne sont pas moins menacez, que le Rat Bourgeois de nostre Fable.