(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE IX. Du Sanglier, et de l’Asne. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE IX. Du Sanglier, et de l’Asne. »

FABLE IX.

Du Sanglier, et de l’Asne.

L’Asne pesant et tardif se mocquoit un jour du Sanglier, qui grinçant les dents de courroux ; « Lasche animal », luy dit-il, « si tu valois la peine d’estre battu, je sçay que tu ne le merites que trop, mais ce me seroit une honte de te chastier. Mocque-toy donc tant que tu voudras, tu le peux faire impunément, car ta paresse et ta coüardise te sauvent des coups, et te mettent en seureté ».

Discours sur la neufviesme Fable.

N’attendons de ce Sanglier irrité que des paroles, au lieu de sang. Son ennemy est trop peu digne de luy, pour entreprendre de le combattre. Il luy a dit luy-mesme ce qu’il falloit, pour l’asseurer, et luy a tesmoigné son mespris par la moderation de sa colere : En cela semblable aux grands courages, qui n’aspirent qu’aux vengeances malaisées, et ne se resolvent pas librement à tirer raison d’une personne lasche, et mal estimée. C’est ce qui fait que Turnus parlant à Drances, tesmoigna d’avoir pour indifferentes ses calomnies, à cause du demerite de son ennemy. C’est ce qui fait qu’un genereux Empereur, arrivé depuis peu à ceste souveraine dignité, rencontrant son ennemy dans la ruë ; « Tu és », luy dit-il, « eschappé de mes mains », donnant à entendre par ces paroles, que la disproportion de leurs qualitez, et les faciles moyens qu’il avoit de le perdre, luy en ostoient pour jamais la resolution. Semblable estoit le mespris d’Achille contre Thersite, et des plus excellents personnages d’Athenes, contre Hiperbolus. A cela se peut encore rapporter l’indifference d’Aristide, lors qu’un idiot de Villageois luy vint dire du mal de luy-mesme ; Et la patience de Cesar, et de Philippe de Macedoine, quand leurs ennemis les poursuivoient, avecques des livres diffamatoires, et des outrages publics. Il me semble que ces grands personnages ne disoient pas autrement à leurs Envieux, que dit en ceste Fable le genereux Sanglier. « Tu peux me brocarder à ton aise, ô foible ennemy que tu és, car ta lascheté rend ta vie asseurée auprés de moy ». En cecy il faut remarquer si ce glorieux mespris des foibles, qui nous oblige à souffrir patiemment leurs injures, vient de la seule raison, ou si l’instinct de la nature mesme est capable de nous y porter. J’estime pour moy, que les deux causes ensemble, et l’une sans l’autre et accompagnées, nous peuvent induire à ceste magnanimité, quoy que la raison, comme plus noble, et plus relevée que toutes les choses de ceste vie, produise cét effect en nos ames avec plus de perfection. Afin donc de persuader ceste verité, je commenceray par la moins noble partie, et prouveray, si je puis, que la seule force de nostre sang, ou, pour m’expliquer en termes plus exprés, le seul instinct, est capable de ceste action, au moins dans les temperaments vigoureux et delivrez de toute espece de crainte. Je me serviray pour cét effect, et des exemples, et de la preuve, qui est telle. La pluspart des choses de la nature, ont accoustumé de s’irriter par leurs contraires, et de desployer toutes leurs forces, contre une resistance presque semblable à leur portée. Car si elle estoit excessive, au lieu d’un contraste esgal entre les deux agents, ce seroit la soudaine destruction de l’un des deux : comme en un brasier allumé, si l’on n’y verse qu’une petite goutte d’eau, cela n’est pas capable de renforcer la violence du feu, à cause de la petitesse du sujet qu’on oppose à son activeté ; D’ailleurs si l’on y en jette une grande quantité, la flamme en sera bien-tost esteincte, au lieu de se reschauffer, n’étant pas capable de resister à une si forte oppression. Que si l’on verse de l’eau en une quantité plus mediocre, et presque aussi grande que l’embrasement, alors le feu semblera tirer des forces de soy mesme, et s’aigrir contre son ennemy. Le mesme arrive ordinairement aux fiévres, et aux intemperies des corps humains. Car la fiévre estant proprement un combat de la chaleur naturelle contre l’estrangere, nous voyons, que si ceste derniere ne survient qu’avec peu de force, et peu de malignité, nostre vigueur naturelle ne se produira pas tout à faict pour la repousser, et ne causera point dans nostre corps ceste generalle alteration, que nous voulons signifier par ce mot de fiévre, qui se terminera par une migraine, par quelque douleur particuliere, ou tout au plus par une petite Ephemère, qui ne durera pas plus d’un jour. Que si la chaleur allumée dans la personne par l’intemperie, rencontre une quantité de mauvaises humeurs, dont elle prenne sa nourriture, et à l’ayde desquelles elle s’augmente, et se multiplie, alors toute la chaleur naturelle qui est en nous, sera contraincte de s’esmouvoir, pour repousser, cét ennemy, venant comme au sort d’une Bataille ; Et c’est d’où procede ceste agitation generale de toutes les parties, qui produit une lassitude continuelle, et un fracas universel. Si donc ceste experience est visible, et au temperamment de nos personnes, et en la nature du feu, n’aurons-nous pas raison de dire aussi, qu’il en arrive de mesme en la vengeance des animaux, à sçavoir que le sang leur boüillant autour du cœur par le moyen de la colere, ne s’aigrit pas si aisément pour une petite resistance, que pour une grande, ny ne desploye pas toutes ses forces naturelles contre un petit object, voire mesme le laisse aller bien souvent sans le toucher, pource qu’une si chetive presence n’est pas assez forte sur sa fantasie, pour l’esmouvoir à courroux. A cela j’adjousteray, comme je l’ay promis, les exemples des bestes brutes, qui sçavent pardonner aux ennemis, leurs inferieurs, et principalement le Lion : Car comme dit le Poëte,

C’est assez de victoire au Lion genereux
De terrasser les corps, et de se voir sur eux.

Le mesme effet de Noblesse se trouve en l’Ours, qui ne met jamais la dent sur un corps mort, à cause, comme je croy, qu’il est incapable de resistance.

Il est temps maintenant de faire voir comment ceste action procede de la raison, bien que toutesfois il me semble superflu de le prouver, veu la prodigieuse quantité d’exemples que nous voyons tous les jours de gents estimables et bien nez, qui donnent la vie à un ennemy abattu, ou ne le considerent pas, s’il est foible. Cela se fait donc, à mon advis, par la naturelle amour que nous portons à la gloire, qui nous empesche de nous arrester à des actions faciles et ravalées, pource que la vraye nature de la gloire consiste en la difficulté. Tellement que n’y ayant rien de si aisé que de surmonter un ennemy par trop inferieur à nos forces, nous venons à inferer que cela n’est pas honorable aussi, et par consequent nous nous despartons de nostre vengeance, puis que les combats des gents raisonnables ne sont entrepris ordinairement que pour la loüange. Mais c’est assez parlé des causes de ceste Vertu ; Il faut finir, apres avoir exhorté tous les hommes vindicatifs de ne se laisser jamais porter à leur passion contre les foibles, et de ne s’arrester point à leurs injures, non plus que les chevaux ne laissent pas de passer outre pour l’aboy des petits chiens.