FABLE VIII.
Du Laboureur et du Serpent.
Un Laboureur ayant treuvé dans la neige une Couleuvre presque morte de froid, l’emporta en sa maison, et la jetta prés du feu ; mais un peu aprés, la Couleuvre ayant repris et sa force et son venin, par le moyen de la chaleur, et n’en pouvant supporter la violence, elle infecta toute la loge par son sifflement. Le Laboureur y accourut aussi-tost, et adjousta les coups aux paroles, en se plaignant du tort qu’elle luy faisoit. « Quoy ? maudit Serpent », dit-il, « est-ce le remerciment que tu me fais ? Ingrat ! tu me rends donc le mal pour le bien, et veux oster la vie▶ à celuy qui te l’a donnée ! »
Discours sur la huictiesme Fable.
Le Serpent n’est pas tousjours le hieroglyphe de la Prudence, comme le requiert ce passage, où il est dit, ◀vie▶. Icy je ne puis m’empescher que je ne m’anime contre les tragiques Histoires qu’on a veu arriver par l’Ingratitude, depuis la creation du Monde jusques à nos jours. Les Annales sont toutes pleines de semblables cruautez. Je voy des enfants qui s’opposent méchamment à leurs peres, et qui desirent la mort de celuy qui les a mis au monde, voire mesme qui les a comblé de de bien-faits, comme Andronis, Empereur de Constantinople, et le fils aisné de Bajazet. Je voy des freres qui font inhumainement la guerre à des freres officieux, comme Caïn à l’Innocent Abel ; les enfans d’Isaac, à Benjamin ; et une infinité d’autres, dont l’Histoire mesme de nostre France n’est pas exempte. Je voy des serviteurs revoltez contre leurs Maistres, comme le Xerif, qui usurpa la Couronne de Marroc ; Et de nos jours il s’en est executé, pour avoir conspiré contre les Princes, à qui, outre le devoir de la naissance, ils avoient toutes sortes d’obligations. Mais je laisse en arriere tous ces exemples, pour alleguer seulement celuy qui est arrivé à la personne mesme de nostre Autheur, et qui est escrit cy-devant en l’Histoire de sa ◀vie▶ ; A sçavoir, qu’Esope estant dans Babylone, à la Cour du Roy Lycerus, adopta pour fils un jeune homme, qui luy sembla le plus aymable, et le mieux conditionné de toute la Ville, auquel il donna une entiere esperance de ses biens, et mit toute son affection en luy, comme s’il eust esté veritablement son enfant. Mais il arriva que celuy-cy, par une extrême ingratitude, fust cause de sa condemnation, et le reduisit à tel poinct, qu’il demeura long-temps enfermé dans un sepulchre, à la maniere des morts, jusques à ce qu’on eust encore besoin de son sçavoir, et que par ce moyen il fust tiré vivant hors du tombeau. Ne semble-t’il pas que ceste huictiesme Fable fust un presage de son avanture, si tant est qu’il l’eust escrite auparavant à la Cour du Roy des Lydiens ? Jugeons par cecy de la foiblesse de nostre nature, puis qu’un homme tel qu’Esope, si excellent en esprit, et qui avoit si bien parlé de l’ingratitude, ne pût s’empescher d’estre deçeu au choix de son fils adoptif, et que ce Perfide, qu’il avoit comme enchanté des promesses de son heritage, ne laissa pas de luy tendre un piege mortel, et de le traicter comme le pire de tous ses ennemis. O vile et déplorable condition des hommes ! O engeance pire la pluspart du temps que les bestes brutes ! Car quand nous ne regorgerions pas d’ingratitude les uns envers les autres, nostre ◀vie qu’est-elle autre chose qu’une perpetuelle mescognoissance envers Dieu.
. La mesme Escriture nous apprend dés le commencement de la Genese, qu’il represente quelquesfois l’ennemy de Dieu ; Et aujourd’huy nostre Sage Esope luy fait joüer un personnage presque aussi mauvais que le precedent, à sçavoir celuy d’un Ingrat. Car en effect, qu’y a-t’il de plus execrable en ce qui regarde les Demons, que ceste circonstance d’avoit esté mescognoissants des bien-faits de la Divinité, qui les avoit créez si clairs et si beaux ? N’est-ce pas ce qui a rendu leur faute indigne de pardon ? N’est-ce pas ce qui aigrist et aggrava leur peché ? Mais je ne m’apperçois pas que je laisse ma Fable en arriere, pour suyvre des mysteres relevez, et que je m’esleve inconsiderément hors de la bassesse du Mythologiste. Venons donc au sujet de nostre Autheur, et voyons ce stupide Villageois, qui emporte un Serpent transy de froid auprés de son foyer propre, pour le ranimer. Où vas-tu, pauvre Idiot, avec cét infidelle animal ? Ne crains-tu pas d’avoir mis la mort dans ton sein ? Si tu as ouy dire que les Viperes estouffent leur mere dés la naissance, és-tu si fol que d’esperer un meilleur traittement de cét animal ? Croy-tu d’avanture qu’Æsculape se soit derechef desguisé en forme de Serpent, pour obliger ta famille ? Tu verras bien-tost, ô imprudent, la meschanceté de celuy que tu vas sauver. Il remplira toute ta cabane de trouble et de peril ; il s’eslancera contre toy-mesme ; il fera peur à tes enfants, et tu seras à la fin contrainct de le tuer de ceste mesme main dont tu luy as desja conservé la