(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE VII. Du Loup, et de la Gruë. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE VII. Du Loup, et de la Gruë. »

FABLE VII.

Du Loup, et de la Gruë.

Le Loup venoit de manger une Brebis, dont quelques os luy étoient demeurez dans la gueule, ce qui l’incommodoit fort. Il cherchoit de toutes parts pour se les faire tirer, et imploroit le secours des uns et des autres ; mais pas un ne le vouloit assister, et tous ensemble disoient, que son mal estoit une juste recompense de sa gourmandise. A la fin il sçeut si bien cajoler la Gruë, qu’à force de flateries et de promesses, il luy persuada de luy fourrer son bec dans la gueule, et mesmes son col, pour arracher l’os qu’il avoit dedans. La Gruë l’ayant fait ainsi, luy demanda quelque recompense. Mais le Loup se mocquant d’elle ; « Va-t’en », luy dit-il, « sotte que tu és et te retire bien loing d’icy ; ne te doit-il pas suffire que tu vis encore, car tu m’és asseurément redevable de la vie, pour ce qu’il n’a tenu qu’à moy que je ne t’aye arraché le col ».

Discours sur la septiesme Fable.

En la septiesme invention de nostre Phrygien, je trouve une excellente peinture de l’ingratitude humaine, tesmoignée par le Loup infidele, qui frauda les esperances de la Gruë. De là est, à mon advis venuë la coustume que nous avons, d’appeller Gruës ceux qui se laissent affiner par les meschants, apres avoir donné leur peine et leur temps pour les obliger. Il est vray qu’ils n’en passent pas tous à si bon marché, que la Gruë d’Esope. Car ils se trouvent d’ordinaire embroüillez dans les propres menées de ceux qu’ils ont servis, et sont pour la pluspart, le propre suject de leurs infidelitez. Je n’allegueray point icy l’exemple d’un Judas, qui tourna sa malice envenimée contre l’Autheur de sa vie, de son bien, et de sa conservation. Je laisseray à part le perfide Ganes, qui perdit les douze Pairs, à qui il avoit mille sortes d’obligations, tant à cause de leurs bons offices, que de la parenté, et une infinité d’autres de l’histoire ancienne et de la moderne, qui non seulement ont sçeu peu de gré à leurs bien-facteurs, mais encore ont procuré leur totale destruction ; En cela plus cruels, que le Loup de ceste Fable, qui se contente de faire perdre à la Gruë l’esperance de son salaire, luy representant plaisamment qu’elle est encore trop heureuse d’estre eschappée de sa gueule, pendant qu’elle avoit le bec dans le gosier du Loup. En effect, je pense qu’elle avoit quelque sujet de le remercier, de ce qu’ayant une nature si sanguinaire, et si accoustumée au mal, il luy avoit permis d’eschapper saine et sauve d’entre ses dents, ce qui n’avoit jamais esté veu qu’alors. Que celuy-là donc s’estime heureux avec la Gruë d’Esope, qui estant engagé dans l’intrigue des meschants, en peut eschapper, sans ressentir contre soy-mesme les effects de leur iniquité, et que cependant tout homme sage se garde bien de leur rendre aucune sorte de bons offices, si ce n’est d’avanture ceux qu’enseigne la vraye Charité, ne leur donnant pas loisir d’infecter nostre renommée par leur hantise, et de tourner contre nous-mesmes l’exercice de leurs desseins. Au reste, nous nous pouvons persuader que toutes nos faveurs sont perduës, si ce n’est que nous en attendions la recompense d’enhaut. Car outre que ce n’est pas le propre d’un genereux courage de faire une courtoisie avec l’espoir d’en estre payé, ce seroit de plus une chose ridicule de le penser estre bien à propos par de meschants hommes. Car celuy qui a mis en arriere le souvenir de ce qu’il doit à Dieu et à soy-mesme, comment s’acquitera-t’il religieusement de ce qu’il doit à un homme tout seul ? Apres avoir violé les loix qui obligent la creature au Createur, apres avoir franchy toutes les regles de la nature et de la Religion, est-il à croire que tels ingrats observent les loix d’une simple amitié, et encore vaine et fausse, puis que selon le dire d’Aristote, il n’en est point de vraye, que celle dont la Vertu est le fondement ? Ce n’est donc pas avec intention d’étre recompensé, qu’il faut obliger les meschants, mais seulement à dessein de faire une bonne action, et de respecter en eux, le mesme Dieu qu’ils ont commun avecque nous. C’est en luy que nostre action doit estre bornée ; c’est en qualité de ses Creatures, que nous leur devons bien faire. Mais je suis convié à poursuyvre ceste mesme matiere d’Ingratitude en la huictiesme de nos Fables.