(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE V. Du Chien, et de l’Ombre. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE V. Du Chien, et de l’Ombre. »

FABLE V.

Du Chien, et de l’Ombre.

Un Chien traversoit une riviere à la nage, et portoit entre ses dents une piece de chair, de qui l’ombre, comme c’est l’ordinaire, paroissant dans l’eau à la clarté du Soleil, il l’a voulut aller prendre avidement, et ainsi la viande luy eschappa. Il fût bien fasché d’abord, de ce que l’ayant perduë, il avoit aussi perdu son esperance. Mais enfin reprenant courage, il aboya je ne sçay quoy de semblable. « Malheureux que tu és », dit-il, « que n’usois-tu de moderation en ta Convoitise ? Asseurément tu en avois de reste naguere, si tu eusses esté sage ; mais maintenant tu as moins que rien, et ta folie en est cause ».

Discours sur la cinquiesme Fable.

Ce Chien, qui laisse tomber ce qu’il tenoit, pour en prendre l’ombre, peut servir d’instruction à quantité de personnes, et en general et en particulier. En general, nous apprenons, par là, que tout insatiable desir d’une possession, non seulement reüssit pour l’ordinaire à neant, pour ce qui est d’acquerir de nouveau, mais encore nous couste bien souvent la perte de nostre vray bien ; Et en particulier, les Avares, les Amants, et les Ambitieux, peuvent rencontrer en ceste Fable les presages de leur avanture. Pour ce qui est des premiers, à sçavoir de ceux qui veulent amonceler thresors sur thresors, et adjouster incessamment de l’acquis à leur heritage ; combien en voyons-nous tous les jours qui s’enveloppent dans de grands partis, entreprennent des fermes publiques, et prestent de l’argent aux Roys, le tout sous l’espoir du gain démesuré qu’ils s’y figurent ; Et neantmoins à quelque temps de là, ils trouvent leur attente ridicule, et sont en perte des biens qui naguere leur estoient propres et hereditaires, finissant leurs jours dans les Palais des Princes, où ils sont refugiez, avec un mespris des domestiques, et un murmure continuel des creanciers. Pour le regard des Amants, c’est presque l’ordinaire de voir, que n’estant pas rassasiez de la possession d’une femme legitime, ou de la conqueste d’une belle Maistresse, ils se jettent inconsiderément dans de nouvelles amours, où la cognoissance qu’on a de leur legereté, empesche le succés de leur dessein, et ne leur laissant attrapper que l’ombre, les rend semblables au Chien d’Esope, en leur faisant perdre le vray morceau de chair qu’ils avoient en leur possession. Quant à ce qui est des Ambitieux, je ne voy point de plus frequent exemple que celuy-là, qui est de perdre une gloire bien acquise, par la precipitation d’en gaigner une nouvelle. Ainsi en prit-il à Minutius, qui enflé par le succés d’une escarmouche, s’attribua les honneurs qui estoient deubs à Fabius Maximus, et brigua contre toute raison d’entrer en part avecques luy au souverain commandement de l’armée, dont toutesfois il descheut avecque honte, en la seconde attaque qu’il fit à Annibal, où il fust demeuré avecque plusieurs Citoyens Romains, sans le genereux secours de celuy-là mesme qu’il avoit offensé. Je laisse à part les Histoires de Pyrrhus, du mesme Annibal, de Turne chez Virgile, d’Hector et d’Achille chez Homere ; et finallement de la pluspart des vaillants hommes du monde, qui ont bien souvent perdu la vie et l’honneur par un ambitieux desir de gloire, dont ils estoient travaillez. Venons maintenant à reprendre encore une fois l’interest general des humains, et à leur remontrer, s’il est possible, comment ils perdent les biens eternels et solides, pour suivre une ombre de felicité. Quelques-uns mettent Dieu en arriere, pour les voluptez sensuelles : D’autres l’oublient, pour les grandeurs de ce monde : Certains, pour un desir de vengeance : D’autres, pour les biens perissables et mortels ; Mais veritablement tous ensemble l’abandonnent pour une ombre, qui s’eschappe en un instant de nous, et laisse au poinct de la mort tous ceux qui l’ont pour suyvie, privez de la vraye et de l’apparente Beatitude.