FABLE IV.
Du Cerf, et de la Brebis.
Le Cerf accusa la Brebis devant le Loup▶, luy demandant un muy de froment. Or quoy qu’elle fust bien asseurée de ne luy rien devoir, si ne laissa t’elle pas, à cause du ◀Loup▶, qui estoit là present, de luy promettre, qu’elle satisferoit à sa demande. L’on prit donc jour pour le payement, qui fût à peine venu, que le Cerf en advertit la Brebis : mais elle nia la debte, et luy dit, que si elle luy avoit promis quelque chose, elle l’avoit fait de peur du ◀Loup▶, adjoustant à cela, qu’on n’estoit pas obligé de tenir promesse à ceux qui l’avoient exigée par la force.
Discours sur la quatriesme Fable.
Il est icy question de retirer sa parole, quand on l’a donnée par force, en quoy certes il y a plus de malheur que de peché. Aussi est ce pour cela qu’Esope baille ceste cause à disputer à la Brebis, qui est le plus innocent, mais le plus timide de tous les animaux. Celle-cy ayant fait promesse au Cerf, en la presence du ◀Loup, de luy payer un muy de froment, fut obligée de s’en desdire, à cause de sa pauvreté, et de rejetter sur la contraincte la fausse confession qu’elle avoit fait de la debte. Or pour transferer aux hommes ce fabuleux exemple des animaux, et tirer quelque avantage de l’instruction de nostre Phrygien ; comme ce n’est pas le tesmoignage d’une vertu heroïque, de signer une imposture contre soy-mesme pour la crainte d’une violence, aussi n’est-ce point une meschanceté que de la refuser, en alleguant la contraincte dont l’on a usé, pour nous faire avoüer debiteurs. Pour le premier poinct à sçavoir que ce n’est pas un crime d’y consentir, il suffit de s’en tenir à la loy naturelle, qui porte tout le monde à sa propre conservation, non seulement au pris de dire un mensonge, mais encore de faire un homicide, ou quelque action plus tragique et plus extraordinaire. A cela l’on peut adjouster, que par cét adveu contre son profit particulier, l’on ne fait tort ny à Dieu, ny aux hommes, ny à soy mesme : A Dieu, pource qu’en la distribution qu’il a faite des biens du monde, il ne nous a pas rendu possesseurs des nostres propres, à condition de les maintenir au peril mesme de nostre vie, qui est un bien infiniment plus cher qu’un heritage, ou une dignité, qui n’en sont que les accessoires. Que si nous sommes obligez de hazarder la vie, la liberté, c’est plustost pour la deffense des biens publics, que non pas des nostres, principalement si on les a commis à nostre charge et qu’on nous en ait fait les dispensateurs, comme des forteresses, des villes, et des possessions destinées au service de Dieu (que nous appellons benefices, et qu’on nommoit anciennement le territoire sacré). Mais quant à nos propres successions, il est permis à qui que ce soit d’y renoncer, plustost qu’à sa vie, voire mesme à sa seureté, pource qu’en cela il n’y a rien qui offence la majesté divine, non plus que les hommes, qui n’ont nulle part à ce qui nous appartient ; et pour ceste raison ne se peuvent plaindre, de quelque façon que nous en usions. De dire au reste que ce soit nous faire tort à nous-mesmes, cela n’est pas croyable encore. Car qui a plus d’interest en nous que nostre propre personne, et en quelle consideration nous doit estre un peu de bien au pris de nostre repos ? Il reste maintenant à faire-voir, que ce n’est pas une injustice de redemander ce que nous avons accordé par violence. Ce qui sera bien aisé à conclure, si nous considerons seulement, que le vray don est incapable de la contraincte, pource qu’il n’y a rien de si volontaire que ceste action, par laquelle on se dessaisit de ses propres commoditez, pour en obliger un autre, et cela seulement à condition de faire paroistre à nostre amy l’effect de nostre bien-veillance. Ce qui estant hors de doute en l’opinion de tout le monde, ce seroit destruire la nature du don que de le rendre forcé ; et par consequent, il est permis d’inferer qu’une cession contraincte n’est pas un present, et que la chose ainsi cedée est encore de nostre legitime possession. Tellement que le droict de la nature, et des peuples, nous permet de le demander, et mesme il nous y convie. Mais c’est assez justifier la Brebis d’Esope. Venons maintenant à moraliser la cinquiesme de ses Fables.