(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE III. Du Rat, et de la Grenoüille. »
/ 44
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE III. Du Rat, et de la Grenoüille. »

FABLE III.

Du Rat, et de la Grenoüille.

Le Rat et la Grenoüille avoient guerre ensemble, pour voir lequel des deux demeureroit maistre du marescage. En ce combat, qui estoit rude et douteux, le Rat faisant des ruses sous l’herbe, où il se tenoit caché, assaillit par trahison la grenoüille. Mais elle de son costé l’attaqua de pleine guerre, comme plus robuste, et plus agile à l’assaut, où l’un et l’autre avoient pour armes des lances de jong. Voila cependant que le Milan, qui les veid de loing, s’en alla fondre sur eux, et les enleva. Ce qu’il n’eust pas plustost fait, qu’il les mit en pieces, tandis que pour estre un peu trop eschauffez au combat, ils ne se donnoient pas garde de luy.

Discours sur la troisiesme Fable.

Icy se void une peinture des artifices humains, dont nous avons tous les jours l’original devant les yeux ; C’est à sçavoir, que pendant la contention de deux personnes, une tierce vient à jouyr du prix de leur contestation, et tire toute seule l’avantage de la querelle des autres. L’on dit que Philipe, Roy de Macedoine, fut celuy de tous les hommes de son temps, qui s’ayda le plus adroittement de cette ruze. Car voyant les Villes de la Grece en division, pour l’Empire et la liberté, il les sçeut si à propos tenir en balance, tantost par son amitié, tantost par sa haine, que de tous les Princes qui disputoient la domination entr’eux, luy seul y trouva son compte, et gaigna le principal advantage. Car il s’empara par ce moyen de la plus grande partie de la Grece, pendant que ces Republiques mal-advisées estoient plus attentives à se deschirer en pieces, qu’à se guarantir courageusement de leur commun ennemy. Ce fut ainsi qu’en usa le Milan d’Esope, durant le combat du Rat et de la Grenoüille, qui nous figure une sotte et une impertinente animosité, conçeuë entre gents, qui n’ont aucun sujet de se hayr, ou de se rien demander, mais qui sont tous esgalement interessez contre quelque fascheux voisin, dont ils peuvent à toute heure aprehender les embusches, principalement tandis qu’ils sont mal ensemble ? Car en quel temps un tiers a-t’il plus beau jeu pour profiter du dommage de ses deux concurrents, que lors qu’ils se treuvent affoiblis de coups mutuels, et espuisez par des guerres continuelles ; voire mesme qu’ils sont reduits à ce poinct d’aveuglement, que d’appeller à leur ayde la personne du monde, qui leur doit estre la plus suspecte ? Ce fut dequoy se treuverent mal jadis tous ces peuples, qui se jetterent imprudemment, ou en la protection des Romains, ou dans le party de l’Orient. Car ces Ambitieux au lieu de demeurer arbitres, comme ils en avoient esté maintes-fois requis, usurperent les propres biens dont ils ne devoient estre que les Juges. Ce qu’ils pratiquerent encore en la conqueste que Cesar fist de l’Egypte, et en une infinité d’autres exemples anciens, que je pourrois rapporter icy. Mais il est mieux de ne les alleguer pas pour ceste heure, affin de venir aux modernes, et dire que la puissance du Turc en toutes les parties du monde, et particulierement en Europe, ne vient que de la discorde des Princes. Combien de fois se repentit l’Empereur de Constantinople, d’avoir appellé au deçà de l’Hellespont, ceux qui devoient pour jamais estre confinez dans les marests de Scithie ? Comment en prit-il à Demetrius, et à Thomas Paleologue, d’avoir fait arbitre de leurs differents Mahomet second, et de s’estre entierement remis sous sa protection ? Je laisse à part les autres exemples de la domination de Tamberlan des troubles d’Italie, et de l’accroissement de la Maison d’Espagne, pour dire en passant quelque chose des particuliers. Nous ne voyons guere un frere divisé d’avecques son frere, qu’il ne donne occasion à leur commun ennemy de les ruyner par brigues, ou par procez. Jamais deux amis ne tombent en dissention, qu’un tiers ne s’appreste à jouyr des avantages dont ils debattent : Bref, c’est estre en tout temps exposé aux aguets d’autruy, que de prendre des querelles inconsiderées, principalement ayant un voisin, ou un envieux, de puissance suspecte.