FABLE II.
Du Loup, et de l’Aigneau.
Le Loup beuvant à la source d’une fontaine, veid un Aigneau qui beuvoit aussi beaucoup plus bas. Il accourut à l’instant, et se mit à le tancer de ce qu’il avoit troublé son eau. Tout ce que pût faire alors le pauvre Aigneau, qui trembloit de peur, fût de le prier de pardonner à son innocence, luy remonstrant qu’il beuvoit si loing de luy, qu’il ne pouvoit apparemment troubler la fontaine, joinct qu’il n’en avoit pas mesme la volonté. Mais pour tout cela le Loup ne laissant pas de crier plus fort ; « En vain », luy dit-il, « tu me fais toutes ces belles excuses : c’est ta coustume de m’estre nuisible ; ce mal là te vient de race, car tes pere et mere, et tous les tiens generallement, me hayssent au mourir. Ne trouve donc pas estrange, si tu en portes la peine aujourd’huy ».
Discours sur la seconde Fable.
Le sage Inventeur n’a voulu representer autre chose par ceste seconde Fable, que l’oppression des petits par les Grands, qui est si commune dans le commerce des hommes, qu’il n’y en a point de foible, ou de mal accommodé, qui ne soit sous la domination de plusieurs Tyrans. De cette façon, c’est une espece de crime, que d’estre pauvre, et une espece de jurisdiction pour le punir, que d’estre bien en ses affaires. Or quoy que le procedé que tiennent ordinairement ceux qui veullent accabler l’Innocence, soit en tout temps des-agreable à Dieu▶ et aux hommes ; si est-ce que les plus artificieux ont accoustumé de le colorer d’un faux pretexte de justice, imitant le Loup de ceste Fable, qui imposoit au malheureux Aigneau d’avoir troublé l’eau de la riviere pendant qu’il beuvoit, quoy que la delicate bouche de cét animal ne peut faire beaucoup d’agitation, eu égard à la distance qui estoit entre l’un et l’autre. C’est ainsi que la pluspart des Riches d’aujourd’huy font accroire aux pauvres qu’ils ont manqué de respect envers eux, et choqué leur autorité, combien que leur ame toute simple ne soit nullement capable de malice, et qu’ils n’ayent failly au respect, qu’à faute de le bien cognoistre. Ainsi, dis-je, Tybere et Neron souloient susciter des accusateurs aux gens de bien, afin de diminuer en cela le nombre de leurs ennemis, et s’enrichir de la despoüille des innocens. C’estoit un grand crime en ce temps-là d’avoir quelque chose, ou d’estre en reputation de vertueux. L’un et l’autre enflammoient également le courage du Souverain, et par la convoitise du gain, et par la haine de son ennemy. Autant en arrivoit-il sous le Regne de Denys, et de Phalaris, qui formoient de fausses plainctes contre ceux qu’ils hayssoient, et dont ils avoient pour suspecte l’authorité. Mais pleust à ◀Dieu▶, que telles impostures ne fussent point parvenuës jusques à nostre âge, et qu’au deshonneur de la Religion Chrestienne, nous ne fussions si meschants que de surpasser en injustice et en fraudes les plus insupportables Tyrans des siecles passez. La honte de nos jours est venuë à ce poinct d’extremité, qu’il n’est point de si petit Gentil-homme, ny de Bourgeois tant soit peu accommodé, qui n’exige injustement des corvées, des imposts, et des subjections chez les Paysans qui luy sont inferieurs, ou qui relevent de son pouvoir. Que si davanture on resiste en quelque façon à leurs injustices, la Bille du Gentil-homme s’eschauffe ; il menace, il fait des procez, il aposte de faux tesmoins, et persecute l’innocence jusques à une entiere destruction. Alors si l’extremité de l’offense anime le pauvre à se plaindre, ou à resister, on ne fait nulle difficulté de l’estendre sur le quarreau, sous pretexte d’avoir fait une partie contre la vie de son Seigneur, ou de son voisin ; et ne met-on pas en oubly la raison, qu’allegue le Loup d’Esope pour colorer sa cruauté, à sçavoir, que le pere, la mere, et tous les parents de l’Aigneau, estoient ses mortels ennemis. Mais quand les hommes se voudront souvenir qu’il y a une justice au Ciel, pour la protection des Innocens, et que devant ◀Dieu, le fort n’a pas plus d’avantage que le foible, je m’asseure qu’ils seront bien dénaturez, s’ils continüent en leur malice, et croy au contraire, qu’ils reduiront, le plus qu’il sera possible, leur mauvaise humeur à une vertueuse esgalité.