(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE J. Du Coq, et de la pierre precieuse. »
/ 112
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE J. Du Coq, et de la pierre precieuse. »

FABLE J.

Du Coq, et de la pierre precieuse.

Le Coq ayant apperçeu fortuitement une pierre precieuse en un fumier qu’il grattoit ; « Dequoy me peut servir », dit-il, « d’avoir trouvé une chose si belle et si nette ? Certes, si cette bonne fortune fust arrivée à un Lapidaire, il en seroit plus joyeux, pource qu’il en sçauroit bien le prix ; Mais pour moy, à qui cela n’est nullement propre, je l’estime si peu, que j’aymerois mieux un seul grain d’orge, que toute la pierrerie du monde ».

Discours sur la premiere Fable.

Encore que la pluspart des choses nous devienne precieuse par l’opinion, et que nous desirions ardamment la possession d’un bien, plustost que d’un autre, pour estre plus sortable à nostre inclination, ou, possible, plus rare, et plus difficile à rencontrer : si est-ce qu’en chaque sujet il ne laisse pas d’y avoir un prix veritable ; que nous y mettons, ou selon l’excellence de la chose, ou selon la necessité que nous avons de nous l’acquerir. Par exemple, quoy qu’en l’achapt des chevaux, les Princes, les Gentils-hommes, et les Soldats, fassent librement de la despense pour en avoir, et qu’il n’y ait point de peuples qui les prisent plus que font les François, les petits Tartares, les Causaques, et les Arabes ; Il y a toutesfois une certaine mediocrité, proportionnée à la valeur de cét animal, selon laquelle il est juste de l’achepter, et de le vendre. Autant en est il des meubles precieux des denrées, des terres, des heritages, et de toute autre possession, soit d’un bien necessaire et utile, soit du delectable, et du superflu. L’on peut dire le mesme des qualitez intellectuelles, et des vertus, excepté seulement qu’elles ne sont pas sujettes à un trafiq mercenaire, comme le reste, mais elles ont un prix indefiny, et qui n’est mesurable, que par le temps, qu’on met à les acquerir, ou par l’estime et l’admiration qu’on a pour elles. De cette nature sont les sciences, les arts, la prudence, et la sagesse, quant aux vertus de l’entendement ; Et quant aux Morales, la valeur, la liberalité, la continence, et ainsi des autres. Ce sont elles qu’Aristote et Platon appellent nostre souverain bien, et par consequent la chose du monde qui est le plus à priser. Or comme elles surpassent de loing les richesses materielles, aussi ont elles des degrez de difference les unes avec les autres, n’estant pas toutes esgalement belles et necessaires, mais chacune selon sa proportion, et la dignité de son estre. Car comme il n’y a personne qui croye que la vertu de courtoisie soit égale en merite à la condition d’estre liberal, ny derechef que la liberalité soit aussi estimable que la valeur ; ainsi nul ne voudroit asseurer que toutes ces vertus Moralles ensemble, disputassent l’honneur avec les intellectuelles. D’où il est aisé de voir, qu’Esope a eu bonne grace en cette premiere Fable, de les representer par la pierre precieuse, qui semble estre plus belle à nos sens que toute autre chose, et plus rare aussi à nostre rencontre. Quant au Coq, je pense qu’il est pris pour l’homme voluptueux, qui met tout dans l’indifference, horsmis son ordure propre, representée par le fumier. C’est là qu’il demeure attaché par ses luxurieux appetits, qui sont les seules delices de sa vie. Que s’il arrive fortuitement qu’il rencontre l’occasion d’acquerir de la science, ou de pratiquer quelque vertu, cela ne le touche du tout point, et il en neglige l’occasion avec tant de brutalité, qu’il ne laisse pas seulement naistre en soy-mesme le desir de la posseder, soit qu’elle luy semble trop relevée, ou qu’il ne puisse jouyr trop facilement. Car les hommes d’aujourd’huy sont d’un naturel si dépravé, qu’ils se portent plus volontiers à la convoitise d’un bien faux, s’il est de difficile conqueste, qu’au desir d’un veritable, qui ne leur devra guere couster.