(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — La mort d’Esope. Chapitre XXX. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — La mort d’Esope. Chapitre XXX. »

La mort d’Esope.
Chapitre XXX.

Ces choses s’estant ainsi passées, les Delphiens s’en allerent treuver Esope, et le tirerent de la prison, pour le traisner en quelque lieu haut eslevé, dont ils le peussent precipiter. Comme on le menoit ainsi à la mort, il leur disoit en s’y en allant. « Au temps que les bestes parloient, le Rat ayant fait amitié avec la Grenoüille, luy voulut donner à souper, et l’amena pour cét effect au Cellier d’un riche homme, où il y avoit quantité de viandes, l’invitant à se saouler par ces mots qu’il luy reïteroit, “Mange m’amie Grenoüille”. Ayant donc fait bonne chere, elle voulut traicter le Rat à son tour ; “Suy-moy seulement”, luy dit-elle, “et n’aye point de peur, car j’attacheray ton pied au mien avec un filet bien delié, afin qu’en nageant tu ne coures non plus de hazard que moy-mesme”. Ceste conclusion prise, elle sauta dans l’Estang, où tandis qu’elle nageoit entre deux eaux, le pauvre Rat estouffoit à force de boire. Helas ! dit il alors, meschante Grenoüille, tu me fais mourir, mais un plus Grand que toy me vengera. En effect, il advint ainsi. Car apres que le Rat fut mort, comme il flottoit au dessus de l’eau, voila qu’une Aigle qui vint à passer par là, s’en alla fondre sur luy, et attira par mesme moyen la Grenoüille, qui estoit attachée au filet, tellement que par ce moyen elle les devora tous deux. Il en est de mesme de moy », reprit Esope : « vous me traisnez injustement à la mort, mais cela vous coustera cher, pource que Babylone et toute la Grece me vangeront ». Ils ne luy pardonnerent pas neantmoins, quelques raisons qu’il leur alleguast. Ce qui l’obligea de se refugier au Temple d’Apollon, pour y jouyr du droict des Asyles. Mais il n’y fust pas plustost entré, qu’ils l’en retirerent tous irritez, et le menerent au lieu du supplice, où auparavant qu’arriver, il leur conta ceste fable. « Escoutez moy », leur dit-il, « hommes Delphiens. Il y avoit une fois un Liévre, qui se voyant tenu de prés par une Aigle, et ne sçachant où se cacher, se retira dans la terriere de l’Escarbot, luy requerans d’avoir soing de sa conservation. L’Escarbot se mit alors à prier l’Aigle, de ne point tuër le pauvre suppliant, et la conjura par le grand Dieu Jupiter de ne dédaigner sa petitesse : Mais l’Aigle irritée donna un coup d’aisle à l’Escarbot, puis il mit le Liévre en pieces, et le mangea. L’Escarbot offensé de ceste injure, s’envola avecque l’Aigle, pour sçavoir où elle faisoit son nid, et n’y fust pas plustost entré, que roulant ses œufs du haut en bas, il les cassa tous. L’Aigle offensée qu’il y eust eu quelqu’un si hardy que d’oser entreprendre cela, s’advisa de faire son nid plus haut : mais l’Escarbot s’y en retourna, et jetta pour la deuxiesme fois ses œufs en bas. Ne sçachant donc plus quel conseil prendre, elle s’envola vers Jupiter (car on tient qu’elle est en sa protection) et mit à ses genoux la troisiesme portée de ses œufs, qu’il luy recommanda, le priant de les avoir en sa garde. Mais l’Escarbot ayant fait comme une pilule des siens, monta droict au Ciel, et les mit dans le sein de Jupiter, qui se leva tout incontinent, pour secoüer cette ordure : et ainsi ne se souvenant plus des œufs de son Oyseau, il les laissa choir en bas, et les cassa. Depuis, comme il eust appris de l’Escarbot, qu’il avoit fait cela exprés, pour se vanger de l’Aigle, qui ne l’avoit pas seulement offensé, mais commis une impieté contre luy-mesme, ayant mesprisé ce dont elle l’avoit instamment suppliée, il luy en fit une reprimande à son retour, luy disant que l’Escarbot avoit eu raison de la persecuter ainsi. Jupiter donc ne voulant point que la race des Aigles défaillit, fut d’advis que l’Escarbot se reconciliast avecque l’Aigle ; luy toutesfois n’en voulut rien faire. Ce qui fut cause que Jupiter ordonna pour le mieux, que les Escarbots n’eussent à paroistre durant tout le temps que les Aigles pondroient leurs œufs. Cela vous doit apprendre, Messieurs de Delphes, à ne mespriser point ce Dieu, chez qui je me suis refugié, quoy que son Temple soit moindre qu’il ne luy appartient. Car asseurez-vous qu’il ne laissera jamais impunie l’impieté des meschants ». Esope tenoit ce langage aux Delphiens, qui luy témoignoient de s’en soucier si peu, qu’ils ne laissoient pas pour cela de le mener au supplice. Voyant donc qu’il ne les pouvoit fléchir en façon quelconque, il se mit à leur faire cét autre conte. « Hommes cruels et meurtriers », reprit-il, « donnez-vous la patience d’écouter ce que j’ay encore à vous dire. Il y eust jadis un laboureur, qui devenu vieil aux champs, pria ceux de son logis de le mener à la Ville, à quoy sa curiosité le portoit pour n’y avoir jamais esté. Ces gens attellerent incontinent des asnes à un chariot, sur lequel ils mirent le pauvre Vieillard, et le laisserent aller tout seul. Voila cependant qu’en passant chemin, l’air se couvrit tout à coup par la violence des pluyes et de l’orage. Ainsi l’obscurité fut cause que les asnes se fourvoyerent, et qu’ils jetterent dans un fossé l’infortuné Vieillard, qui pensant à son malheur ; “Helas ! Jupiter”, disoit-il, “en quoy t’ay-je offensé, pour estre si miserablement mis à mort, non par des chevaux courageux, ny par de bons et fors mulets, mais par de malheureux asnes ?” C’est de la mesme façon que je m’attriste, pource que ce ne sont pas des gens de courage et d’honneur qui me font mourir ; mais des hommes de peu, et qui ne peuvent estre pires qu’ils sont ». Cela dit, sur le poinct qu’ils le vouloient precipiter, il leur raconta ceste autre fable. « Il advint un jour, qu’un homme envoya sa femme aux champs, pource qu’estant amoureux de sa fille, il avoit envie d’en abuser, comme en effect il n’y manqua pas ; Et ce fut alors que ceste pauvre fille toute dolente se voyant prise par force ; “Helas !” dit-elle à son pere, “que tu fais là une chose abominable ! Certes j’aymerois beaucoup mieux estre des-honorée de plusieurs, que de toy qui m’as engendrée”. Je vous fais aujourd’huy la mesme reproche, ô meschants Delphiens, et vous proteste qu’il n’est point de Scylle, ny de Caribde, ny point de Syrtes en Affrique, où je ne cherchasse à me perdre, plutost que de mourir indignement, et sans cause. Je maudits vostre pays, et appelle les Dieux à tesmoins de vostre injustice, bien asseuré que je suis qu’ils exauceront ma priere, et me vangeront ». Il eust à peine achevé de parler ainsi, qu’ils le precipiterent du haut d’un rocher, et voylà quelle fust la fin de sa vie. Quelque temps apres, la contagion s’estant mise parmy eux, ils consulterent l’Oracle, qui leur respondit qu’il falloit expier la mort d’Esope. Sçachant donc bien qu’eux seulement en étoient coupables, ils luy dresserent une pyramide. Depuis, les principaux d’entre les Grecs, et les plus sçavans hommes de ce temps-là, estans advertis de la fin tragique d’Esope, s’en allerent tous en Delphes, où s’estans enquis de ceux qui avoient esté les autheurs de sa mort, ils en firent la vengeance eux-mesmes.