(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Le voyage d’Esope en Delphes. Chapitre XXIX. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Le voyage d’Esope en Delphes. Chapitre XXIX. »

Le voyage d’Esope en Delphes.
Chapitre XXIX.

Quelque temps apres, Esope ayant resolu de faire un voyage en Grece, pria le Roy de luy permettre de s’y en aller. Ce qui luy estant accordé, il prit congé de luy, et partit de Babylone, à condition neantmoins qu’il y retourneroit, et y passeroit le reste de ses jours. Or apres qu’il eust bien voyagé par toutes les villes de Grece, et donné de merveilleuses preuves de son sçavoir, il s’advisa de s’en aller aussi en Delphes. Et d’autant que ceux du pays l’ouyrent tres-volontiers parler, sans que toutesfois ils le respectassent autrement, et luy fissent aucune sorte d’honneur, Esope s’adressant à eux ; « Hommes Delphiens », leur dit-il, « je viens de m’adviser tout maintenant, que vous ressemblez à quelque piece de bois qui va flottant sur la Mer. Car ceux qui la voyent de loing ; lorsque les vagues l’agitent, s’imaginent d’abord que c’est quelque chose de grand prix : mais lors qu’on en est prés, l’on trouve que ce n’est rien qui vaille. De ceste mesme façon, lors que j’estois bien esloigné de vostre ville, je vous admirois comme des personnes qui me sembliez valoir beaucoup, et meriter de grandes loüanges : mais depuis mon arrivée en ce lieu, je me suis veu bien trompé, vous ayant trouvé plus inutiles que tous les autres ». Ceux de Delphes l’oyant parler de ceste sorte, apprehenderent d’abord qu’il ne se portast à mesdire d’eux, passant par les autres Villes : Ce qui fut cause qu’ils conspirerent meschamment contre sa vie. Pour cét effect ils s’adviserent de prendre un flacon d’or dans le fameux Temple d’Apollon, qui estoit en leur Ville, et de le mettre secrettement dans la male ou la valise d’Esope. Un peu apres comme il ne se doutoit aucunement de ceste conspiration, il sortit de Delphes, pour s’en aller à Pnocide ; mais les Delphiens qui le guettoient ne manquerent point de le suivre, si bien que l’ayans atteint, ils s’en saisirent incontinent, et l’accuserent de sacrilege. Il eust beau se vouloir justiffier de leur calomnie, en niant d’avoir commis aucun larcin. Tout ce qu’il pût dire, pour prouver son innocence, ne les empescha point de foüiller par force dans ses males et ses valises, où trouvant la phiole d’or qu’on y avoit mise, ils la prirent et la monstrerent aux Citoyens, qui en firent un grand bruict. Esope cognoissant bien par là que c’étoit une partie qu’ils luy jouoient meschamment, affin de le perdre, les pria d’avoir égard à son innocence, et de luy laisser passer chemin. Mais au lieu de le delivrer, ils le mirent en prison, pour avoir, disoient-ils, commis un sacrilege bien manifeste ; et d’une commune voix ils le condamnerent à mourir. Durant ces choses, Esope voyant qu’il n’y avoit point de subtilité qui fust capable de le tirer d’un si grand mal-heur, tout ce qu’il pouvoit faire pour son allegement, c’estoit de se plaindre dans la prison : Ce que voyant un de ses amis, qu’on appelloit Damas, il luy demanda la cause de sa plaincte, qu’Esope luy fit cognoistre en ces termes. « Une femme », dit-il, « ayant depuis peu ensevely son mary, s’en alloit tous les jours à son tombeau, qu’elle arrosoit de ses larmes : Il arriva cependant qu’un certain paysan, qui labouroit la terre assez prés de là, fust surpris de l’amour de ceste femme : ce qui fut cause que delaissant et bœufs et charruë, il s’en alla droict au tombeau ; où s’estant assis, il commença de pleurer comme elle. La femme en ayant voulu sçavoir la cause ; “Ce que je pleure”, luy respondit le païsan, “c’est pour soulager le mal que je ressents de la perte que j’ay faite de ma femme, qui n’estoit pas moins honneste, que belle”. “Un pareil accident m’est arrivé”, adjousta la femme. “Puis que cela est”, continüa le Païsan, “et que nous sommes tombez tous deux en un mesme inconvenient, qui empesche que nous ne soyons mariez ensemble ? Asseurément nous ne perdrons rien à cela, ny l’un ny l’autre. Car je n’auray pas moins d’amour pour toy, que j’en avois pour ma femme ; Je veux croire aussi, que de ton costé tu m’aymeras comme tu as aymé ton mary”. Alors ceste bonne femme prenant pour des veritez les paroles du Paysan, demeura d’accord de l’espouser. Mais tandis qu’ils en estoient à des promesses de mariage, voila qu’un larron ayant espié les Bœufs du Laboureur, se mit à les deslier, et les chassa devant soy. Dequoy le bon homme bien étonné ; lors qu’à son retour il trouva qu’on les luy avoit desrobez, il commença de s’abandonner aux cris et aux plainctes. A ce bruict la femme accourut à luy ; Et le voyant ainsi lamenter : “Quoy”, luy dit-elle, “tu pleures encore ?” “Je pleure en effect”, respondit le Laboureur, “et c’est tout de bon”. J’en fay de mesme », conclud Esope, « et ne me feints point en mes regrets : Car m’estant sauvé cy devant de plusieurs dangers, je ne voy point qu’il y ait moyen de me tirer de celuy-cy, et n’attends d’aucun lieu la delivrance de mon mal ».