(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — De quelle façon Esope nourrit, et dressa quatre Poussins d’Aigle. Chapitre XXVIII. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — De quelle façon Esope nourrit, et dressa quatre Poussins d’Aigle. Chapitre XXVIII. »

De quelle façon Esope nourrit, et dressa quatre Poussins d’Aigle.
Chapitre XXVIII.

Apres qu’Esope eust fait venir à soy tous les oyseaux du pays, il leur commanda, qu’ils eussent à luy apporter quatre Poussins d’Aigle ; et les ayant eus, il les nourrit à sa mode, et les dressa d’une estrange sorte, à quoy toutesfois nous n’adjoûtons pas beaucoup de foy. Car il leur apprit en volant bien haut, à porter dans des corbeilles certains enfans pendus à leur col, et les sçeut si bien accoustumer à leur obeïr, que ces enfans les faisoient voler où bon leur sembloit ; c’est à dire aussi haut, ou aussi bas qu’ils vouloient. L’Hyver estant donc passé ; environ le commencement du Printemps, il apresta tout ce qu’il jugea necessaire pour un tel voyage, principalement les Aigles, et les enfants, avec lesquels il s’en alla en Egypte ; où tous ceux du pays furent si estonnés des merveilles qu’il leur fist voir, qu’ils ne sçavoient qu’en penser. Cependant le Roy des Egyptiens ne sçeut pas plustost l’arrivée de cet homme extraordinaire, que se tournant vers quelques-uns de ses amys ; « Je suis trompé », leur dit-il, « car j’avois ouy dire qu’Esope estoit mort, bien que toutesfois il soit icy plain de vie ». Le lendemain Nectenabo, ainsi se nommoit le Roy, commanda que ses Conseillers eussent à se vestir de robbes blanches ; et pour luy il en prit une rouge, se mettant sur la teste une couronne de pierrerie. En cét esquipage, s’estant assis en son Throsne, il fist appeller Esope, qui fust à peine entré, qu’il luy demanda tout haut, « à qui me compares-tu Esope, et ceux qui sont avec moy ? » « Au Soleil du Printemps », respondit Esope, « et tes Conseillers aux Espics meurs ». Ceste responce donna de l’admiration au Roy, qui luy offrit de grands dons. Le jour d’apres s’estant advisé de s’habiller au contraire de la journée precedente, à sçavoir d’une robe blanche, il en fit prendre de rouges à ses amis ; puis quand Esope fut derechef entré ; « Que penses-tu de moy », luy dit-il, « et de ceux qui sont à l’entour de ma personne ? » « Je te compare au Soleil », respondit Esope, « et ceux qui t’environnent en sont comme les rayons ». « Certainement », reprit Nectenabo, « je n’estime rien Lycerus au prix de moy ». A ces mots, le bon Esope souriant, « ô Roy », continua t’il, « ne parle point si legerement de Lycerus : Car si tu fais un parallelle de ton Regne avec ton Peuple, il reluira comme le Soleil ; mais si tu viens à t’esgaler à Lycerus, il s’en faudra bien peu que tout cet éclat ne paroisse une obscurité ». Nectenabo bien estonné de ceste responce, faicte si soudainement et si à propos ; « Est il vray », luy dit-il, « que tu nous as amené des Massons, pour bastir la Tour ? » « Il est vray en effet », répondit Esope, « et ils sont si prests, qu’il ne reste plus qu’à leur monstrer le lieu où tu veux qu’on fasse les bastimens ». Le Roy sortit de la ville en mesme temps, et le mena dans une large campagne, où il luy fist veoir l’endroit qu’il avoit déjà marqué. Esope amena donc aux quatre coings de la place, les quatre Aigles et les quatre jeunes garçons pendus aux corbeilles : puis leur ayant mis en main à chacun une truelle ou tel autre instrument de Masson, il commanda aux Aigles de s’envoler. Elles s’esleverent incontinent, et lors que ces Maistres ouvriers se virent bien haut, ils se mirent à crier ensemble ; « Donnez nous des pierres, donnez nous de la chaux, donnez nous du bois et tels autres materiaux propres à bastir ». Nectenabo bien estonné de voir ces galants s’élever si haut ; « Qu’est-cecy », dit-il, « d’où nous est venuë ceste engeance d’hommes volants ? » « Du pays de Lycerus », respondit Esope, « qui en a quantité à son commandement : et toutesfois toy qui n’és qu’un homme, te veux comparer à un Roy semblable aux Dieux ». « Tu as raison », reprit Nectenabo, « et pour ne t’en point mentir, je me confesse vaincu. Il ne me reste plus qu’à te faire certaines demandes, pour voir si tu me sçauras respondre. J’ay icy », continüa-t’il, « une espece de juments, qui me semble bien merveilleuses. Car quand elles oyent hannir les chevaux qui sont en Babylone, elles conçoivent incontinent. C’est à toy maintenant à montrer, si tu és assez habile homme pour m’en dire la cause ». « Je le feray », répondit Esope, « mais ce ne sera que demain ». Comme il fût donc de retour en son logis, il fist prendre un chat par des valets, qui l’ayants empoigné, l’allerent foüettant publiquement par toute la Ville. Alors les Egyptiens bien estonnez, et bien fâchez tout ensemble de voir traicter de ceste sorte un animal qu’ils avoient si fort en reverence, accoururent tous à la foule, et arracherent le pauvre chat des mains de ceux qui le battoient ; puis ils s’en allerent au Roy, pour luy dire comment l’affaire s’estoit passée. Nectenabo fist à l’instant appeller Esope ; et s’estant mis à le tancer ; « D’où vient », luy dit-il, « que tu as ainsi fait battre un chat, que tu sçais estre un animal, que nous reverons comme un Dieu ? Parle donc ? qui t’a obligé à cela ? » « Seigneur », respondit Esope, « ce que j’en ay fait a esté pour vanger le Roy Lycerus ; Car tu dois sçavoir que ce mauvais chat est la seule cause d’une perte qu’il a faite la nuict passée pour luy avoir tué son coq, qui étoit vaillant et aguerry au possible, joinct que par son chant il luy marquoit ordinairement les heures de la nuict ». Nectenabo croyant avoir surpris Esope par ses propres paroles ; « Je te tiens », luy dit-il, « n’as-tu point de honte de mentir ? Est-il bien possible qu’en une nuict, le chat dont il est question, soit allé d’Egypte en Babylone ? » « Pourquoy non », respondit Esope en sousriant, « s’il se peut faire, comme tu dis, que les juments d’Egypte conçoivent en oyant hannir les chevaux de Babylone ? » Par ceste responce, il se mit si bien dans l’esprit du Roy, qu’il l’estima grandement pour son sçavoir, et pour sa prudence : de maniere qu’un peu apres, ayant fait venir de la ville d’Eliopolis un bon nombre d’hommes sçavants, fort versez aux questions Sophistiques, il se mit à les entretenir sur la suffisance d’Esope, et voulut que luy-mesme fust de la partie, en un festin où il les avoit invitez. Comme ils se furent tous mis à table, un de ces Sophistes attaquant Esope ; « Estranger », luy dit-il, « je t’advise que je suis icy envoyé de la part de mon Dieu, pour te demander l’esclaircissement d’une question dont je suis en doute », Esope l’ayant escouté sans s’esmouvoir ; « Tu ments », luy dit-il, « car Dieu sçachant tout, n’a pas besoing de s’enquerir, ny d’apprendre quelque chose d’un homme. Or est-il que tu ne t’accuses pas seulement, mais encore ton Dieu ». En suitte de celuy-cy, un autre prenant la parole ; « Il y a », se mit-il à dire, « un grand Temple, dans lequel est un pilier contenant douze Villes chacune desquelles est soustenuë de trente poutres, que deux femmes environnent ». Esope l’oyant ainsi parler ; « Vrayment », dit-il, « voila une fort belle question, et dont les enfans de nostre pays rendroient raison. Le Temple c’est le Monde, le pilier c’est l’An, les villes sont les Mois, les poutres les jours des Mois, et le jour avecque la nuict sont les deux femmes qui succedent l’une à l’autre ». Le lendemain apres que Nectenabo eust fait appeller ceux de son conseil ; « Sans mentir », leur dit-il, « j’ay belle peur que l’esprit d’Esope ne nous fasse tributaires du Roy Lycerus ». « Avant que cela soit », respondit un de l’assemblée, « je suis d’advis que nous luy proposions des questions, que nous-mesmes n’avons jamais sçeuës, ny ouyes ». « Voila qui ne va pas mal », dit Esope, « mais je vous feray demain response à cela ». Il les quitta donc là dessus, et s’en alla faire un petit billet qui contenoit ces paroles. « Nectenabo confesse devoir à Lycerus mille talents de tribut » ; Le jour suivant comme il fut de retour vers le Roy, la premiere chose qu’il fist, ce fut de luy presenter ce billet. Alors avant que le Roy l’ouvrist, il se leva un bruict confus parmy tous ses Conseillers, qui disoient tout haut ; « Ce n’est pas chose nouvelle, nous avons ouy cecy de longtemps, et le sçavons veritablement ». Ce qu’oyant Esope ; « Tant mieux », s’escria-t’il : « puis que vous confessez ainsi la debte, je vous en remercie bien fort ». Voila cependant que le Roy ne fût pas de cét advis, car à ce mot de debte et de confession ; « Je ne dois rien à Lycerus », dit-il à ses gens : « et toutesfois il n’y a pas un de vous qui ne tesmoigne contre moy ». Ces paroles du Roy leur firent à l’instant changer d’opinion, et dire les uns aux autres, nous n’en sçavons rien, et n’en avons jamais ouy parler. « Tant mieux encore », adjoûta Esope ; « et s’il est ainsi, comme vous l’asseurez, vostre question est vuidée ». Sur cela, Nectenabo plus étonné que jamais ; « Il faut advoüer », dit-il, « que le Roy Lycerus est heureux, d’avoir en son Royaume une telle source de doctrine ». Il fist donc compter à Esope l’argent du tribut accordé entr’eux, et le renvoya paisiblement. Depuis estant de retour en Babylone, il raconta de poinct en poinct à Lycerus tout ce qu’il avoit fait en Egypte, et luy donna le tribut que Nectenabo luy envoyoit ; Pour recompense dequoy, Lycerus luy fit ériger une statuë d’or.