Ennus est adopté par Esope, qui en reçoit une grande
injure.
Chapitre XXVI.
Esope se voyant sans enfans, s’advisa d’adopter un gentil homme, qu’on nommoit Ennus ; et le presentant au Roy, le luy recommanda, comme s’il eut esté son fils legitime. Mais un peu apres il arriva qu’Ennus eust affaire à la Maistresse d’Esope, qui sçachant cela, le voulut mettre bien viste hors de sa maison. Alors Ennus s’abandonnant à une hayne secrette, se mit à contrefaire une lettre, par laquelle il donnoit à entendre au nom d’Esope, qu’il n’estoit pas si content d’adherer au Roy Lycerus, qu’à ceux là mesmes qui luy envoyoient des problemes. Cette lettre estant cachetée avec la propre bague d’Esope, il la presenta au Roy ; qui transporté de colere, commanda tout aussi tost à Hermippus, que sans autre forme d’enqueste, il s’en allast tuër Esope, comme traistre qu’il estoit. Mais il arriva de bonne fortune, qu’Hermippus, qui lui avoit toujours esté ami, témoigna qu’il l’estoit encore à ce besoin, car au lieu de le mettre à mort, il le tint si bien caché dans un tombeau, où il le nourrit secrettement, que nul ne s’en apperçeut. Ce qui reüssit si bien au profit d’Ennus, qu’il eust toutes les charges d’Esope, par le don que luy en fist Lycerus. Quelque temps apres Nectenabo Roy des Egyptiens, ayant sçeu qu’Esope estoit mort, escrivit incontinent une lettre au mesme Lycerus, par laquelle il luy mandoit qu’il eust à luy envoyer des Ingenieurs, qui fussent si bien versez en leur art, qu’ils peussent bastir une tour, qui ne touchast ny le Ciel, ny la terre, et par mesme moyen qu’il luy fit venir aussi quelqu’un qui sçeut respondre à toutes les choses qu’il luy demanderoit ; concluant que s’il le pouvoit faire, il receveroit le tribut, sinon qu’il le payeroit. Aussi tost que Lycerus eust leu ces lettres, elles l’attristerent extrémement, pource qu’il n’y avoit pas un de ses amis qui fust capable d’entendre la question de la Tour. Il s’affligea donc d’une estrange sorte, disant qu’en Esope il avoit perdu la principale colomne de son Estat. Cependant Hermippus ne pouvant souffrir le Roy dans une peine, dont il cognoissoit la cause, le fût trouver aussi tost, et luy dit qu’Esope vivoit encore, et qu’il ne l’avoit point voulu tuer, pour ce qu’il se doutoit bien qu’à la fin le Roy mesme en pouroit estre fâché. Ceste nouvelle plût grandement à Lycerus, à qui le pauvre Esope fut amené tout crasseux, et plain d’ordure. Le Roy le voyant en si piteux estat, en fut si touché de compassion, qu’il en respandit des larmes, et commanda qu’on eust à le mettre dans le bain, et à l’équipper d’une autre façon. Ces choses s’estans ainsi passées, Esope se justifia du crime dont Ennus l’avoit chargé, et respondit si pertinemment aux causes de son accusation, qu’il n’y a point de doute, que le Roy recognoissant son innocence, eust fait executer Ennus, si Esope ne l’eust prié de luy faire grace. En suite de tout cecy, Lycerus donna la lettre de Nectenabo au subtil Esope, qui ne l’eust pas plûtost leuë, que sçachant par quel moyen il falloit resoudre ceste question, il se mit à rire, et fist rescrire à Nectenabo, qu’incontinent que l’Hyver seroit passé, on luy envoyeroit des Ouvriers, qui luy bastiroient sa Tour, et un homme qui respondroit à toutes ses questions. Lycerus renvoya donc les Ambassadeurs d’Egypte, puis remit Esope en sa premiere administration, et luy rendit Ennus avec tous les biens qu’il possedoit auparavant.