(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — De l’affranchissement d’Esope. Chapitre XXIII. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — De l’affranchissement d’Esope. Chapitre XXIII. »

De l’affranchissement d’Esope.
Chapitre XXIII.

Il advint en ce temps-là une chose estrange en la ville de Samos, où comme on celebroit publicquement une certaine feste, l’on fut tout estonné de voir une Aigle, qui prenant son vol d’en-haut, arracha l’aneau public, et le laissa choir au sein d’un Esclave. Cela fit que les Samiens, non moins espouvantez de cét évenement, qu’ils en furent attristez, s’assemblerent tous en un certain lieu, et prierent Xanthus, pource qu’il estoit le premier de la ville, et avec cela Philosophe, de leur expliquer ce que signifioit un si merveilleux prodige ; Mais Xanthus aussi empesché qu’eux de leur en rendre raison, leur demanda terme pour y respondre. Il s’en alla donc en sa maison, où ne sçachant que juger de cela, il devint tout pensif, et se plongea dans une profonde melancolie. Mais Esope cognoissant fort bien d’où procedoit cét ennuy ; apres l’avoir abordé, « Seigneur », luy dit-il, « d’où vient que tu persistes ainsi en ta tristesse ? ne me cele rien, je te prie, et cesse de te fâcher. Je sçay ce qu’il faut que tu fasses, pourveu que tu t’en remettes à moy. Pour cét effet, quand tu seras demain à la place publique, dy simplement ces paroles aux habitans : Messieurs, je n’ay jamais appris à rendre raison, ny des Prodiges, ny des Augures ; mais il est bien vray que j’ay en ma maison un serviteur, qui sçait beaucoup de choses, et qui, je m’asseure, vous esclaircira de ce que vous desirez si fort de sçavoir. Ainsi, mon Maistre, si je puis resoudre ceste doute, toute la gloire t’en reviendra, pour avoir à ton service un si habile valet, sinon le deshonneur n’en sera qu’à moy ». Xanthus rasseuré par ces paroles d’Esope, se resolut de le croire, et ne faillist point le lendemain de se trouver en la Maison de Ville, ou, suivant le conseil de son serviteur, il se mit à parler aux Assistants, qui le prierent incontinent de faire venir Esope A son arrivée, il se tint debout devant les Samiens, qui bien estonnez de voir un homme de ceste mine, s’en rioient ouvertement, et disoient tout haut. « Vrayment voila un bel homme, pour nous expliquer le Prodige, dont nous sommes si fort en peine. Est-il bien possible qu’il puisse sortir de luy quelque chose de bon, estant si laid et si contrefaict ? » Voila comme ils se mocquoient d’Esope, qui toutesfois ne s’en troubla point. Mais apres que devant l’assemblée il eust estendu la main, et obtenu silence des assistans, « Hommes Samiens », dit-il, « d’où vient que ma mine vous est un subjet de raillerie ? sçavez-vous pas que c’est à l’esprit de l’homme, qu’il faut s’arrester, et non pas à son visage, puis que bien souvent dans un laid corps, la Nature ne laisse pas de cacher une belle ame ? Que cela ne soit, je vous demande si vous considerez la forme exterieure d’une bouteille, ou d’un pot de terre, et si vous n’avez pas plustost égard au goust interieur du vin ? » Tous les assistans fort satisfaits de ces paroles ; « Esope », s’escrierent-ils, « si tu peux assister la Ville de tes conseils, nous te prions de le faire ». S’estant mis alors à parler plus hardiment, « Messieurs », leur dit-il, « pource que la fortune, qui ayme les divisions a proposé un prix de gloire au Maistre et au Valet, quand il arrive que ce dernier est moindre que l’autre, il n’en remporte que des coups ; Que s’il est trouvé plus excellent, cela n’empesche pas qu’il ne soit encore tres-bien battu : De ceste façon, quoy qu’il en advienne, à droit ou à tort, le Maistre est tousjours oppressé. Je suis content neantmoins de vous declarer sans rien craindre, ce que vous desirez si fort de sçavoir, pourveu que vous me fassiez donner ma liberté, et la permission de parler ». Tout le peuple s’escria pour lors d’un commun accord : « ô Xanthus, affranchy Esope : obey aux Samiens, et fay ce bien à leur Ville ! » Mais luy ne s’en esmouvoit en façon quelconque, et n’y vouloit pas entendre. Ce que voyant le Preteur, « Asseurément », luy dit-il, « si tu ne veux obeyr au peuple, j’affranchiray Esope tout maintenant, et il sera fait semblable à toy ». Alors n’estant pas possible à Xanthus de s’en dédire, il s’y accorda, et ainsi Esope fût declaré affranchy par un cry public qu’un trompette de la ville fit en ces termes. « Le Philosophe Xanthus donne aux Samiens la liberté d’Esope », et ainsi se trouva veritable, ce qu’un peu auparavant Esope avoit dit à son Maistre par ces paroles, je t’advise que malgré toy tu m’affranchiras. Comme il se vit donc en liberté, et en pleine assemblée des Samiens ; « Messieurs », se mit-il à dire, « l’Aigle (comme vous sçauez) estant le Roy des oiseaux, ce qu’elle a ravy cét anneau, qui est une marque de puissance, et l’a laissé choir au sein d’un homme de servile condition, signifie que parmy les Roys, qui sont maintenant vivans, il y en a un, qui de libres que vous estes, vous veut rendre serfs, et annuller les loix que vous avez de si longtemps establies ». Les Samiens s’attristerent bien fort de ces paroles, et encore plus, quand ils se virent à la veille d’en sentir l’effect. Car un peu apres il leur vint des lettres de la part de Cresus, Roy de Lydie, par lesquelles il les sommoit à luy payer tous les ans un certain tribut, à faute dequoy, il leur declaroit la guerre. Cette nouvelle, et l’apprehension qu’ils avoient d’estre sous la domination de Cresus, les ayant fait assembler pour en consulter ; ils treuverent à propos de prendre l’advis d’Esope, qui pour response à leur demande ; « Messieurs », leur dit il, « quand les principaux d’entre vous auront opiné à vous rendre tributaires du Roy de Lydie, vous n’aurez plus besoin de mon conseil : je suis content neantmoins de vous faire un conte qui vous apprendra, de quelle façon vous aurez à vous comporter en cecy. La fortune nous monstre en ceste vie deux chemins bien differents, dont l’un est celuy de la liberté, l’entrée duquel est grandement difficile ; mais l’issuë aysée ; Et l’autre celuy de la servitude, qui tout au contraire a un commencement fort doux, et une fin espineuse ». A ces mots les Samiens s’écrierent ; « Puis que cela est, et que nous jouïssons de la liberté, nous ne sommes d’advis de nous reduire volontairement à la servitude », surquoy ils renvoyerent l’Ambassadeur des Lydiens, sans avoir conclu ny paix ny trefve. La nouvelle en estant depuis venuë au Roy Cresus, il se resolut de leur faire la guerre : Ce que l’Ambassadeur voulant prevenir, « Seigneur », luy dit-il, « je ne pense pas que tu puisses jamais vaincre les Samiens, tant qu’ils auront Esope avec eux, et qu’ils se gouverneront par son advis : C’est pourquoy je te conseille pour le mieux de le demander par des Ambassadeurs envoyez exprés, qui leur promettront de ta part, que tu les recompenseras en autre chose, et que cependant, tu ne leur demanderas plus rien : Que si tu n’en viens à bout par ce moyen, je ne pense pas que tu le puisses faire autrement ». L’effect de ces paroles fut tel, que le Roy Cresus, estant persuadé par l’apparence qu’il y voyoit, envoya soudain aux Samiens un Ambassadeur, avec charge expresse de leur demander Esope : comme en effect ils se resolurent de l’envoyer au Roy. Ce qu’Esope ayant appris, et s’estant presenté devant l’assemblée, « Hommes Samiens », dit-il, « je tiens à singuliere faveur de ce que je m’en vay trouver le Roy Cresus, pour me jetter à ses pieds, et le saluër ; Mais auparavant, souffrez que je vous die une Fable. Au temps que les bestes parloient, il arriva que les loups firent la guerre aux brebis. Mais depuis, voyant qu’elles avoient de leur costé quantité de chiens qui les chassoient, ils leur firent sçavoir par des Ambassadeurs envoyez exprés, que si elles vouloient desormais vivre en paix, et oster tout soupçon de guerre, qu’elles eussent à leur envoyer les chiens ; comme en effect les brebis furent si sottes, et si mal-advisées, que de les donner, en se laissant persuader une chose qui ne leur pouvoit estre que dommageable. Aussi arriva-t’il que les loups ayant mis en pieces les chiens, il leur fût facile d’en faire de mesme des brebis ». Les Samiens comprirent incontinent le sens de la Fable, et resolurent entr’eux de retenir Esope. Mais luy ne le voulut pas, et s’estant mis à la voile avecque l’Ambassadeur, il s’en alla trouver le Roy Cresus.