Esope ameine à son Maistre un homme niais, et sans
soucy.
Chapitre XVI.
Xanthus n’eût pas plûtost ouy la response qu’Esope venoit de faire a ses hostes, que n’ayant rien si à cœur, que l’occasion de le battre : « Banny », luy dit-il, « puis que tu as osé tancer mon amy de ce que se meslant des affaires des autres, il avoit un peu trop de soucy, monstre-moy quelque homme qui n’en ait point ». Esope ne respondit rien à cela, mais s’en alla le lendemain à la place, où regardant les passants, il en vid un fortuitement, qui se tenoit assis en un coing, où il demeuroit oisif. Ayant jugé d’abord, que c’étoit là l’homme qu’il luy falloit, pource qu’il recognût à sa mine qu’il n’avoit point de soucy, ny beaucoup de sens, il s’en approcha le conviant à venir disner avecque son Maistre. Ceste nouveauté ne sembla pas estrange à ce Rustre, qui ne s’enquerant de rien, et ne daignant pas mesme demander le nom de l’homme qui l’invitoit, s’en alla droict au logis de Xanthus, où il se mit à la table, avec des souliers tous sales et tous crottez. Xanthus le voyant d’abord ; « Qui est celuy-cy ? », dit-il : « C’est l’homme sans soucy », respondit Esope. Alors Xanthus parlant tout bas à sa femme, « fay luy », dit-il, « ce que je te commanderay, et ne manque point, affin que je trouve un sujet de bien estreiller Esope ». Apres ces choses, « ma femme (dit-il tout haut) mets de l’eau dans un bassin, et en lave les pieds de nôtre hoste ». Ce qu’il disoit exprés, pour ce qu’il s’imaginoit que ce lourdaut ne voudroit pour rien souffrir, qu’on s’abbaissast jusques là pour le servir, et qu’ainsi Esope meriteroit d’estre battu, pource que son homme se seroit mis dans le soing du compliment, et de la civilité. La femme de Xanthus fist donc le commandement de son Mary, et mit de l’eau dans un bassin, pour laver les pieds de son hoste. Or bien que ce pauvre Idiot jugeast assez, qu’elle mesme estoit la Maistresse du logis, si est ce que tenant cela pour indifferent, « asseurément (disoit-il à par soy) c’est pour me faire plus d’honneur, qu’elle me veut laver les pieds de ses propres mains, bien qu’elle le puisse commander à quelqu’une de ses servantes ». Comme il eût donc estendu ses pieds, elle luy dit qu’il se lavât, ce qu’il fit incontinent, puis il s’alla mettre à table, où il ne fut pas plutost assis, que Xanthus commanda, qu’on donnât à boire à son hoste : Luy cependant se mit à raisonner de cette sorte. « Certes, il leur appartient bien d’étre servis les premiers, mais puis qu’ils le veulent ainsi, qu’ay-je affaire de m’en donner de la peine ? » ; Et là dessus, il se mit à boire : Mais durant le disner, comme on luy eust apporté d’une certaine viande, qu’il trouva fort à son goust, et dont il mangea▶ de bon appetit ; Xanthus voulut faire accroire à son Cuisinier, qu’il l’avoit mal apprestée à cause dequoy l’ayant fait dépoüiller tout nud, il le traita rudement à grands coups de foüet. Ce que voyant l’homme sans soucy ; « Pour moy », disoit-il, « je trouve ceste viande cuite comme il faut, et si bonne à mon goust, qu’il ne luy manque rien, ce me semble, pour estre bien assaisonné. Mais quoy ? si le Maistre de ceans veut battre son serviteur sans qu’il le merite, que m’importe, que cela soit, ou qu’il ne soit pas ? » Durant ces choses, Xanthus ne sçavoit que penser de son hoste, et ne trouvoit guere bon de voir, qu’il avoit si peu de soing et de curiosité, qu’il ne daignoit, ny s’enquerir, ny se soucier de rien que ce fut. A la fin, lon n’eust pas si tost mis le gasteau sur la table, que ce Vilain hoste, le tournant de tous costez, commença d’en ◀manger, comme si ç’eust esté du pain, et comme s’il n’en eust jamais gousté de semblable. Cét essay, non plus que le precedent, ne servit qu’à aigrir encore plus fort le Philosophe, qui s’en prenant à son boulanger, « Malencontreux que tu és », luy dit-il, « pourquoy n’as tu mis du miel et du poivre dans ce gasteau ? » A ces mots Esope se sentant surpris, « Mon Maistre », respondit-il, « s’il se trouve que le gasteau ne soit bien cuict, je suis content que tu me frappes ; mais s’il n’est assaisonné comme il doit estre, le blâme en est à ma Maistresse, et non pas à moy ». « Si cela est », adjousta Xanthus, « et que la faute vienne de ma femme, je la feray sans delay brûler toute vive ». Là dessus, il fist derechef signe à sa femme de luy obeyr, à cause d’Esope, et commanda en mesme temps, qu’on luy apportast des fagots, ausquels il mit le feu, et tira sa femme auprés, avec apparence de l’y vouloir jetter. Il se retint neantmoins, et porta sa veuë sur le Païsan, qu’il avoit pour hoste, affin de voir s’il ne se leveroit point de table, pour l’empescher de faire une action si temeraire. Mais luy se tenant tousjours dans l’indifference, « Voire », s’imagina-t’il, « puis qu’il n’a point de sujet de se fâcher, pourquoy le fait-il ? » Et à mesme temps s’addressant à Xanthus, « Seigneur », luy dit-il, « si tu juges qu’il y ait de la raison en ce chastiment, attends un peu que je sois allé jusqu’à mon logis, et à mon retour, je t’ameneray ma femme pour la brusler avecque la tienne ». Xanthus oyant ainsi parler ce bon homme, et voyant qu’il n’y avoit point de malice en son fait, s’en estonna grandement, et dit à Esope ; « Vrayment tu n’as pas eu mauvaise raison d’appeller cét homme exempt de soucy, car il l’est en effect ; Voila pourquoy, pour l’avoir si bien rencontré, mesme pour m’avoir vaincu, tu reçevras la recompense que tu merites. Laissant donc à part le passé, qu’il te suffise qu’à l’advenir je t’affranchiray, et te mettray en liberté ».