(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — De quelles viandes Esope traicta les Hostes de Xanthus. Chapitre XIV. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — De quelles viandes Esope traicta les Hostes de Xanthus. Chapitre XIV. »

De quelles viandes Esope traicta les Hostes de Xanthus.
Chapitre XIV.

Quelques jours s’estans écoulez, Xanthus convia derechef ses escoliers à disner, et commanda pour cét effect à Esope qu’il acheptast ce qu’il trouveroit de meilleur, et de plus exquis. Ce qu’il fist à l’heure mesme, disant à par soy le long du chemin, « j’apprendray bien à mon Maistre à ne point commander mal à propos ». Apres qu’il eust donc achepté quelques langues de Pourceau, et qu’il les eust apprestées pour ses Hostes, il en donna à chacun une bien rostie, et de la sausse dessus. Les escoliers loüerent d’abord une si belle entrée de table, qui leur sembla fort propre à des Philosophes ; pource que c’est par le moyen de la langue qu’on exprime ses pensées. En suite de cela, il les servit encore de langues boüillies ; Et combien qu’ils luy demandassent quelque autre chose à manger, il n’en fist rien neantmoins. A la fin les escoliers ennuyez d’une mesme viande tant de fois servie. « Quoy ? » luy dirent-ils, « ne cesseras-tu d’aujourd’huy de nous donner des langues ? Ne vois-tu pas que nous avons écorché les nostres, à force de manger de celles que tu nous as servies ? » Xanthus s’estant mis alors en colere : « Esope », dit-il, « n’as-tu donc point autre chose à nous donner ? » « Nenny », respondit Esope. « Vilain bout d’homme », continüa Xanthus, « ne t’avois-je pas commandé d’achepter tout ce que tu trouverois de bon, et d’excellent ? » « C’est par là que j’ay gaigné », replicqua Esope, « et je suis bien aise de ce que tu me reprends en la presence des Philosophes que voicy. Mais je voudrois bien sçavoir, s’il y a rien de meilleur que la Langue, en ceste vie mortelle : Nenny, sans doute, puis qu’il n’est point de doctrine, ny point de Philosophie, qui par son moyen ne soit enseignée aux hommes. Par elle nous donnons et reçevons : Par elle on fait des harangues, des prieres, des compliments : on plaide des causes : on paroist éloquent : on traicte les mariages : on bastit les villes : on pourvoit à la seureté des hommes : Et pour le dire en un mot, par elle mesme nostre vie se maintient : par où l’on peut voir qu’il n’y a rien de meilleur que la langue ». Ces raisonnements d’Esope furent approuvez par les escoliers, qui le loüant d’avoir bien parlé, donnerent le tort à leur Maistre, et s’en retournerent chacun chez soy.