(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Du present fait à la maistresse de Xanthus. Chapitre XII. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Du present fait à la maistresse de Xanthus. Chapitre XII. »

Du present fait à la maistresse de Xanthus.
Chapitre XII.

Le lendemain un des Disciples de Xanthus fist un beau festin, où il invita son Maistre, et les autres escoliers. Comme ils se fûrent tous mis à table, la premiere chose que fit Xanthus, fût de choisir quelques-unes des viandes les plus exquises, et les donnant à Esope, qui estoit auprés de luy ; « Va-t’en », dit-il, « et porte cecy à ma bien-aymée ». Esope s’en alla en mesme temps, disant à par soy le long du chemin, « voila qui va bien, je ne sçaurois avoir une meilleure occasion que celle cy, pour me vanger de ma Maistresse, et des brocards qu’elle me donna la premiere fois que je me presentay devant elle : On verra bien à ce coup, s’il est veritable qu’elle ayme mon Maistre ». Comme il fust donc entré dans la maison, il appella sa Maistresse, et mettant devant elle les viandes qu’il luy apportoit : « Madame », dit-il, « voila un present de mon Maistre, qu’il envoye, non pas à vous, mais à sa bien aymée ». Là dessus ayant appellé à soy une petite chienne, qu’on nourrissoit dans le logis ; « Tien Mignonne », dit-il, « voylà ce que mon Maistre a commandé que je t’apportasse » ; et ce disant, il luy donna toute ceste viande morceau par morceau. Cela fait, il retourna vers son Maistre, qui d’abord luy demanda, s’il avoit tout donné à sa bien aymée ; « Elle a eu tout », respondit Esope, « et l’a mangé en ma presence ». « Qu’a-t’elle dit en mangeant », adjousta Xanthus ? « Rien », dit Esope, « mais elle t’en a remercié à par soy ». Cependant la femme de Xanthus bien fâchée de voir que son Mary ne l’aymoit pas tant, qu’il n’aymât encore d’avantage une chienne, entra dans sa chambre, où toute desolée, elle protesta de n’avoir jamais sa compagnie. Durant ces choses, apres que ceux qui estoient du festin se fûrent bien échauffez à boire, et qu’on eust proposé plusieurs questions d’une part et d’autre, il y en eut un parmy eux qui plus curieux que ses compagnons ; « Quand sera-ce », leur demanda-t’il, « qu’il y aura d’estranges divisions et de grands desordres parmy les hommes ? » A quoy le subtil Esope, qui étoit auprés de luy, respondit ainsi ; « Ce que tu desires sçavoir arrivera quand les morts ressusciteront, Car alors un chacun d’eux redemandera ce qu’il possedoit en ce monde ». Ceste response pleust aux Escoliers de Xanthus, qui s’estans mis à rire : « Certainement », dirent-ils, « ce nouveau serviteur est tout plein d’esprit ». En suitte de ceste question, il y en eust un qui demanda, pourquoy la Brebis ne crioit point quand on la menoit à la boucherie, au lieu que le Pourceau faisoit un estrange bruict ? « Pource », respondit Esope, « qu’on a accoustumé de tirer le laict à la Brebis, et de luy tondre la laine, ce qui est cause qu’elle suit paisiblement, et se laisse prendre par les pieds, ne se doutant point qu’on luy vueille faire du mal, ny qu’elle doive rien endurer plus que l’ordinaire. Il n’est pas ainsi d’une Truye, qui n’est ny tirée, ny tonduë ; joint que l’on n’a pas accoustumé de la traisner à de semblables choses. Sçachant donc qu’elle n’a rien de bon sur soy que sa chair, c’est à bon droict qu’elle fait du bruict, comme en se plaignant ». Ces raisonnements provocquerent derechef à rire les escoliers, qui toutesfois en loüerent grandement l’Autheur. Apres le disner, Xanthus estant de retour en son logis, se voulut mettre à deviser avec sa femme, comme il avoit accoustumé de faire ; Mais elle le dédaignant ; « Retire toy vilain », luy dit-elle, « et me rends mon doüaire, affin que je te quitte, le conseil en est pris, je ne veux plus demeurer avec toy : va-t’en plustost caresser ta chienne, à qui n’agueres tu as envoyé de la viande ». Voila le reproche que reçeut Xanthus, qui en estant tout hors de soy ; « Asseurément », dit-il, Esope m’a fait encore quelque tour de son mestier : Puis retournant à sa femme ; « A ce que je voy », reprit-il, « tu me voudrois bien faire accroire que je suis yvre ; Mais ne l’es-tu point toy-mesme qui me tiens de si fâcheux langages ? N’est-ce pas à toy seule que j’ay envoyé les viandes, qu’Esope te doit avoir données ? ». « Par le Dieu Jupiter », repartit-elle, « ce n’est pas à moy que tu les as envoyées, mais bien à ta chienne ». Xanthus ayant fait à mesme temps appeller Esope : « Vien çà », luy dit-il, « à qui as-tu baillé ce dequoy je t’avois chargé ? » « A ta bien aymée », respondit Esope. Surquoy Xanthus s’estant enquis de sa femme, si elle n’avoit rien reçeu : « Rien du tout », dit-elle « Mais toy mesme (reprit Esope parlant à son Maistre) à qui m’as-tu ordonné de faire ce present ? » « A ma bien aymée », continua Xanthus, Esope fit alors venir la chienne, et s’adressant à Xanthus : « Il est bien à croire », adjousta-il, « que celle-cy t’ayme grandement ; Car quelque bonne inclination que ta femme se die avoir, pour toy, si est-ce que si elle s’offense de la moindre chose, elle en vient incontinent aux injures ; Elle contredit à tout ; elle s’en va : Il n’en est pas ainsi de ta chienne : Tu as beau la chasser, elle ne bouge et ne crie point. Au contraire, oubliant à l’instant tout le mal que l’on luy peut avoir fait, elle applaudit à son Maistre, et le caresse de la queuë. Il falloit donc bien, ce me semble, Seigneur, que tu me disses, Esope porte cecy à ma femme, et non pas à ma bien aymée ». Ces paroles mirent en desordre Xanthus, qui toutesfois pour s’en servir comme d’une excuse envers sa femme ; « Ne vois tu pas », luy dit il, « que ce dequoy tu m’accuses n’est point ma faute, mais de celuy qui a apporté ceste viande ? Aye donc patience, et ne doute point que je ne sçache trouver l’occasion de le bien battre ». Mais elle qui n’estoit pas d’humeur de rien faire qu’à sa teste, ne voulut point le croire, et le quittant là, se retira chez ses parents. Ce que voyant Esope, « hé bien ! mon Maistre », dit-il, « ne vous avois-je pas bien asseuré, que vostre chienne vous aymoit mieux, que ma Maistresse ne vous ayme ? ».