(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — La response d’Esope à un Jardinier. Chapitre IX. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — La response d’Esope à un Jardinier. Chapitre IX. »

La response d’Esope à un Jardinier.
Chapitre IX.

Le jour d’apres, Xanthus commanda à Esope de le suivre, et le mena en un Jardin, pour y achepter des herbes. Le Jardinier en ayant fait un faisseau, Esope le prit, et alors comme Xanthus voulust payer, le Jardinier s’addressant à luy. « Seigneur », luy dit-il, « vous m’obligeriez fort, si vous me vouliez resoudre d’une question que j’ay à vous faire ». « Quelle est donc ceste question », respondit Xanthus ; « D’où vient », reprit le Jardinier, « qu’encore que je cultive, et que j’arrose avec tout le soing qui m’est possible, les herbes que j’ay plantées, elles ne prennent toutesfois leur accroissement que bien tard, au contraire de celles, que la terre produict de soy-mesme, qui ne laissent pas d’estre plustost advancées, encore qu’on n’y prenne pas tant de peine ? » Combien que ce fust le faict d’un Philosophe, de resoudre ceste question, si est ce que Xanthus ne sçeut qu’y respondre, sinon que cét évenement entre les autres, estoit un effet de la Providence Divine. Ce qu’oyant Esope, qui étoit là present, il se prit à rire ; Son Maistre luy demanda pour lors, si c’estoit pour se mocquer, qu’il rioit ainsi ? « Je me mocque voirement », respondit Esope, « non pas de toy, mais de celuy qui t’a instruict. Car ce que tu viens de dire, que toutes choses sont gouvernées par la Providence Divine, est l’ordinaire solution, que donnent les Sages. Laisse moy donc respondre à cét homme, et je le contenteray » : Xanthus se tournant alors vers le Jardinier ; « Mon amy », luy dit-il, « je trouve qu’il ne seroit pas bien seant, que moy qui ay disputé en tant de fameuses assemblées, m’amusasse maintenant à resoudre des difficultez en un Jardin ; Mais je m’asseure que mon garçon que voicy, te rendra raison de ce que tu desires sçavoir, si tu luy en fais la proposition. Car il sçait tres bien les consequences de plusieurs choses ». « Quoy reprit le Jardinier, ce vilain a-t’il quelque teinture des lettres ? O le grand malheur que c’est : Sus donc, bon-homme, as-tu bien autant d’esprit qu’il en faut, pour satisfaire à ma question ». Alors Esope prenant la parole ; « Quand une femme », dit-il, « s’est remariée en secondes nopces, ayant des-ja des enfants de son premier mary, s’il arrive qu’elle en espouse un autre, qui en ait pareillement de sa premiere femme ; Elle est bien Mere des enfants qu’elle a amenez, mais marastre à ceux qu’elle a trouvé en la maison de son nouveau Mary : Elle monstre donc avoir une inclination bien differente, pour les uns et pour les autres. Car elle ayme ceux qu’elle a mis au monde, et ne se lasse jamais du soing qu’elle prend à les eslever. Comme au contraire elle a de l’aversion, pour les enfans d’autruy, et par je ne sçay quelle envie, elle retranche de leur nourriture, pour la donner aux siens propres, qu’elle cherit comme ses creatures, et hayt les enfans de son Mary, comme estrangers. Il en est de mesme de la terre, elle est Mere de ce qu’elle a produict, mais marastre de ce que tu plantes. Il ne faut donc pas t’estonner si elle nourrit, comme une chose legitime, ce qui est sien, et si l’entretenant mieux, elle ne donne pas tant d’aliment aux plantes que tu prends la peine de cultiver, pource qu’elle les tient pour bastardes ». Le Jardinier fort satisfait de ceste response, « Croy-moy », luy dit-il, « tu m’as tiré d’une grande peine par ce raisonnement. Va t’en maintenant, si bon te semble : Je ne te demande rien pour ces herbes, et te permets d’en cueillir desormais toutes les fois que tu voudras venir en mon Jardin, où tu pourras entrer comme en ton propre heritage ».