(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Xanthus fait un present d’Esope à sa femme. Chapitre VIII. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Xanthus fait un present d’Esope à sa femme. Chapitre VIII. »

Xanthus fait un present d’Esope à sa femme.
Chapitre VIII.

Esope se mit donc à suivre Xanthus, comme il s’en alloit en sa maison. Alors ayant pris garde que son Maistre pissoit en marchant ; apres avoir retiré sa robbe, il la luy prit par derriere, et la tirant à soy ; « Vends-moy », luy dit il, « tout incontinent, autrement je m’enfuïray ». « Pourquoy cela ? » ; reprit Xanthus. « Pource », respondit Esope, « que je ne pourray jamais servir un tel Maistre. Car s’il est ainsi que toy qui as un empire absolu sur mes volontez, et qui ne crains personne, ne donnes point toutesfois aucun relâche à ta nature, puis que tu pisses en marchant ; que faudra-t’il que je fasse, si tu m’envoyes à quelque affaire ? ne seray-je pas contraint de décharger mon ventre en volant, si mesme ceste nature exige de moy quelque chose de semblable ? » « Quoy », adjoûta Xanthus, « cela te met-il si fort en peine ? Tu ne sçais donc pas, que si je pisse en marchant, je le fais exprés, pour éviter trois grands maux ? » « Quels maux ? » demanda Esope. « Si je me fusse tenu debout », repartit Xanthus, « le Soleil m’eust bruslé la teste, et la terre les pieds, joinct que l’acrimonie de l’urine m’eust offensé les narines ». Ils s’entretenoient ensemble de tels discours en s’en allant au logis, où apres qu’ils furent arrivez, Xanthus voulut qu’Esope demeurât devant la porte, pource, disoit il, qu’il sçavoit que sa femme se picquoit un peu de gentillesse, et qu’il ne falloit pas luy presenter un object si difforme, sans l’avoir prevenüe par quelque bon mot. Il entra donc plus avant dans le logis, où l’ayant trouvée ; « Ma Maistresse », luy dit-il, « vous ne me reprocherez plus desormais les devoirs que me rendent vos servantes ; Car je vous ay achepté un Valet qui est devant nostre porte, en qui vous remarquerez une si excellente beauté, que vous n’en avez jamais veu de semblable ». Les servantes croyant ces paroles veritables, en fûrent si fort touchées, quelles se débattoient des-jà, à qui auroit pour mary ce beau serviteur. Cependant la femme de Xanthus ayant commandé qu’on appellât ce nouveau valet, pour le faire entrer, il y en eust une qui courut à la porte plus promptement que les autres, estimant par ce bon office, de tenir des-ja des erres de son futur mariage. Mais apres qu’elle eust appellé ce gentil serviteur, et qu’avec une contenance asseurée il luy eust dit, « me voila, c’est moy », la servante toute estonnée, luy demanda s’il n’estoit point celuy qu’on nommoit Esope ? « Je le suis en effect », luy respondit-il. « Puis que cela est », continüa la servante, « n’entre point dans le logis, si tu me veux croire, autrement tout le monde s’enfuira ». Comme elle parloit ainsi, il survint une autre servante, qui le regardant fixement, « Il faut », s’ecria-telle « qu’avant que mettre le pied ceans, tu souffres qu’on te découppe le visage. Mais sur tout, garde toy bien de m’approcher ». Esope entra tout à mesme temps, et se presenta devant la femme de Xanthus, qui le voyant si difforme ; « Malheureux », dit-elle à son mary, « d’où m’avez-vous amené ce Monstre ? Ostez-le, je vous prie de devant moy ». « Tout beau, ma femme », respondit Xanthus, « ne vous fâchez point, je vous prie, et cessez de vous mocquer de mon nouveau serviteur ». « Comment », reprit-elle, « que je ne m’en mocque point ? Comme s’il n’estoit pas bon à voir, que vous me dédaignez, et que vous voulez avoir une autre femme que moy. Certes, il est bien à croire, que n’osant sans honte me dire, que je sorte de vostre maison, vous m’avez amené ceste belle teste de chien, affin que je m’enfuye bien loing, ne pouvant, qu’à regret en estre servie : Donnez-moy doncques mon doüaire, et je m’en iray ». Ces langages n’estonnerent point autrement Xanthus, qui se tournant vers Esope, se mit à le reprendre, de ce qu’en chemin le voyant pisser, il luy avoit dit de si bons mots pour rire, et que cependant, il demeuroit muet devant sa femme. A quoy l’ingenieux Esope ayant fait response, qu’il l’a jettait dans un gouffre ; « Tay toy meschant », luy dit Xanthus, « ne sçais-tu pas, que je l’ayme comme moy-mesme ? ». « Quoy ? » repartit Esope, « Tu t’arrestes donc à l’amour d’une femme ». « Pourquoy non, ô chetif esclave, j’en suis en effect extrémement passionné ». A ces mots, Esope frappant du pied. « O Dieux », s’écria-t’il, « le Philosophe Xanthus se laisse gouverner par sa femme ! » Se tournant à mesme temps vers elle : « Madame », luy dit-il, « voudriez-vous pas bien, que vostre Mary vous eût achepté quelque jeune serviteur, qui fut vigoureux, et de bonne mine, pour vous contempler toute nuë dans le bain, et se joüer avecque vous, au des-honneur de vostre bon Philosophe ? O Euripide, que n’ay-je ta bouche d’or, pour dire avec toy, Grande est l’impetuosité des vagues de l’Ocean, grand le desbord des rivieres, et merveilleuse la violence du feu ; C’est encore un accident bien dur à supporter que la pauvreté, et il y a une infinité d’autres choses qu’il est impossible de souffrir, tant elles sont pernicieuses, mais il n’y a rien si à craindre qu’une mauvaise femme. Cela estant, Madame, vous qui estes mariée à un Philosophe, gardez-vous bien de vous faire servir par des valets, qui soient plus beaux et plus gentils qu’il ne faut, de peur de mettre en ombrage vostre Mary ». A ces mots, la femme de Xanthus ne sçachant que répondre, et n’y pouvant contre-dire, elle se tourna vers son Mary, pour luy demander où il avoit pris ce beau gibier ? « vrayment », luy dit-elle, « quelque contrefait que soit cét infame, il me semble facetieux : Je veux donc faire ma paix avecque luy ». Alors Xanthus s’addressant à Esope : « Te voila bien, puis que tu és reconcilié avec ta Maistresse ». « Il est vray », respondit Esope, en riant, « Car ce n’est pas peu de chose, que d’appaiser une femme ». « Tay-toy, luy dit Xanthus, car je t’ay achepté pour me servir, et non pour me contredire ».