(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Esope est derechef vendu. Chapitre VII. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Esope est derechef vendu. Chapitre VII. »

Esope est derechef vendu.
Chapitre VII.

Quand le marchand fut arrivé en la ville d’Ephese, il y vendit plusieurs autres Esclaves, sur lesquels il profita grandement. Il ne luy en resta plus que trois, dont le premier estoit un Grammairien, le second un Musicien, et le troisiesme Esope. Apres qu’un de ses amis luy eust conseillé de faire voile à Samos, sur l’esperance qu’il luy donna d’y tirer plus de gain de ses Esclaves, il se laissa vaincre à ses persuasions, et se mit sur mer. Y estant arrivé, il fit habiller de neuf le Grammairien et le Musicien, et les mit en vente en plein marché. Mais d’autant qu’Esope ne pouvoit s’accommoder d’aucun habit, pour estre contre-faict en tout son corps, il s’advisa de le couvrir d’un meschant sac. L’ayant ainsi déguisé, il le mit au milieu de ses deux compagnons, affin que ceux qui le verroient en cét équipage s’en estonnassent, et que ce leur fust un sujet de dire ; « D’où vient ceste abomination, qui obscurcit ainsi le lustre des autres ? » Or bien que le pauvre Esope servit d’une matiere de raillerie à plusieurs, si ne laissoit il pas de les dédaigner, et de les regarder hardiment. Voila cependant que le Philosophe Xanthus, qui faisoit sa demeure à Samos, s’en vint au marché, où voyant les deux jeunes Esclaves si bien habillez, et tout au contraire Esope, qui estoit au milieu d’eux, si contre-faict, et en si mauvais équipage, il s’émerveilla de l’invention du marchand ; Car il avoit mis le laid au milieu, affin que par l’opposition de sa déformité, les deux autres jeunes garçons semblassent plus beaux qu’ils n’estoient. Comme il s’en fust approché de plus prés, et eust demandé au Musicien de quel pays il estoit ; « Je suis de Capadoce », luy respondit il. « Que sçais tu faire ? », luy dit Xanthus, « Toutes choses », repartit le Musicien. A ces mots, Esope se mit à rire : A quoy le disciple de Xanthus ayant pris garde, et qu’en riant il avoit monstré les dents, ils le trouverent si laid, qu’ils s’imaginerent de voir quelque Monstre. Ce qui fût cause que tous ensemble commencerent à s’en mocquer. Asseurément disoit l’un, c’est un hargneux, qui monstre les dents. Qu’est-ce qu’il peut avoir veu, demandoit l’autre, qui l’oblige ainsi à rire ? Ce n’est pas rire, adjoustoit un troisiesme, c’est se refrogner. Parmy ces railleries, ils desiroient tous sçavoir à quel propos il s’estoit éclatté de rire. Ce qui fit qu’un d’entr’eux, luy en ayant demandé la cause ; « Retire-toy d’icy », respondit Esope, « ô brebis de mer » ; Paroles qui le rendirent si confus, qu’il s’en alla tout à l’instant. En suitte de ces choses, Xanthus s’enquit du Marchand, combien il vouloit vendre le Musicien : Mais comme il eust fait responce, qu’il luy cousteroit mille oboles, l’excez du prix l’en degousta, et le fit venir au Grammairien. D’abord il l’interrogea de quel païs il estoit ? « de Lydie », respondit-il. « Que sçais-tu faire ? », reprit Xanthus : « Toutes choses », replicqua l’Esclave. Ce qu’oyant Esope, le rire luy échappa, comme auparavant. A cause dequoy un des Disciples s’obstinant plus fort à vouloir apprendre, pourquoy il rioit ainsi à tout propos ; « Va-t’en le luy demander », luy respondit un de ses compagnons, « si tu veux estre appellé Bouc marin ». Sur ses entre-faites, Xanthus s’informa derechef du Marchand, combien il desiroit vendre le Grammairien ? A quoy ayant fait response, qu’il en vouloit avoir trois mille oboles, le Philosophe se rebutta d’un si haut prix, et s’en alla d’un autre costé. Il fut neantmoins retenu par ses Escoliers, qui luy demanderent si ces Esclaues ne luy estoient point agreables ? « Ils me plaisent assez », leur respondit Xanthus, « mais je ne suis pas d’advis d’avoir des valets qui me coustent si cher ». « Puis qu’il ne tient qu’à cela », dit un de leur trouppe, « il n’y a ce me semble, aucune Loy, qui vous deffende d’achepter le plus difforme de tous. Car avec ce qu’il ne vous servira pas moins bien que les autres, nous sommes contents de payer ce qu’il coustera ». « Vrayment », adjousta Xanthus, « il feroit beau voir que vous fournissiez l’argent, et que j’acheptasse la marchandise. Cela ne seroit pas raisonnable, joinct que j’ay une femme qui ayme trop la netteté, pour souffrir d’estre servie d’un homme si laid, et si mal propre ». « C’est à quoy vous ne devez pas vous arrester », luy respondirent les Escoliers, « puis qu’il y a une sentence qui dit, Qu’il ne faut point obeyr à la femme ». « Bien donc », repliqua le Philosophe ; « faisons marché de cet Esclave difforme ». Mais avant que passer outre, voyons s’il sçait quelque chose, affin de n’employer mal nostre argent ». Là dessus estant retourné vers Esope ; « Réjouy-toy », luy dit-il. « Pourquoy ? » respondit Esope, « estois-je maintenant triste ? » « Je te saluë », adjoûta Xanthus ; « Et moy je te saluë aussi », dit Esope. Le Philosophe n’estant pas moins estonné que ses Escoliers, d’une si soudaine responce, « Qui es-tu ? », luy demanda-t’il. « Je suis noir », respondit Esope ; « Ce n’est pas ce que je desire sçavoir de toy », respondit Xanthus ; « Je veux seulement que tu me dies ton païs, ou le lieu d’où tu és sorty ». « Du ventre de ma Mere », dit Esope. « Ce n’est point encore cela », repartit le Philosophe, « c’est le lieu de ta naissance que je te demande ». « Je ne me souviens point », replicqua Esope, « que ma mere m’ait jamais declaré, si le lieu où elle me fist estoit haut, ou bas ». « Que sçais tu faire ? » continüa Xanthus. « Rien », respondit Esope ; « D’où vient cela ? », adjoûta le Philosophe ; « C’est », dit Esope, « de ce que mes compagnons se sont vantez de sçavoir tout, et qu’ainsi ils ne m’ont rien laissé de reste ». Ces subtilitez d’Esope plurent si fort aux Escoliers de Xanthus, que tous estonnez de l’ouyr, « Par la providence des Dieux ! » s’escrierent-ils, « il a tres-bien respondu. Car il n’est point d’homme qui sçache tout, et c’est, sans doute, ce qui luy a donné sujet de rire ». Apres cecy, Xanthus l’ayant derechef interrogé s’il vouloit qu’il l’acheptast ? « Ne vois-tu pas », luy dit Esope, « que c’est une affaire, en laquelle tu n’as nullement besoin de mon conseil : fay lequel des deux te semblera le meilleur, ou de m’achepter, ou de me laisser : Nul ne fait rien par la force : c’est une chose qui dépend absolument de ta volonté : si elle te porte à m’avoir, ouvre ta bourse, et compte de l’argent : sinon, cesse de te mocquer de moy ». Ceste response le fit admirer plus fort qu’auparavant des Escoliers de Xanthus, qui dirent entr’eux ; « Par les Dieux ! il a vaincu à ceste fois nostre Maistre ». Alors Xanthus s’addressant à luy derechef ; « vien-çà », luy dit-il, « quand je t’auray achepté, ne t’enfuyras tu point ? » « Si je le veux faire, respondit Esope en riant, je ne me serviray nullement de ton conseil, comme n’aguere tu n’avois pas besoin du mien ». « Tu ne parles pas mal », reprit Xanthus, « mais je suis fâché que tu és si laid ». « O Philosophe », repartit Esope, « il faut considerer l’esprit, non pas le visage ». Apres ces devis, Xanthus se tournant vers le marchand, « Combien veux-tu, dit-il, que je te paye de celuy-cy ? » « A ce que je vois », respondit le marchand, « tu sembles n’estre icy venu que pour dépriser ma marchandise. Car tu as laissé ces deux jeunes garçons, qui estoient fort propres pour un homme tel que toy, et as fait élection de ce visage difforme ». « Cela ne t’importe », continüa Xanthus, « je n’en veux point d’autre pour maintenant ». « Prends-le donc », dit le marchand, « pour la somme de soixante oboles ». Les Escoliers les luy donnerent incontinent, et ainsi Xanthus demeura maistre d’Esope. Cependant les Fermiers, qui estoient là presents, ayant eu advis de ceste vente, estoient fort fâchez, et vouloient sçavoir qui estoit le vendeur et qui l’achepteur. Mais d’autant qu’un châcun avoit honte de se declarer, pour raison d’un si bas prix, Esope qui estoit au milieu, « C’est moy », s’écria-t’il, « qui ay esté vendu. Celuy là est l’achepteur, et cestui-cy le vendeur : Que s’ils se taisent tous deux, pour cela mesme il faudra que je demeure affranchy ». Les Fermiers furent bien aises de sçavoir l’affaire, et donnerent à Xanthus le droict du peage, puis se retirerent.