D’un fardeau, dont Esope se chargea.
Chapitre VI.
Quelque temps aprés que le Marchand fût de retour en sa maison, il commanda à ses serviteurs de faire des balles de marchandise, et se tenir prests pour son voyage d’Asie, où il estoit resolu d’aller, et de partir le lendemain. Ils firent donc tout aussi-tost le commandement de leur Maistre, et partagerent entr’eux les fardeaux qu’ils avoient à porter. Esope se mit alors à les prier de luy donner le moins pesant, comme à celuy qui pour n’avoir esté vendu que depuis peu, n’étoit pas encore bien accoustumé à tels services. Se laissans donc toucher à ces paroles ils luy respondirent, qu’ils le dispensoient de porter aucune chose, s’il ne le vouloit. Mais luy n’en demeura pas d’accord, disant qu’il n’estoit pas raisonnable qu’il fust le seul qui demeurast inutile, tandis que tous les autres travailleroient : Et ainsi sur ce que ses compagnons luy permirent de choisir entre tous les fardeaux celuy qu’il jugeroit le plus à son gré, apres qu’il eust bien regardé çà et là et assemblé quantité de choses, comme vases, sacs, balots et paniers, il voulut enfin estre chargé d’une corbeille pleine de pain, que deux personnes devoient porter. Par ceste action il appresta d’abord à rire à ses compagnons, qui dirent de luy, qu’il n’y avoit rien de plus sot, que cét homme de neant, et qu’il le faisoit assez paroistre, en ce qu’apres les avoir requis de luy donner le fardeau le moins pesant, il avoit neantmoins choisi celuy qui l’estoit le plus. Ce qui n’empescha pas que pour luy complaire, ils ne luy missent la corbeille sur les espaules. Luy cependant ayant le dos chargé pardessus ses forces, en estoit presque accablé, et se secoüoit tantost d’un costé, et tantost de l’autre. Dequoy le marchand bien estonné ; « Asseurément », dit il, « Esope a des-jà gaigné l’argent que il me couste, puis qu’il est si ardant et si prompt à la fatigue, car, à ce que je voy, il porte la charge d’un cheval ». Mais apres qu’ils furent arrivez au logis où ils devoient disner, et qu’on eust commandé au subtil Esope de distribuër à châcun sa portion de pain, ils en mangerent beaucoup, pource qu’ils estoient plusieurs de compagnie, et ainsi sa corbeille demeura à demy vuide. Par ce moyen estant bien fort allegé de son fardeau, il en marcha plus à l’aise apres le disner. De ceste mesme façon, comme le soir fût venu, il fit la distribution des pains au lieu où ils soupperent, de sorte que ne restant plus rien dans sa corbeille, il la chargea tout à son aise sur ses espaules, et se mit à marcher si viste, que devançant de bien loing ses compagnons, ils ne sçavoient qu’en penser, et mettoient en doute si celuy qu’ils voyoient devant eux estoit ce vilain Esope, ou bien quelque autre que luy. Mais enfin comme ils vindrent à recognoistre que c’estoit luy veritablement, ils ne pûrent s’estonner assez, de voir qu’un si chetif bout d’homme leur avoit joüé ce tour de soupplesse, et fait plus sagement que eux, en ce qu’il avoit voulu porter les pains, bien asseuré qu’il en seroit déchargé facilement, et avant que de toute autre chose ; au lieu que ses compagnons n’en pouvoient pas user ainsi, estants chargez de balles de marchandise, et de semblable attirail, dont il n’estoit pas possible de se défaire si aisément, que des provisions de bouche.