(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — La vente d’Esope. Chapitre V. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — La vente d’Esope. Chapitre V. »

La vente d’Esope.
Chapitre V.

Zenas (c’estoit le nom de celuy qui avoit la charge de la Mestairie) estant allé voir si les manœuvres s’acquittoient bien de leur travail, en apperçeut un entre les autres qui ne s’y portoit pas si ardemment qu’il eust voulu, ce qui fut cause, qu’il se mit à le frapper pour une legere faute. Esope ayant pris garde à cela ; « pourquoy », luy dit-il, « frappe-tu sans cause ce bon-homme, qui ne t’a fait aucun tort, et d’où vient encores qu’il ne se passe aucun jour que tu n’en fasse de mesme à tout ce que nous sommes icy de serviteurs ? Asseurément je suis resolu de m’en plaindre à nostre Maistre ». Ces paroles d’Esope estonnerent fort le Mestayer Zenas, si bien qu’apres y avoir un peu pensé. « Certes », dit-il à part soy, « je ne dois point mettre en doute que mes affaires n’aillent tres-mal, s’il arrive qu’Esope fasse sa plaincte tout le premier. Je suis donc d’advis de le prevenir, et de l’accuser envers mon Maistre, avant que luy-mesme m’accuse, et qu’ainsi je ne sois mis hors de charge ». Ceste resolution prise, il s’en alla droict à la Ville trouver son Maistre. Comme il l’eust abordé, il se donna l’alarme à soy-mesme en le salüant. Ce que son Maistre ayant reconnu ; « D’où vient », luy dit-il, « que tu és si fort émeu, en t’approchant de moy ? » A ces mots Zenas s’estant un peu remis. « Ce que je viens icy », respondit-il, « c’est pour vous dire, Seigneur, qu’il est advenu une merveilleuse chose en vostre maison des champs ». « Et quoy », repartit le Maistre, « quelque arbre a t’il porté du fruict avant le temps, ou bien y a-t’il quelque beste qui ait conçeu contre nature ? » « Ce n’est n’est pas cela », luy repliqua Zenas ; « tout ce que j’ay à vous dire, c’est qu’Esope, qui jusques icy semble avoir esté muet, a maintenant la parole libre ». « Ainsi t’en puisse t’il prendre », reprit le Maistre, « puis que tu és si peu sensé, que de tenir pour monstrueux cét évenement ». « J’en suis bien content », respondit Zenas, « et veux taire tres-volontiers les injures qu’il m’a dittes. Mais il n’est pas possible de supporter les outrages, qu’il profere meschamment contre vous, et mesme contre les Dieux ». Ces paroles fâcherent fort le Maistre de Zenas, qui pour luy témoigner son ressentiment ; « Va », luy dit-il, « je te remets Esope, pour en faire à ta volonté, et le vendre, ou le donner à qui bon te semblera ». Apres donc que Zenas pouvant disposer d’Esope, luy eust fait sçavoir combien grand estoit l’empire qu’il avoit sur luy, Esope sans s’estonner ; « Je n’empesche pas », luy dit-il, « que tu ne fasses de moy ce qu’il te plaira ». Voila cependant qu’il vint à passer par là un certain marchand, qui tournoyant exprés par ce Village, pour achepter du bestail, s’enquist de Zenas s’il n’avoit point quelque beste à vendre ? « Je n’en ay aucune », luy respondit Zenas, « mais bien un esclave, qui n’est pas loing d’icy, que je te vendray, si tu le veux achepter ». Le marchand l’ayant alors voulu voir, Zenas fist incontinent venir Esope. Mais l’autre ne l’eust pas plustost avisé, que s’éclattant de rire, « ô prodige ! » dit-il à Zenas, « où as-tu pris ce pot ? Est-ce un homme que tu me monstres, ou quelque tronc d’arbre ? Certes s’il ne parloit comme il fait, je le prendrois pour une oudre enflée : vrayement il estoit bien besoin que tu me détournasses de mon chemin, pour me faire voir ce malencontre ». Il voulut là dessus passer outre : mais Esope le suivant, « Arreste un peu », luy dit-il. A ces mots le marchand tourna visage, et bien fâché contre Esope : « va-t’en loing de moy », s’escria-t’il, « mastin que tu és ». « Tout beau », repartit Esope, « à tout le moins dy moy quelle affaire t’ameine en ce lieu ». « Je n’y suis venu », respondit le marchand, « que pour y achepter quelque chose de bon, et voila pourquoy je n’ay pas besoin de toy, qui ne vaux rien, et qui n’és qu’une marchandise inutile et gastée ». « Si est-ce pourtant », adjoûta Esope, « que tu m’achepteras, si tu me veux croire, et je m’asseure que tu ne seras pas fâché de m’avoir ». « Dieux ! » continüa le marchand, « quel profit me pourroit-il revenir d’une personne faite comme toy, qui attires la haine de tout le monde ? » « Je m’en vay te le dire », repartit Esope : « n’as-tu point chez toy quelques enfans qui soient fâcheux, et sujets à pleurer ? Si cela est, prends-moy pour leur Pedant, et ils auront peur de moy comme d’un homme masqué ». Le marchand ne pût s’empescher de rire oyant ces paroles, et se tournant vers Zenas. « Sus donc », luy dit-il, « combien me veux-tu vendre ce mal-heureux ? » « Donne m’en trois oboles », respondit Zenas, « et l’emmene avecque toy ». Le marchand en demeura content, et le luy donnant ; « Je n’ay », dit-il, « ny rien despensé n’y rien achepté non plus ». Il se mit donc en chemin, et son Esclave apres luy ; Et ne fût pas plustost arrivé en sa maison, que deux enfants qui estoient à la mammelle voyant Esope, en eurent peur aussi-tost, et se mirent à crier. Ce que voyant Esope ; « Et bien », dit-il à son nouveau Maistre, « ne voila-t’il pas un effect de ma promesse ». A ces mots le marchand luy commanda de salüer ses compagnons, et d’entrer plus avant dans le logis ; mais comme il se fût mis en estat de le faire : « Vrayment », dirent ils entr’eux, « c’est un grand malheur à nostre Maistre, d’avoir achepté un valet si monstrueux, et si difforme que celuy-cy, et il semble proprement qu’il ne l’ait pris que pour servir de mal-encontre et de sortilege dans sa maison ».