(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Esope se justifie devant son Maistre, et luy fait voir qui avoit mangé les figues. Chapitre III. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Esope se justifie devant son Maistre, et luy fait voir qui avoit mangé les figues. Chapitre III. »

Esope se justifie devant son Maistre, et luy fait voir qui avoit mangé les figues.
Chapitre III.

Le Maistre d’Esope le croyant inhabile aux affaires domestiques, s’advisa de l’envoyer travailler aux champs, où il ne fust pas plustost arrivé, qu’il mit tout de bon la main à l’œuvre Cependant, comme il eust pris fantaisie à son Maistre de s’en aller en sa Mestairie, pour y voir le travail de son nouveau serviteur, il arriva qu’un certain Laboureur luy fist present de belles et grosses figues. Elles luy furent tres-agreables pour leur beauté si bien qu’il s’advisa de les donner à l’un de ses valets, nommé Agatopus, pour les luy garder jusques à son retour des bains. Sur ses entre-faites, Esope s’en estant allé au logis pour quelques affaires, Agatopus sçeut prendre son temps, et donna ce conseil à l’un de ses compagnons : « Saoulons-nous », luy dit-il, « de ces figues : Que si nostre Maistre les demande, nous luy ferons accroire qu’Esope les aura mangées, et témoignerons nous deux contre luy. Car ce qu’il est entré dans la maison, nous servira d’un beau pretexte, pour inventer plusieurs fourbes à son dommage ; joinct qu’un homme seul ne pourra rien contre deux, et qu’il n’osera dire mot à faute de preuves ». Ces choses ainsi concluës, ils se mirent à manger les figues : Et à chaque morceau qu’ils en faisoient ; « malheur sur toy », disoient-ils, « miserable Esope ». Quelque temps apres, leur Maistre estant de retour des bains, la premiere chose qu’il demanda, ce fust qu’on luy apportast ses figues. Mais apres qu’on luy eust respondu qu’Esope les avoit mangées, il se mit fort en colere, et commanda qu’on l’appellast. Comme il fut venu ; « Quoy ? » luy dit le Maistre, « meschant que tu és, as-tu fait si peu de compte de moy, que d’oser entrer en mon sellier, et manger les figues que j’avois commandé qu’on me gardast ? » Esope bien estonné de ces langages, les escoutoit tout confus, et ne sçavoit qu’y respondre, pour n’avoir la liberté de la langue. Mais enfin comme il apperçeut que des paroles on en vouloit venir aux coups, se jettant aux pieds de son Maistre, il le pria de se donner un peu de patience. Cela dit, il courut prendre de l’eau tiede, qu’il beut devant tous : puis s’estant mis les doigts dans la bouche, pour se faire vomir, il ne rendit seulement que l’eau, pource qu’il n’avoit rien mangé tout ce jour là. Alors il pria son Maistre, que ses accusateurs en fissent autant, affin de cognoistre par ce moyen celuy d’entr’eux qui auroit mangé les figues. Ceste proposition d’Esope plust fort à son Maistre, qui bien estonné du bon sens, et de l’esprit de son nouveau serviteur, voulut que les deux autres beussent comme luy de l’eau tiede. Ce qu’en effect les galands avoient bien resolu de faire, et non pas de mettre tout de bon leurs doigts dans la bouche, mais de les tourner seulement ça et là, tout à l’entour des machoires : Ce que toutes-fois il ne fut pas besoin qu’ils fissent. Car à peine eurent-ils beu, que l’eau tiede leur provoquant le vomissement, leur fit rendre gorge, et par consequent les figues. Ainsi la calomnie de si meschants valets paroissant à découvert aux yeux de leur Maistre, il commanda qu’ils fussent dépoüillez tous nuds, pour estre foüettez ; Et ce fust alors que l’experience leur fit cognoistre la verité de ce bon mot, que tel veut faire du mal à autruy, qui s’en fait à soy-mesme sans y penser.