Du Pays, et de la condition d’Esope.
Chapitre J .
Je sçay qu’il s’est trouvé plusieurs grands hommes, de qui la plume excellente s’est employée à nous mettre par écrit l’estat des choses du monde, et leurs naturelles revolutions, affin d’en pouvoir laisser quelque memoire à la posterité. Mais comme il n’est pas hors d’apparence, que par une secrette inspiration des Dieux immortels, Esope n’ait parfaictement sçeu la Moralle, il est vray-semblable aussi, qu’en bons sens et en vivacité d’esprit, il a de beaucoup surpassé la plus part de ces gens-là, et les a laissé bien loing apres luy. Car il nous fait voir par espreuve, que sans se mettre en peine de chercher à persuader autruy, ny par les définitions, ny par les raisonnements, ny mesme par les exemples tirez de l’Histoire des siecles passez, il sçait si bien gagner les cœurs de ceux qui l’écoutent, en les instruisant comme il faut, et les instruire parfaictement par de simples Fables, que des creatures raisonnables auroient grande honte d’entreprendre, et de faire des actions pour lesquelles, ny les oyseaux, ny les autres animaux n’ont aucun instinct, et qu’ils ne voudroient pas mesme avoir faites : Comme au contraire, ceux qui auroient tant soit peu de raison, rougiroient sans doute de ne s’adonner pas aux choses honnestes, ausquelles il feinct plusieurs bestes brutes s’estre de leur temps fort sagement employées ; et ainsi les unes avoir évité d’extrêmes dangers qui les menaçoient, et les autres en avoir reçeu beaucoup de profit en leur besoin.
Doncques cét excellent homme, qui durant sa vie se proposa dans l’esprit l’image d’une Republique de Philosophes, et qui ne mit pas tant la Philosophie dans les paroles, que dans les actions, fut de condition servile, et natif d’Ammorion, ville de Phrygie, que l’on surnommoit la grande. Ce qui me fait croire tres-veritable ce qu’allegue le divin Platon en son Dialogue intitulé Gorgias, où il dit que la Nature et la Loy sont grandement contraires et differentes. Car la Nature ayant fait naistre Esope d’un Esprit libre, la Loy des hommes livra son corps à la servitude. Elle ne pût toutesfois ny corrompre la liberté de son esprit, ny le mettre hors de son assiette, quoy qu’elle transportast son corps en plusieurs lieux, et en diverses affaires.