(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « A MONSEIGNEUR. MOROSINI, AMBASSADEUR. ORDINAIRE DE LA. SERENISSIME REPUBLIQVE. DE VENISE, PRES DE SA MAJESTÉ. TRES-CHRESTIENNE. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « A MONSEIGNEUR. MOROSINI, AMBASSADEUR. ORDINAIRE DE LA. SERENISSIME REPUBLIQVE. DE VENISE, PRES DE SA MAJESTÉ. TRES-CHRESTIENNE. »

A MONSEIGNEUR
MOROSINI,
AMBASSADEUR
ORDINAIRE DE LA
SERENISSIME REPUBLIQVE
DE VENISE, PRES DE SA MAJESTÉ
TRES-CHRESTIENNE.

MONSEIGNEUR,

Je devrois craindre sans doute, de choquer la bien-seance ; et par la hardiesse que je prends d’aborder vostre Personne, sans avoir l’honneur d’en estre connu ; pour le peu d’apparence qu’il y a, qu’au lieu de quelque Histoire serieuse, je vienne vous presenter un Livre de Fables. Mais, Monseigneur , il me semble que ma temerité se rend excusable par l’exemple de la pluspart des Vertueux, qui pour s’introduire aupres des grands Hommes, dont vous estes un Original, ne trouvent point de meilleur moyen que de leur dedier leurs Ouvrages. Je n’ay donc pas mauvaise raison de les imiter, en vous offrant celuy-cy, qui pour estre d’une invention aussi belle que profitable, et où le bon sens et l’esprit éclattent par tout, n’a pas esté mal nommé de quelques Sçavans, Un ingenieux Amas de Fictions utilement imaginées. Bien qu’il soit vray, Monseigneur , qu’elles n’ont pour Autheur qu’un pauvre Captif, qui durant tout le cours de sa vie fut le Jouët de la Nature, et de la Fortune : si est-ce que sa condition servile, ny sa mauvaise mine n’ont pû luy oster le glorieux tiltre du plus libre et du plus bel Esprit de son siecle. Aussi peut on dire sans le flater, que la beauté de son Ame a si bien reparé les defauts de son Corps, que par un Genie extraordinaire, il a regné sur les affections des plus grands Princes, et mesme pacifié souvent leurs querelles, en qualité d’Ambassadeur. Vous l’estes, Monseigneur , de la plus florissante de toutes les Republiques ; et cela suffit pour donner à connoistre ce que vous valez dans cette Charge eminente. Elle n’a rien de si necessaire, pour mettre en estime ceux qui l’exercent, que vous ne le possediez auec advantage. Vous avez une accortise merveilleuse à gagner les volontez des peuples, un profond jugement à penetrer dans les secrets Politiques, et un Courage inébranlable à ne relâcher jamais de ce qui est juste. En cela, Monseigneur , Vous imitez entierement ce digne Chevalier Morosini , vôtre Oncle, qui faisant comme vous en cette Cour la charge d’Ambassadeur ordinaire, au temps du feu Roy d’heureuse memoire, fut honoré parce Grand Prince du haut Privilege de pouvoir porter trois Fleurs de lis dans ses Armes. Ce fut une pretieuse marque d’Honneur deuë à sa Vertu que vous suivez ; et ce n’est point aussi le Hazard, mais le Merite, qui pour le service de vostre Patrie, vous fait agir dans une Dignité dont elle vous a jugé tres-capable, par une preeminence qui n’est pas moins glorieuse qu’extraordinaire : Car ayant accoustumé d’envoyer premierement en Hollande, et aux autres Estats, ceux dont elle se veut servir pour les Ambassades, Elle vous a d’abord envoyé en France, pour y succeder à la sage administration de M. nani dont personne ne pouvoit remplir la place plus dignement que vous faites. La verité le fait advoüër ainsi, quand elle publie, qu’avec ce que Vous estes d’une Maison des plus Illustres de la Republique à qui elle a donné des Evesques, des Chevaliers, et des Senateurs ; C’est encore une chose comme fatale à ceux qui en sont sortis, d’estre nés aux grandes Negotiations, où ils ont accoustumé de reüssir auec advantage. Mais Vous sur tous les autres, Monseigneur , avez le don d’y exceller comme en un Employ qui vous est particulier, et auquel aussi vous avez esté esleu avec des prerogatives particulieres. Ce choix legitime, Monseigneur est une preuve evidente de la prudence de cét Auguste Senat, qu’on ne sçauroit assez admirer. Il monstre par là, qu’il excelle égallement en l’eslection de ses Ministres, et en la conduite de son Estat ; par le moyen de laquelle il y a long-temps qu’il a fait perdre à l’ancienne Rome , le nom d’Eternelle, pour le perpetuer à Venise . Cette Merveille de la Terre, et pareillement cette Reine de la Mer, dequoy n’est elle point venuë à bout, depuis douze cens ans tous entiers ? S’estant agrandie par ses sages Maximes, elle a maintenu la Paix au dedans, et porté la Guerre au dehors ; D’où elle s’est acquise la gloire de ne s’estre pas moins fait considerer à ses Alliez par son adresse au Conseil, que redouter à ses Ennemis par la force de ses Armes. En un mot, elle a vaincu tout ce qu’humainement elle pouvoit vaincre, à la reserve de la Tempeste et des Elemens, contre lesquels, comme dit autrefois un grand Roy, il ne se trouve point d’Armée invincible, ny de Puissance assez forte. Mais, Monseigneur , vostre incomparable Republique à qui doit elle ces heureux succez et cette grandeur prodigieuse, qui la fait aujourd’huy l’objet de l’estonnement des Nations étrangeres ? Ce n’est sans doute qu’à ces Nestors, et à ces Cynees, qui veillent à sa conservation ; et qui sçavent parfaitement comme vous l’Art de gouverner les Peuples ; Ce qu’asseurement ils ont appris, ou de l’Experience, ou de la lecture des bons Livres, tels que celui-cy, qui en donne ingenieusement les preceptes. C’est pour la quatriéme fois que son Destin vient l’exposer à la lumiere du jour. Mais il n’y parût jamais si magnifique, ny si pompeux qu’en cette Edition derniere. Car sans y comprendre les corrections necessaires, je me persuade d’avoir comme renouvellé tout l’Ouvrage, par les divers Raisonnemens de Morale et de Politique, qu’en chaque Discours j’ay entremeslés à des Conseils et à des Exemples tirez de l’Histoire. Ainsi, Monseigneur , ie ne doy point creindre que tous ces ornemens joints ensemble, ne vous rendent plus divertissante l’explication que je donne aux Allegories de cét Esclave illustre, qu’elles affranchissent de la Tyrannie du Temps, en le faisant tous les jours revivre. Par elles, ce Trompeur salutaire fait voir la Verité toute nuë, à l’ombre du Mensonge dont il la couvre ; et par elles mesmes il met à la raison ceux qui n’en ont point, en se servant de l’exemple des Creatures irraisonnables. Il represente pour cét effet les Ames rampantes par les Serpens attachez à la terre ; La Ruze et la Cruauté par le Renard et le Loup ; L’Aveuglement de l’esprit, et la malice noire, par le Chat-huant, et par le Corbeau ; Comme au contraire, il nous depeint les plus hautes de toutes les Vertus par les plus nobles de tous les Animaux, le Lion, et l’Aigle. A vray dire, Monseigneur , ils sont l’un et l’autre les parfaits Symboles des qualitez excellentes, qui vous mettent dans l’approbation des honnestes gens, et dans leur estime. Vous avez, comme le Lion un Cœur genereux, porté de luy-mesme aux actions magnanimes ; et comme l’Aigle une Inclination aux choses relevées, convenables par consequent à vostre Naissance. Les sentimens qu’elle vous inspire, n’ont point d’autre but que la vraye Gloire. C’est l’unique Soleil que vos yeux regardent, sans en estre éblouys : C’est la Guide asseurée qui vous conduit en vos Employs honorables, ainsi qu’en vne Lyce, où vous gaignez tous les jours de nouvelles Palmes. Mais je me trompe bien fort, Monseigneur , Cette mesme Gloire est le vray Prix où vous aspirez ; Elle seule vous tient lieu d’un tresor inestimable ; Vous ne voulés point de Toison plus riche ; Et de la façon que vous en opiniastrés la Conqueste, il paroist visiblement que toutes les faveurs de la Fortune sont au dessous de vostre Vertu. Certes, Monseigneur , comme elle n’ayme rien tant qu’à faire du bien ; Aussi oblige-t’elle ceux qui le reçoivent à ne le mettre point en oubly. Ils l’apprennent ainsi d’un habile Maistre, et c’est l’Inventeur de ces Peintures parlantes, qui des choses mesmes dépourveües de tout sentiment, en forme des Creatures sensibles à la reconnoissance. La mienne, Monseigneur , ne sçauroit estre que fort petite, à l’égal de la faveur que vous me faites, d’avoir agreable qu’un Nom si celebre que le vostre, serve de parure et d’enrichissement au frontispice de cét Ouurage ; Ce qui me donne esperance, que vous aurez assez de bonté, pour agreer de mesme qu’en vous presentant des Fables, je vous témoigne veritablement que je suis

MONSEIGNEUR,
Vostre tres-humble, et tres-obeïssant

serviteur
J. Baudoin.