(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « AU LECTEUR. Sur le sujet des Fables. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « AU LECTEUR. Sur le sujet des Fables. »

AU LECTEUR.
Sur le sujet des Fables.

J’avois eu quelque dessein de vous donner un discours plus ample que celuy-cy, touchant la cognoissance universelle des Fables ; mais je me suis advisé depuis de le reduire en sommaire, afin d’eviter le blasme d’amplifier inutilement une chose assez cognuë par les longs traictez que les Autheurs en ont faits. Je commenceray donc par la definition de la fable, que j’appelle proprement une feinte, qui par quelque ressemblance represente la verité. Elle est au reste Raisonnable, Morale, et Meslée, ou Propre, ou tres propre. La Raisonnable est celle où l’on feint l’homme estre autheur de quelque chose qu’on se figure ; La Morale, qui tasche d’imiter la façon de vivre des Creatures raisonnables : La Meslée, qui comprend ensemble ce qui est pourveu de raison, et qui ne l’est pas : La Propre, qui par l’exemple des bestes, et des choses inanimées demonstre tacitement ce que l’on veut enseigner, comme fait Esope en toutes ses Fables ; Et la tres-propre, qui convient aux hommes, et aux fabuleuses Deïtez, en ce qui regarde les actions. A quoy principalement ont accoustumé d’avoir esgard tous les Poëtes, qui traittent de matieres Comiques, ou qui tiennent du Tragique, ou mesme de l’Epique. Or bien qu’il y ait plusieurs ressemblances, et conformitez d’où l’on peut tirer le sujet des fables ; Il me semble neantmoins qu’il s’en trouve trois principales, dont la premiere consiste en operations, qui ne sont pas naturelles ; comme on pourroit dire de la ressemblance de l’homme à la Chimere, non pas touchant la figure exterieure, mais quant aux operations representées par ce monstre imaginaire, dont le devant tient du Lyon, le milieu de la Chevre, et le derriere du Dragon ; par où il nous est enseigné, que la pluspart du temps les hommes se laissent conduire ou par l’apetit irascible, ou par le Concupiscible, ou par leur propre fantaisie, et leur imprudence. Secondement, on tire les fables de la ressemblance de la Nature, et des operations ensemble, comme ce qu’on feint des hommes et des Dieux sous l’une et l’autre forme ; Et troisiesmement, des operations qu’on attribuë aux feintes Divinitez, et aux Creatures humaines. Mais possible qu’il ne seroit pas hors de propos d’en adjouster une quatriesme, tirée de la ressemblance tantost de la Nature, et des operations, et tantost des operations, et non pas de la Nature. Telle est la fable de Prothée Dieu marin, par les transformations duquel nous est figurée la matiere premiere, qui se change d’une forme en l’autre, ainsi que l’expliquent presque tous les Philosophes ; Il est vray qu’à le prendre moralement cela peut s’entendre des hommes, qui tiennent de la Divinité, et qui neantmoins se changent, par maniere de dire, en bestes irraisonnables et en pierres mesme, toutes les fois qu’ils se laissent emporter à leurs passions brutales, et qu’insensibles à leur devoir, ils negligent ingratement le culte de leur Createur.

Quant à l’invention des fables, elle appartient plutost aux Poëtes qu’aux Philosophes, qui ne s’attachent qu’à la verité des choses, au lieu que les Poëtes nous y conduisent par certains destours agreables, qu’ils envelopent de contes faicts à plaisir. Car pour ne sortir des bornes de leur Art, ils inventent ingenieusement ce que bon leur semble ; et cela leur reüssit avecque tant de bon heur, que de leurs mensonges mesme, les excellens hommes en tirent des veritez et des meditations ravissantes, comme l’on peut voir dans les escrits de plusieurs, et particulierement de Maxime de Tyr, Philosophe Platonicien. Que s’il y a quelque chose à blasmer en la pluspart des fictions Poëtiques, c’est à mon advis quand il arriue que ceux qui en sont les Autheurs, inventent des Fables, qui à le prendre à la lettre, tiennent du des-honneste, et de l’impie mesme ; A cause de quoy le divin Platon les bannit entierement de sa Republique, comme contraires à la pieté et aux bonnes mœurs, combien que d’ailleurs il les estime grandement, pour la gentillesse de leurs inventions.

L’on appelle Fables de speculation et d’action ensemble celles qui peuvent estre expliquées selon le sens Allegorique Speculatif, et selon l’Actif aussi. En voicy une entre les autres, que j’allegueray pour exemple. Les anciens Poëtes ont feint que Celius, Dieu par dessus tous les autres, engendra Saturne, que de Saturne nâquit Jupiter, puis Neptune Dieu de la mer, et Pluton Roy des Enfers : Ce que les Platoniciens expliquent fort doctement, quand ils disent que par Celius se doit entendre Dieu, en qui sont comprises toutes les creatures d’une maniere inefable ; et par Saturne le premier esprit Angelique, ou le monde exemplaire, selon la doctrine du mesme Platon, et de Mercure Trismegiste. En suite de cela, ils adjoustent la generation de l’ame du monde, qu’ils appellent Jupiter, entant que par sa lumiere, et son mouvement, elle gouverne, et fait agir la partie d’en haut. Mais à l’esgard de ce qu’elle vivifie et regit les creatures d’icy bas, subjettes à une continuelle révolution, ils luy donnent le nom de Neptune ; et celuy de Pluton, qui est le Dieu des Richesses, en tant qu’elle agit à la production des metaux et de la pierrerie. J’obmets que ceste fable se peut encore expliquer du petit monde, à sçavoir de l’Homme, en qui sous les noms de Celius, de Saturne, de Jupiter, et de Pluton nous pouvons entendre la partie Divine, la Contemplative, l’Œconomique, et la Terrestre.

Il y a une autre sorte de Fables à qui l’on peut proprement donner un sens tout à fait moral, comme à celle de Narcisse, qui ravy de sa propre beauté, trouva la cause de sa mort dans la belle source où il se miroit, et fut depuis transformé en une Plante appellée de son nom. Ce qui nous apprend que les hommes qui s’ayment par trop, et qui semblent faire gloire de mespriser autruy, enchantez par la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mesme, ne sont dans le monde que des Plantes inutiles, Dieu nous ayant fait naistre pour servir nostre Prochain, et l’assister charitablement. A cecy se rapporte à peu près une Fable bien plaisante, qui dit, que les hommes autrefois doubles, furent coupez en deux pour punition de leur humeur altiere et trop insolente : et c’est d’où procede que dans la diversité de ses humeurs, l’homme veut du mal à l’un, et qu’il ayme l’autre, à cause qu’il le croit sa moitié, comme se l’imagine le Poëte Aristophane. Mais il me semble plus à propos de dire que ceste Fable a esté inventée, pour monstrer la mutuelle correspondance qu’il y doit avoir en l’amitié, et que nous avons accoustumé d’aymer plus les uns, et les autres moins, selon que nous y sommes portez d’inclination, et par la conformité de nos mœurs, avec celles de la personne aymée.

De la derniere espece de Fables, à qui l’on peut donner un sens Speculatif et moral, est celle de Venus et de Mars, que le jaloux Vulcan prit dans ses filets, et rendit ainsi sa honte publique à la face de tous les Dieux, comme le raconte le Poëte Homere. Les Platoniciens expliquent cela bien delicatement, quand ils disent que par Venus il faut entendre une forte union de plusieurs choses discordantes, comme la celeste, où des Idées sans nombre sont joinctes à la Nature ; et celle de ce bas monde, qui est tres-estroicte, bien que composée de diverses Creatures, entre lesquelles il y a de la repugnance. Voila quelle est la speculation de ceste fable, qu’Aristote Prince des Peripateciens explique moralement des Choleriques, et des courages aguerris, qu’il dit estre de complexion plus amoureuse que ne sont les autres hommes.

Je laisse à part plusieurs autres fictions de ceste nature, qu’il me seroit facile de rapporter icy, pour vous faire voir les hauts mysteres que les Anciens ont cachez dessous le voile des fables ; où je pourrois dire encore que S. Augustin a pris la peine d’en moraliser plusieurs, que S. Thomas n’en desappreuve point l’usage, et que Tostat les a illustrées sur les Etymologies d’Isidore. Mais tout cela seroit superflu, puisque dans celles d’Esope vous avez, ce me semble, une matiere assez ample, pour juger de l’utilité qui en peut revenir, et en profiter vous-mesmes. Je vous les donne de nouveau traduittes, et augmentées de discours Moraux, Philosophiques, et Politiques, où si vous trouvés quelques defauts, comme je n’en doute point, vous m’obligerez extrémement de les excuser. Car je ne pense pas vous raconter une Fable, mais une verité, quand je me dis sujet à faillir.