Les auteurs de discours prononcés s’appellent des orateurs ; les auteurs d’écrits sont des écrivains : les uns et les autres, eu égard à la forme de langage qu’ils emploient, sont des prosateurs. […] Bacon, distinguant les divers sens du mot poésie, choisit justement pour sa division des sciences i celui que j’indique ici ; à ce point qu’il rejette du genre des poèmes les satires, les élégies, les épigrammes et les odes, pour les renvoyer à la philologie et à l’art de l’orateur ; et, au contraire, il regarde comme appartenant à la poésie toutes les histoires fictives, et, par conséquent, les romans, les contes, les fables, les emblèmes des anciens sages et les paraboles des livres saints. […] Ainsi nous distinguons parmi les auteurs : 1º les prosateurs, comprenant les orateurs et les écrivains ; 2º les poètes.
Je voudrais qu’un orateur se préparât longtemps en général pour acquérir un fonds de connaissances, et pour se rendre capable de faire de bons ouvrages. […] Au contraire, le véritable orateur n’orne son discours que de vérités lumineuses, que de sentiments nobles, que d’expressions fortes et proportionnées à ce qu’il tâche d’inspirer. […] Changez seulement les noms ; mettez les poëtes et les orateurs en la place des architectes. […] L’orateur est occupé de son sujet, et le déclamateur de son rôle : le premier est une personne exprimant de grandes idées, et le second un personnage débitant de grands mots. […] Les traits principaux de cette peinture du véritable orateur se trouvent déjà dans les Dialogues ; mais nulle part ils n’y sont réunis avec autant d’imagination et de force.
Il y a même une différence essentielle à observer ici : les actions ne mettent précisément en évidence que le personnage qui agit, tandis que ces discours adressés à tout un peuple, dans une circonstance importante pour lui, nous font d’autant mieux connaître l’esprit et les mœurs de ce peuple, que l’orateur, quel qu’il soit, a dû accommoder son style et ses pensées au langage et aux idées de ceux qui l’écoutaient. […] Suit l’énumération des pays conquis jusqu’alors par Alexandre, et l’orateur Scythe la termine par ces vérités énergiques : 72« Primus omnium satietate parasti famem, ut quò plura haberes, acriùs quæ non habes, cuperes. […] Nous avons eu occasion d’annoncer déjà Périclès comme orateur : nous allons l’entendre dans l’une des circonstances les plus importantes et les plus délicates de sa longue administration. […] » Je vais vous remettre sous les yeux la grandeur de votre empire, etc. » L’orateur cherche et trouve, dans l’exposé rapide des forces réelles des Athéniens, des moyens de ranimer leur constance et de soutenir leur espoir ; il achève de les enflammer par cette courte et énergique péroraison. […] Un homme aussi célèbre et plus étonnant encore que Périclès lui-même, Alcibiade, va paraître ici en qualité d’orateur.
D’où l’orateur conclut-il que les grands sont les premiers objets de la fureur du démon ? […] — 1° Parce que leur position lui permet de les attaquer plus facilement et plus sûrement que les autres ; 2° parce que leur chute lui répond de celle de tous ceux presque qui dépendent d’eux. — Il semble, au premier aspect, que ce second motif, beaucoup plus puissant que l’autre, eût dû être présenté d’abord ; mais comme le but de l’orateur, déterminé par la nature de l’auditoire auquel il s’adresse, était de prévenir les chutes des grands, c’est sur la facilité de ces chutes et le danger des séductions à leur égard qu’il appuie principalement22. […] Au lieu d’expliquer comment les obstacles traversent les plaisirs des autres hommes, l’orateur se contente d’établir que ceux des grands n’éprouvent point d’obstacles, ce qu’il développe par l’énumération des parties, une analyse entre deux synthèses 27, et par les semblables, l’exemple de David28. […] Il renferme, sans doute, une haute leçon de moralité pour les grands ; le prêtre fait sagement de la saisir et de l’exprimer ; mais l’orateur aurait dû la préparer autrement. […] Mais n’oubliant pas qu’il s’adresse spécialement ici aux hautes classes de la société ; que, s’il parle des autres hommes, ce n’est que d’une façon accessoire et pour faire ressortir la position des grands, l’orateur s’arrête plus longtemps sur ces derniers ; il explique quel résultat produit chez eux, dans le domaine de la passion, ce privilége de la naissance qui, leur ayant donné tout le reste, leur permet de s’occuper exclusivement du plaisir, sans en être distraits par les soins de la fortune.
Enfin, songeant aux résultats souvent prodigieux de toutes ces combinaisons, il arrive à cette conclusion incroyable : la beauté du style ne consiste ni dans l’heureux choix des expressions, ni dans la savante construction des phrases, mais dans l’harmonie à laquelle le poëte et l’orateur doivent tout sacrifier. […] Assurément les deux rhéteurs latins ne négligent pas l’harmonie ; l’un, dans le Traité de l’orateur, l’autre, au livre IX des Institutions, dissertent longuement aussi sur la valeur des pieds, dans la poésie comme dans la prose, sur l’arrangement des syllabes, sur le pouvoir d’une longue ou d’une brève mise en sa place, sur le charme des ïambes, des pæons, des crétiques, habilement distribués. […] Le choix ou l’arrangement des sons plus ou moins doux, le mélange des syllabes longues ou brèves, la position des accents, celle des repos, la gradation ou une sorte de symétrie dans la longueur, soit des mots, soit des membres dont la période est composée, sont les moyens dont l’orateur se sert pour flatter l’oreille. » Vous voyez que, selon Turgot, la composition de la période dans les genres qui l’admettent est un des points auxquels l’écrivain doit s’attacher davantage. […] Etudiez ces modèles, cherchez à substituer aux termes employés par l’orateur des synonymes qui n’aient pas la même cadence, à déranger l’ordre des mots, à multiplier, à retrancher ou à déplacer les repos, et ce travail pour ainsi dire anatomique vous fera pénétrer le secret, et vous donnera le moyen de produire à votre tour des effets semblables. […] J’en ai connu qui croyaient avoir parfaitement reproduit la manière de ce divin orateur, lorsqu’ils avaient pu clore une période par un esse videatur. » Quintil., X, 2.
Parmi les Latins, Cicéron, après avoir offert dans ses discours les plus beaux exemples de la véritable éloquence, a montré, dans son traité intitulé Orator, le vrai modèle de l’orateur. […] Après avoir enseigné la rhétorique pendant vingt ans, il publia son Institution de l’orateur, ouvrage considérable, et traité le plus complet que nous ayons des anciens sur l’éloquence39. […] Celui qui ne mettrait sous les yeux du lecteur que les vers négligés d’une pièce de poésie, ou les morceaux peu saillants d’une pièce d’éloquence, lui donnerait une bien fausse idée du poète ou de l’orateur, et serait injuste envers ces deux écrivains. […] Après qu’on a lu un certain nombre de pages, tout vous échappe ; on sait seulement que l’auteur a dit des choses ingénieuses, et a souvent parlé en orateur. […] Le traité de l’Orateur est aussi un grand dialogue divisé en trois livres.