Si cette explication nous paraît contestable ou incomplète, si Vico, Herder et notre siècle cherchent ailleurs la clé des événements, l’idée de Bossuet, parfaitement en harmonie d’ailleurs avec l’opinion de son époque, était en même temps éminemment propre à donner à son livre l’unité littéraire. […] Il semble avoir prévu daus les vers suivants toutes les folles imaginations de notre siècle — « Inventer, dit-il, Ce n’est pas entasser sans dessein et sans forme, Des membres ennemis en un colosse énorme… Delires insensés ! […] Les occasions préviennent presque leurs désirs : leurs regards, si j’ose parler ainsi, trouvent partout des crimes qui les attendent : l’indécence du siècle et l’avilissement des cours honorent même d’éloges publics les attraits qui réûssissent à les séduire : on rend des hommages indignes à l’effronterie la plus honteuse : un bonheur si honteux est regardé avec envie, au lieu de l’être avec exécration ; et l’adulation publique couvre l’infamie du crime publie. […] Ils ne craignent pas un publie qui les craint et qui les respecte ; et, à la honte du siècle, ils se flattent avec raison qu’on a pour leurs passions les mêmes égards que pour leur personne. […] L’élévation dont la naissance les met en possession les empêche toute seule de s’en rendre dignes : héritiers d’un grand nom, il leur paraît inutile de s’en faire un à eux-mêmes ; ils goûtent les fruits d’une gloire dont ils n’ont pas goûté l’amertume ; le sang et les travaux de leurs ancêtres deviennent le titre de leur mollesse et de leur oisiveté ; la nature a tout fait pour eux, elle ne laisse plus rien à faire au mérite ; et souvent l’époque glorieuse de l’élévation d’une race devient, un moment après, elle-même, sous un indigne héritier, le signal de sa décadence et de son opprobre ; les exemples là-dessus sont de toutes les nations et de tous les siècles.
Assurément, répondent quelques auteurs de notre siècle. […] Une grave erreur de plusieurs écrivains actuels, mais dont, pour l’honneur du siècle, j’aime mieux accuser leur esprit que leur cœur, c’est de s’imaginer que le crime est un élément nécessaire d’intérêt pour tout drame et toute fiction ; qu’il n’est point d’admiration possible pour le héros, ou d’attendrissement pour la victime, si on ne les entoure, en façon de repoussoir, d’une bande de scélérats, et quels scélérats ! […] Quant au premier, c’est à lui que s’attachent principalement le vulgaire et les oisifs ; ce n’est donc qu’au vulgaire et aux oisifs qu’ont paru vouloir plaire certains écrivains de notre siècle, les romanciers surtout, qui en forment malheureusement la grande majorité. […] Sans parler de notre siècle, où les Ailes d’Icare ne sont pas seulement un roman, mais l’histoire de chaque jour, Boileau, oubliant ses propres préceptes, ne méconnaissait-il pas son génie, ne s’ignorait-il pas lui-même, quand il composait l’Ode sur la prise de Namur ; Molière, quand il se faisait le panégyriste du Val de Grâce ; la Fontaine, quand il chantait le quinquina ou la captivité de Saint-Malc ; Corneille, quand il luttait contre Racine, dans Tite et Bérénice, ou contre le mystique anonyme du moyen âge, dans la traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ ?
Le style dépend donc non pas de la nature du sujet, mais encore et surtout du tempérament, du cœur, de l’esprit, du goût de l’écrivain, le tout forcément modifié par l’influence du siècle et du pays. […] Mais songez que, par la pensée et jusqu’à un certain point par la forme, tout écrivain appartient toujours à son siècle, et ne peut se dérober à l’influence du milieu dans lequel il vit. […] Les idées de Lamartine, par exemple, ou de Victor Hugo, sont celles de plusieurs esprits distingués de notre siècle ; en les vulgarisant, ils les ont fait partager par un plus grand nombre encore ; elles sont, en quelque sorte, dans l’air que nous respirons. […] Au contraire, étudiez obstinément les formes d’un autre siècle, et vous ne serez jamais amené à une reproduction complète, d’abord par cela même qu’elles sont d’un autre siècle, et puis, parce que vous les appliquerez aux idées du vôtre, et les fondrez dans la teinte générale de votre âge dont vous êtes forcément imbu.
Sans condamner la manière serrée et austère de saint Basile, son ami, saint Grégoire de Nazianze crut devoir accorder quelque chose à la délicatesse de son siècle. […] Pour bien apprécier jusqu’à quel point ces grands orateurs ont su s’élever au-dessus d’un siècle de décadence il faut se rappeler sans cesse le pays et l’époque où ils ont vécu, et les comparer à ceux de leurs contemporains qui ont joui alors de quelque célébrité. […] Ce grand homme ne s’est point garanti des défauts de son siècle, auxquels sa vivacité naturelle lui donnait peut-être trop de pente.
Dans cette enfance, ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si je l’ose ainsi dire,contre le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d’un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison ; mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable, accordant heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissant bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux. […] Destiné à donner en tout le ton à son siècle, c’est lui qui, le premier, osa s’affranchir de la tâche imposée jusqu’alors aux académiciens récipiendaires, et parler, dans son discours, d’autre chose que de Louis XIV et du cardinal de Richelieu. […] Vous eûtes en tous les genres cette foule de grands hommes que la nature fit naître, comme dans le siècle de Léon X et d’Auguste. […] Ce n’est néanmoins que dans les siècles éclairés que l’on a bien écrit et bien parlé.