[Notice] Gresset, dont Amiens, sa patrie, a consacré la mémoire en lui érigeant une statue1, fut un de ceux qui, sous le règne de Louis XV, conservèrent à la poésie, un peu déchue, le plus d’originalité et de relief. […] Mais vint ce temps d’affligeante mémoire, Ce temps critique où s’éclipse sa gloire. […] Gresset a partagé avec nos grands poëtes ce privilégé, d’avoir laissé beaucoup de ces traits qui se gravent dans les mémoires et circulent, pour l’usage journalier, dans toutes les bouches, parce que ce sont en quelque sorte des formules heureuses de la raison publique.
Ceux-là font de leurs mains courir ce char léger Que roule un seul coursier sur une double roue ; Ceux-ci,sur un théâtre où leur mémoire échoue En bouffons apprentis défigurent ces vers Où Molière, prophète, exprima leurs travers ; Par d’autres, avec art, une paume lancée Va, revient tour à tour pousée et repoussée. […] Voltaire a défendu sa mémoire, et un arrêt du conseil, sous Louis XVI, l’a réhabilitée. […] Voilà un de ces vers trouvés, une de ces pensées vraies, relevées par la vivacité piquante de l’expression, qui, dès leur naissance, s’établissent un droit sur toutes les mémoires et reviennent dans toutes les conversations : plus d’un trait de Gilbert a eu cet heureux privilège.
Lebrun n’est pas un de ces violents qui ravissent le royaume des cieux, ou entrent triomphalement dans le temple de Mémoire ; mais sa muse n’a donné que de bons exemples. […] Le cœur se reconnaît, Et l’homme tout entier quelques instants renaît, Soudain jeune, en voyant quelque pierre oubliée Où d’un ancien bonheur la mémoire est liée, Quelque nom, que sa main sur le hêtre a gravé, Et que mieux que son cœur l’écorce a conservé. […] Il me semble à sa voix du passé revenir, Triste et fier à la fois de ce long souvenir ; Et, suivant son récit dans ma propre mémoire, Je me laisse, en rêvant, raconter mon histoire, Comme si de quelque autre on racontait les jours.
La puissance de modifier ces images pour en former de nouvelles, est encore indispensable sans quoi l’imagination serait captive dans le cercle de la mémoire elle ne serait qu’une mémoire imaginative, comme on l’a dit, tandis qu’elle doit disposer à son gré du passé, du réel et du possible.
Il faut ensuite que le portrait ressemble, que l’énergie et l’originalité du pinceau en fassent bien saisir les traits et les grave dans la mémoire. […] Les Mémoires, par leur caractère plus privé, plus intime, le comportent mieux que l’histoire proprement dite ; voir Saint-Simon et le cardinal de Retz51. Vous remarquerez que, tout en conservant la ressemblance, il faut varier le dessin et le coloris, non-seulement des portraits des différents personnages dans le même livre52, mais des portraits du même individu, selon qu’ils sont destinés à une histoire, à des Mémoires ou à quelque œuvre d’éloquence. […] N’allez pas exagérer le vice ou la vertu, la beauté ou la laideur, au point que le lecteur se récrie et déclare votre création impossible ; et d’une autre part cependant, que la figure soit assez originale et les traits assez bien accusés pour que l’imagination les accepte à l’instant, et que la mémoire les retienne fidèlement.