Indépendamment des figures que nous venons de parcourir, et qui appartiennent également à la poésie et à l’éloquence, il en est quelques autres qui semblent d’un usage plus nécessaire et plus fréquent aux orateurs qu’aux poètes. […] C’est ainsi qu’en plaidant pour le poète Archias, Cicéron va au-devant de ce que pouvaient lui objecter ceux qui ne prenaient pas à la cause des lettres le même intérêt que lui : « Quæret quispiam : quid ? […] Elle se présente, d’ailleurs, si naturellement à l’imagination du poète et de l’orateur ; elle prête au langage de la passion tant de force et d’énergie, qu’il n’est pas surprenant que les exemples en soient aussi multipliés.
A voir ces vers pleins d’aisance, qui n’ôtent à l’expression de l’idée rien de nécessaire et ne lui ajoutent rien de superflu, il s’imagine volontiers que lui-même il n’écrirait pas autrement que l’auteur, tandis qu’il conçoit bien, en prenant la plume, la vérité de ce mot du poëte : … Sibi quivis Speret idem, sudet multum frustraque laboret Ausus idem : tantum series juncturaque pollet ! […] On lira aussi avec intérêt, sur la vie domestique et sur les travaux de ce poëte, des Mémoires que nous devons au second de ses fils, à Louis Racine, quoiqu’ils aient été rédigés avec plus de piété que d’exactitude. […] D’ailleurs, le grand poëte parvenu à sa maturité retoucha la plupart de ces pièces. […] Sorti de l’école de Port-Royal, Racine s’était déjà annoncé comme poëte distingué par ses deux premières pièces, la Thébaïde ou les Frères ennemis, et Alexandre, lorsqu’il fit son véritable avénement dans la tragédie par Andromaque (1667), qui a marqué, après le Cid, la seconde époque de la gloire du théâtre français. — Voltaire n’a pas craint d’appeler admirable cette pièce dont le sujet est tiré du IIIe livre de l’Eneïde de Virgile (v. 301-332), et où l’auteur a imité aussi en quelques passages l’Andromaque d’Euripide.
Un de nos poètes disait au roi de Danemark pendant son séjour à Paris : Un roi qu’on aime et qu’on révère A des sujets en tous climats : Il a beau parcourir la terre, Il est toujours dans ses États. […] Dans le Héron, nous ne saurions nous empêcher de sourire, quand le poète nous dit : L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours : Ma commère la Carpe y faisait mille tours Avec le Brochet son compère. […] Pour nous faire apprécier combien on doit être heureux et fier de posséder l’estime d’un homme vertueux, l’un de nos poètes français a traduit ainsi sa pensée : L’amitié d’un grand homme est un bienfait des dieux. […] Les deux poètes parlent des rochers où le jeune prince trouve la mort ; le premier le fait avec noblesse : À travers les rochers la peur les précipite ; le second ajoute aux rochers une épithète qui, loin de faire de l’effet, excite le rire dans ce moment solennel : Sur les rochers pointus qui lui percent le flanc … Reconnaissons cependant que le récit de Pradon se recommande par de belles pensées qu’il ne doit point à Racine, telles que celle-ci qui contient l’expression d’un tendre sentiment : Il s’éloigne à regret d’un rivage si cher ; et celle-ci qui respire l’intrépidité, la bravoure : Le minotaure en Crète à mon bras était dû ; Et les dieux réservaient ce monstre à ma vertu.
De l’Iliade : Les Myrmidons, les Néréides, les Phrygiens ou la Rançon d’Hector, la Psychostasie, d’Eschyle les Phrygiens et le Chrysès, de Sophocle le Rhésus d’Euripide peut-être aussi le Bellérophon du même poëte, puisque cette histoire se trouve racontée dans l’Iliade. […] On ignore quel poëte avait tiré de ce sujet la matière d’une tragédie.
Dieu est le poëte, et les hommes ne sont que les acteurs : ces grandes pièces qui se jouent sur la terre ont été composées dans le ciel, et c’est souvent un faquin qui doit en être l’Atrée ou l’Agamemnon. […] Et en effet, si vous ne le savez pas, je vous apprends qu’il y a autant de différence de rossignol à rossignol que de poëte à poëte.
Les meilleurs orateurs et les meilleurs poètes modernes ont puisé sans scrupule dans les poètes et dans les orateurs grecs et latins. […] Les orateurs et les poètes en font un usage très fréquent.
— Le berger endormi | tient encore sa silhouette, — Le poète son luth, | le peintre sa palette. […] Le poète est libre de commencer sa composition, ou par une rime masculine, ou par une rime féminine. […] Pourquoi le même poète n’a-t-il pas dit dans Athalie ? […] et une foule d’autres qu’il serait trop long d’énumérer, et qu’on remarquera en lisant les poètes. […] Ici il faut se guider sur les bons poètes, et ne recourir à ces licences que lorsqu’on ne peut faire autrement.
Pérot s’en est feuy, qui ne s’est ousé trouver devant moy. » Il est vraiment plaisant d’entendre ce promoteur des lettres parler ici comme ces paysans qui, sur notre scène comique, diront plus tard : « Je sommes pour être mariés ensemble. » En face de ces manies, qui n’approuverait la mauvaise humeur d’un poëte apostrophant ainsi les Italianisans ? […] Cette entreprise exigeait un critique, ce fut Joachim Du Bellay ; un poëte, ce fut Ronsard. […] Cil a été, dans ses beaux jours, le plus joli mot de la langue française ; il est douloureux pour les poètes qu’il ait vieilli. […] Valeur devait aussi nous conserver valeureux ; haine, haineux ; peine, peineux ; pitié, piteux ; foi, féal ; cour, courtois ; haleine, haléné ; coutume, coutumier ; point, pointu et pointilleux ; frein, effrené ; front, effronté, etc… Heur se plaçait où bonheur ne saurait entrer ; il a fait heureux qui est si français, et il a cessé de l’être ; si quelques poètes s’en sont servis, c’est moins par choix que par la contrainte de la mesure. […] Dans les plus belles années de notre siècle, toute une école, poètes et prosateurs, a tenté cette restauration, et n’a point eu à s’en plaindre.
Il doit être permis au poète de ne pas s’astreindre à la lettre même du précepte ; mais cette règle n’en est pas moins conforme à la raison, parce qu’elle contribue à donner à l’œuvre dramatique, qui est l’image de la vie, une ressemblance plus fidèle avec la vérité. […] Celle que le poète choisit pour son sujet doit avoir un commencement, un milieu et une fin ; et ces trois parties non seulement sont autant d’actions qui aboutissent à la principale, mais en outre chacune d’elles en peut contenir plusieurs avec la même subordination. […] On a abusé du terme de bel esprit ; et, bien que tout ce qu’on vient de dire des différentes qualités de l’esprit puisse convenir à un bel esprit, néanmoins, comme ce titre a été donné à un nombre infini de mauvais poètes et d’auteurs ennuyeux, on s’en sert plus souvent pour tourner les gens en ridicule que pour les louer. […] Il est étonnant que les ouvrages de Marot, si naturels et si faciles, n’aient su faire de Ronsard, d’ailleurs plein de verve et d’enthousiasme, un plus grand poète que Ronsard et que Marot ; et, au contraire, que Belleau, Jodelle et du Bartas aient été sitôt suivis d’un Racan et d’un Malherbe, et que notre langue, à peine corrompue, se soit vue réparée. […] Le sublime convient surtout au poète et à l’orateur.
D’Alembert disait de Racine, qu’il avait la monotonie de la perfection ; et l’on a dit que les orateurs et les poètes du siècle dernier avaient la perfection de la monotonie. […] Bouhours range parmi nos poètes les plus naïfs, et La Fontaine qui est inimitable sous ce rapport. […] Boileau, dans deux vers d’une extrême concision, a caractérisé Perse, le plus concis des poètes latins : Perse, en ses vers obscurs, mais serrés et pressants, Affecta d’enfermer moins de mots que de sens. […] Nous terminerons par le célèbre passage du psaume 17, si souvent imité par nos poètes : Inclinavit cœlos et descendit, et caligo sub pedibus ejus. […] L’impie était le dieu de la terre ; le poète ne fait que passer, et ce dieu est anéanti, il n’est plus.
Les poètes font aussi un fréquent usage de la synecdoche ; ainsi, ils emploient souvent la partie pour le tout, le genre pour l’espèce, le singulier pour le pluriel, et réciproquement, etc. […] Si, au lieu de dire : Invadunt urbem somno vinoque sepultam, on disait : Somno vinoque fruentem, la pensée du poète serait travestie d’une manière ridicule. […] Le poëte, par cette réflexion toute naturelle, intéresse en faveur de ce jeune captif. […] Et ces vers d’Horace ont été amplifiés d’une manière admirable par un poète français : « La Mort a des rigueurs à nulle autre pareilles ; « On a beau la prier, « La cruelle qu’elle est se bouche les oreilles, « Et nous laisse crier. […] Nous ne citerons ici pour exemple que ce magnifique passage du second livre de l’Enéide, où le grand poëte décrit l’incendie et le pillage de Troie.
Le poète nous fait espérer que la fourmi s’attendrira : car, au lieu de congédier brusquement l’ emprunteuse, la voici qui la questionne. […] Le fait est accompli ; nous pouvons ajouter sans le secours du poète que la fourmi ferme sa porte et que la cigale s’éloigne, accablée du cruel refus qu’elle a mérité par sa folle conduite. […] Ainsi, pour m’expliquer par un exemple, le jeune poète qui aura de l’attrait pour la tragédie devra lire et relire Racine, qui est à peu près parfait ; et ce n’est que plus tard qu’il pourra lire Pierre Corneille, qui a mêlé à d’admirables beautés des défauts tels, qu’ils sont inconcevables dans ce grand homme.
Et le poëte poursuit la comparaison jusqu’à ce qu’il ait épuisé les rapports. […] Polyphème, dans Virgile, s’avance en pleine mer, et le flot mouille à peine sa ceinture. — Hyperbole employée à dessein par le poëte pour nous donner une idée de la taille démesurée du géant. […] La comparaison. — Le poëte, qui veut surtout peindre, fait de ses comparaisons des tableaux.
Ce sont ces grands poètes qui nous ont recueillis, dans l’immensité des siècles, les preuves de ce goût général pour les beautés qui procurent à l’homme le plus grand plaisir dont il puisse jouir. L’autorité, la prévention, peuvent, dans un temps ou dans un pays, donner un moment de réputation à un poète insipide, à un artiste très médiocre ; mais lorsque les étrangers ou la postérité parcourent leurs ouvrages, leurs défauts paraissent au grand jour, et le goût naturel rentre dans ses droits.
Après avoir bien payé un souper dont j’avais fait si désagréablement la digestion, je me rendis chez le muletier avec ma valise, en maudissant de bon cœur le parasite, l’hôte et l’hôtellerie Un poète qui a fait son chemin Un jour, je passai devant la porte d’un hôpital. […] Pour le voir de plus près, je m’approchai de son lit, et ne pouvant douter que ce ne fût le poëte Nuñez, je demeurai quelque temps à le considérer sans rien dire.
Il estoit grand orateur et fort disert, grand historien, et surtout très-divin poète latin. […] Dans un petit logis du quai des Orfèvres, où naquit, dit-on, Boileau, chez le conseiller-clerc Jacques Gillot, se réunissaient une demi-douzaine de bourgeois, gens d’esprit, erudits, poètes à leurs heures pour la plupart. […] Le monarque dit : l’État, c’est moi ; le poète satirique et critique dit : le goût, c’est moi. […] Dieu est le poëte et les hommes ne sont que les acteurs287. […] Le cartésianisme conquit le siècle tout entier : Bossuet, Leibnitz, Arnauld et Spinoza, jansénistes et protestants, femmes et poètes, Mme de Sévigné et La Fontaine (voir Fables, X, 1).
Si l’amiral et non le poète eût trouvé ces paroles au fond de son cœur, point de doute que le poignard ne fût tombé de la main de ses assassins. […] Voilà certes des traits d’éloquence remarquables qui peignent fortement les mouvements de l’âme, et qui en sont comme les éclairs rapides et brûlants ; mais ces lueurs éloquentes qui ont suffi quelquefois pour entraîner tout un peuple, comme le fit Scipion, et pour faire tomber à genoux des assassins, comme le fit Coligny, selon le poète, n’auraient pas suffi à nos grands orateurs, à nos illustres auteurs dramatiques pour émouvoir une assemblée, ou pour tenir, pendant plusieurs heures de suite, tout un auditoire sous le charme.
Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose, d’ailleurs ; car on est poëte, savant, orateur médiocre aussi ; mais si le génie s’en mêle, on devient sublime. […] Pour vous, messieurs, le monde n’est point une arène, mais un spectacle en face duquel le poëte s’inspire, l’historien observe, le philosophe médite.
Je n’admettrai pas, avec Voltaire, que le poëte doive jamais sacrifier la pensée à l’élégance de l’expression ; mais s’il désespère de traiter élégamment une idée, qu’il suive l’avis d’Horace, qu’il y renonce, … Et quæ Desperat tractata nitescere posse, relinquit90 Au reste, il est rare qu’une idée, quelle qu’elle soit, se montre obstinément rebelle au travail qui veut la polir, et le dédain de l’élégance n’est le plus souvent qu’une excuse de la paresse ou de la vanité. […] J’ai trouvé du style fleuri dans André Chénier, poëte beaucoup moins naïf et inventeur qu’on ne l’a cru et qu’on ne l’a dit, à l’époque où ses œuvres furent réimprimées. […] Le poëte du Cid a écrit le Menteur, celui d’Athalie, les Plaideurs, celui de Brutus et de Mérope, ces innombrables facéties qui resteront les éternels modèles du genre.
Ainsi : Métonymies de la cause pour l’effet ou l’instrument : Bacchus, Cérès, pour vin et blé ; André Chénier a osé dire : Allez sonder les flancs du plus lointain Nérée… Une Cybèle neuve et cent mondes divers, Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers ; Homère, pour la collection des œuvres de ce poëte ; Athalie, pour la tragédie dont cette reine est l’héroïne ; un Rubens, pour un tableau de Rubens ; Je l’ai vu cette nuit ce malheureux Sévère, La vengeance à la main… pour l’épée, instrument de vengeance. […] Ainsi vous direz : le philosophe, pour Platon ; le poëte, pour Homère ; le Carthaginois, pour Annibal ; ou, au contraire, un Caton, pour un sage ; un Mécène, pour un protecteur des arts ; un Aristarque ou un Zoïle, pour un critique impartial ou odieusement envieux ; Aux Saumaises futurs préparer des tortures. […] Fontanier, je rattacherais encore à cette figure le tour par lequel le poëte, au lieu de raconter la chose faite, se transporte sur le lieu de l’action, s’en rend maître, et ordonne qu’elle se fasse.
Dans l’un et l’autre écrivain, Catilina dit ce qu’il doit dire ; la manière seule de le dire devait offrir les différences relatives du genre ; et c’est parce que l’historien et le poète les ont si heureusement saisies, que ces deux discours sont, chacun à sa place, un modèle parfait de l’éloquence de la chose, et du style de l’histoire et de la tragédie. […] Mais où ce grand homme s’est vraiment surpassé lui-même, c’est dans le personnage héroïque du vieil Horace défendant son fils ; et pour cela il a suffi au poète de mettre en beaux vers la prose magnifique de Tite-Live. […] Voyez comme, dès les premiers mots, l’historien poète se transporte avec ses personnages et son lecteur au milieu même de l’action : Velut si jam agendis, quæ audiebat interesset. […] Les amateurs en vont juger ; et, pour les mettre à portée de le faire avec moins de difficulté et plus de fruit, nous comparerons exactement la prose de l’historien et les vers du poète, en accompagnant l’un et l’autre texte de quelques observations.
En adoptant l’ordre logique des sujets, de préférence à l’ordre chronologique des auteurs, il a été possible de rapprocher un poète d’un orateur, un ancien d’un moderne ; rapprochement fécond qui contient plus d’une leçon de goût et provoque la curiosité critique du lecteur. […] Or, regardant plus loin dans la triste carrière, Je vis une autre foule au bord d’une rivière Et m’écriai : « Virgile, ô poète ! […] Puissant en combinaisons, et d’une imagination ardente, égoïste et rêveur, machinateur et poète, il épancha pour ainsi dire son activité en projets arbitraires, gigantesques, enfants de sa seule pensée, étrangers aux besoins réels de notre temps et de notre France. […] Plus heureux qu’eux, envié d’eux, fendant à grand’peine cette presse importune, y est admis, quand il lui plaît, un fils d’affranchi, grand poète, présenté par d’autres grands poètes, et qui s’y est établi, en leur compagnie, sur le pied de la plus parfaite amitié. […] Il semble qu’en nous élevant avec elles, nous prenons un essor de l’âme plus haut, un regard plus profond, et ce n’est pas en vain que le poète a dit : Jéhova de la terre a consacré les cimes.
Le poëte, peu après, montre Henri assailli par d’Egmont, qui le blesse d’abord et tombe ensuite sous les coups du prince. […] Il faut aussi rappeler la belle imitation qu’en a faite le poëte Sarrazin dans son ode sur la bataille de Lens ; c’est en parlant du prince de Condé : Il monte un cheval superbe, Qui, furieux aux combats, A peine fait courber l’herbe Sous la trace de ses pas. […] Belle imitation de l’Othello de Shakspeare, elle appartient au genre de ces pièces dites romanesques, où le poëte puise dans son imagination, non dans l’histoire, les principaux événements qu’il offre aux yeux des spectateurs.