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81. (1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre V. des topiques ou lieux. — lieux applicables aux parties du sujet  » pp. 64-74

Nous ne cesserons d’exhorter à la bonne foi et à la vertu, nous la regardons comme une des conditions sine quâ non du vrai talent ; nous sommes persuadé que, avant tout, il faut que chacun pense ce qu’il dit, que les avocats des deux parties ont l’un et l’autre l’intime conviction que la raison est de leur côté, que le fauteur de la république est aussi sincère dans son credo politique que celui de la monarchie ; mais, encore une fois, notre affaire n’est pas de leur inspirer des sentiments, mais uniquement de leur apprendre à communiquer aux autres ceux qu’ils ont. […] Et de même, qui prétend les utiliser tous dans chaque argument fait l’effet de celui qui voudrait faire entrer toutes les lettres dans chaque mot. » Mais il n’en est pas moins vrai que l’emploi des lieux, indispensable quand les circonstances ne permettent pas de creuser profondément une matière, ouvre, dans tous les cas, une vaste carrière à l’esprit. […] La chose est possible, et même fort probable ; mais il n’en est pas moins vrai qu’ils ont employé les lieux communs, et que l’emploi de ces lieux a contribué au développement de leur pensée. Il n’en est pas moins vrai, comme je l’ai dit plus haut, que, si vous citez un passage quelconque d’un écrit ancien ou moderne, pour peu qu’il ait quelque étendue, il rentrera infailliblement dans un ou plusieurs des lieux définis par les rhéteurs.

82. (1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Thiers. Né en 1797. » pp. 513-521

Si l’on a pu reprocher à son Histoire de la Révolution (1823-1827) trop d’indulgence pour les partis qui triomphent, et des jugements sous lesquels se révèlent des tendances fatalistes, il faut admirer dans les récits consacrés au Consulat et à l’Empire (1845-1862) l’amour du vrai, la clairvoyance d’une raison supérieure, la liberté d’un esprit impartial, et une modération aussi équitable, aussi désintéressée que les arrêts de la postérité. […] En effet, avec ce que je nomme l’intelligence, on démêle bien le vrai du faux ; on ne se laisse pas tromper par les vaines traditions ou les faux bruits de l’histoire ; on a de la critique, on saisit bien le caractère des hommes et des temps ; on n’exagère rien, on ne fait rien trop grand ou trop petit, on donne à chaque personnage ses traits véritables ; on écarte le fard, de tous les ornements le plus malséant en histoire, on peint juste ; on entre dans les secrets ressorts des choses, on comprend et on fait comprendre comment elles se sont accomplies ; diplomatie, administration, guerre, marine, on met ces objets si divers à la portée de la plupart des esprits, parce qu’on a su les saisir dans leur généralité intelligible à tous ; et quand on est arrivé ainsi à s’emparer des nombreux éléments dont un vaste récit doit se composer, l’ordre dans lequel il faut les présenter, on le trouve dans l’enchaînement même des événements ; car celui qui a su saisir le lien mystérieux qui les unit, la manière dont ils se sont engendrés les uns les autres, a découvert l’ordre de narration le plus beau, parce que c’est le plus naturel ; et si, de plus, il n’est pas de glace devant les grandes scènes de la vie des nations, il mêle fortement le tout ensemble, le fait succéder avec aisance et vivacité ; il laisse au fleuve du temps sa fluidité, sa puissance, sa grâce même, en ne forçant aucun de ses mouvements, en n’altérant aucun de ses heureux contours ; enfin, dernière et suprême condition, il est équitable, parce que rien ne calme, n’abat les passions comme la connaissance profonde des hommes. […] L’intelligence est donc, selon moi, la facilité heureuse qui, en histoire, enseigne à démêler le vrai du faux, à peindre les hommes avec justesse, à éclaircir les secrets de la politique et de la guerre, à narrer avec un ordre lumineux, à être équitable enfin, en un mot à être un véritable narrateur. […] Les partis se suivent, se poussent à l’échafaud, jusqu’au terme que Dieu a marqué aux passions humaines ; et de ce chaos sanglant sort tout à coup un génie extraordinaire qui saisit cette société agitée, l’arrête, lui donne à la fois l’ordre, la gloire, réalise le plus vrai de ses besoins, l’égalité civile, ajourne la liberté qui l’eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française.

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