Une grave erreur de plusieurs écrivains actuels, mais dont, pour l’honneur du siècle, j’aime mieux accuser leur esprit que leur cœur, c’est de s’imaginer que le crime est un élément nécessaire d’intérêt pour tout drame et toute fiction ; qu’il n’est point d’admiration possible pour le héros, ou d’attendrissement pour la victime, si on ne les entoure, en façon de repoussoir, d’une bande de scélérats, et quels scélérats ! […] Un auteur n’écrit que pour être lu ; par là même il contracte une dette envers celui qui prend la peine de le lire, et il n’a qu’un moyen de s’acquitter, c’est de lui offrir un sujet qui puisse l’amuser, l’instruire ou le toucher, qui parle à son imagination, à son intelligence ou à son cœur. […] On relit Don Quichotte, Gil Blas, Ivanhoe, le Vicaire de Wakefield, tout ce qui parle à l’esprit et au cœur ; mais à quel homme ingénieux est-il venu en tête de relire un roman d’Anne Radcliffe, par exemple ? […] Et pourtant ce même homme eût maudit de grand cœur quiconque, à la première lecture, lui eût ôté le livre des mains avant la fin du quatrième tome.
Le cœur jaloux de Molière lui a révélé, me dit-on, la scène de jalousie du Misanthrope. […] Eh bien, nous protesterez-vous que toutes ces passions vous aient agité, que votre noble cœur ait aussi connu l’envie, l’envie de l’autorité et de la fortune, potestatis atque fortunœ, méritées même par des services réels et honorables, tum si erunt honestiora merita atque graviora ! […] Il étudiera donc le cœur humain, non-seulement en lui, mais dans les autres ; il cherchera à s’expliquer, à s’assimiler tout ce qu’il y rencontrera, même de plus excentrique, de plus antipathique à sa propre nature17. […] Essayez d’agir ainsi, même avec les sujets qui, au premier abord, vous paraissent les plus indifférents, peu à peu cette animation fictive, sous certains rapports, échauffe réellement ; on s’enthousiasme pour son idée, la fiction devient une vérité ; et cela sans contradiction avec ce qui précède, car cette passion volontaire ne prend plus au cœur et aux entrailles, elle réside toute dans l’imagination.