Être infatué de soi, et s’être fortement persuadé qu’on a beaucoup d’esprit, est un accident qui n’arrive guère qu’à celui qui n’en a point, ou qui en a peu : malheur, pour lors à qui est exposé à l’entretien d’un tel personnage ! […] Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres ; mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d’une ressource infinie dans la pratique, utile aux faibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l’esprit, qu’elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos ; pernicieuse pour les grands et qui diminuerait leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves ; qui ferait tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduirait presque à leurs entremets et à leurs équipages ; qui les priverait du plaisir qu’ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner ; qui les traverserait dans le goût qu’ils ont quelquefois à mettre les sots en vue, et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner ; qui bannirait des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie ; qui ferait d’une cour orageuse, pleine de mouvements et d’intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seraient que les spectateurs ; qui remettrait de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité sur leurs visages ; qui étendrait leur liberté ; qui réveillerait en eux, avec les talents naturels, l’habitude du travail et de l’exercice ; qui les exciterait à l’émulation, au désir de la gloire, à l’amour de la vertu ; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en ferait ou de sages économes ou d’excellents pères de famille, ou des juges intègres, ou de bons officiers, ou de grands capitaines, ou des orateurs, ou des philosophes ; et qui ne leur attirerait à tous nul autre inconvénient que celui peut-être de laisser à leurs héritiers moins de trésors que de bons exemples1. […] Il est si prodigieusement flatté dans toutes les peintures que l’on fait de lui, qu’il paraît difforme près de ses portraits ; il lui est impossible d’arriver jamais jusqu’où la bassesse et la complaisance viennent de le porter ; il rougit de sa propre réputation.
Et ainsi demoura coy6 et pacificque ; car il ne pouuoit rompre tant facilement lesdictes chaisnes, mesmement qu’il7 n’auoit pas espace au berceau de donner la secousse des bras. » Mais voicy que8 arriva un iour d’vne grande feste, que son pere Gargantua faisoit un beau banquet à tous les princes de sa court9. […] S’il ne fût pas arrivé que.