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56. (1868) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, à l’usage de tous les établissements d’instruction. Cours supérieurs. Première partie : prose « Extraits des classiques français. première partie — Massillon, 1663-1742 » pp. 205-215

La mort d’un aîné change nos vues, nous rengage dans le monde d’où nous venions de sortir ; et notre vocation à l’autel expire à mesure que nous voyons revivre de nouvelles espérances pour la terre. […] Si l’on est maître de son sort, c’est la crainte du monde et de ses jugements qui en décide ; en un âge tendre, on regarde comme une loi la volonté de ceux de qui l’on tient la vie ; on n’ose produire des désirs qui contrediraient leurs desseins : on étouffe des répugnances qui deviendraient bientôt des crimes. […] Aussi, à peine le premier homme fut-il sorti de ses mains, qu’il l’appliqua à la culture de ce lieu de délices qui devait être sa demeure ; et il semble qu’en lui déterminant cette occupation, il voulut faire sentir à tous ses descendants que c’était à lui seul à nous marquer un emploi et une occupation dans cet univers où il nous a placés. […] Dieu seul nous connaît, et nous ne nous connaissons pas nous-mêmes : nos penchants nous séduisent ; nos préjugés nous entraînent ; le tumulte des sens fait que nous nous perdons de vue : tout ce qui nous environne nous renvoie notre image ou adoucie ou changée ; et il est vrai que nous ne pouvons nous choisir à nous-mêmes un état sans nous méprendre, parce que nous ne nous connaissons pas assez pour décider sur ce qui nous convient : nous sortons même des mains de la souveraineté et de la sagesse divine ; nous devenons à nous-mêmes nos guides et nos soutiens ; semblables au prodigue de l’Évangile, en forçant le père de famille de laisser à notre disposition et à notre caprice les dons et les talents dont il voulait lui-même régler l’usage, nous rompons tous les liens de dépendance qui nous liaient encore à lui, et au lieu de vivre sous la protection de son bras, il nous laisse errer loin de sa présence au gré de nos passions, dans des contrées étrangères1.

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