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94. (1843) Nouvelle rhétorique, extraite des meilleurs auteurs anciens et modernes (7e éd.)

Si je voulais prouver que les méchants ne peuvent être heureux, j’examinerais la destinée de tous ceux qui se sont signalés par des crimes ; je prendrais surtout mes preuves dans les conditions les plus fortunées en apparence ; je montrerais Tibère, ce tyran cruel et subtil, avouant lui-même que ses forfaits sont devenus pour lui un supplice, faisant retentir de ses cris les antres de Caprée, et cherchant en vain dans son infâme solitude un remède à ses tourments ; je citerais Néron, le meurtrier de son frère, de sa mère, de ses femmes, de ses maîtres, l’auteur de tant de crimes, livré à d’éternelles horreurs, dans des transes qui vont jusqu’à l’aliénation d’esprit, croyant apercevoir les enfers entrouverts sous ses pas et les Furies qui le poursuivent, ne sachant comment échapper à leurs flambeaux vengeurs, et cherchant moins des amusements que des distractions dans ses fêtes somptueuses et insensées ; je parcourrais l’histoire de cette foule de scélérats qui, au comble de la grandeur et de la puissance, n’ont pu trouver le bonheur ; et de tous ces exemples, je conclurais que le bonheur n’est point fait pour les méchants. […] Songez-vous au bonheur qui les a signalés ? […] Car ne vous imaginez pas que son bonheur présent soit immuable, éternel, comme celui d’un dieu : il en est qui le haïssent, qui le craignent, qui lui portent envie, même parmi ceux qui lui paraissent le plus dévoués ; et toutes les passions humaines, quelles qu’elles soient, agitent aussi, croyez-moi, ceux qui l’environnent. […] Si une femme joue heureusement pendant que quelqu’un est auprès d’elle, elle s’imagine que cette personne lui porte bonheur : cum hoc, ergo propter hoc. […] Moi, je me retire, je pars : si je ne puis partager le bonheur de Rome, je n’aurai pas du moins le spectacle de ses maux ; et la première ville où j’aurai trouvé des mœurs et la liberté, j’en ferai mon tranquille séjour. » Dans ces paroles respire la fermeté d’âme, mais une fermeté douce et qui n’éclate point en invectives : pour l’adoucir encore Cicéron ajoute quelque chose d’affectueux et de touchant.

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