Si je voulais prouver que les méchants ne peuvent être heureux, j’examinerais la destinée de tous ceux qui se sont signalés par des crimes ; je prendrais surtout mes preuves dans les conditions les plus fortunées en apparence ; je montrerais Tibère, ce tyran cruel et subtil, avouant lui-même que ses forfaits sont devenus pour lui un supplice, faisant retentir de ses cris les antres de Caprée, et cherchant en vain dans son infâme solitude un remède à ses tourments ; je citerais Néron, le meurtrier de son frère, de sa mère, de ses femmes, de ses maîtres, l’auteur de tant de crimes, livré à d’éternelles horreurs, dans des transes qui vont jusqu’à l’aliénation d’esprit, croyant apercevoir les enfers entrouverts sous ses pas et les Furies qui le poursuivent, ne sachant comment échapper à leurs flambeaux vengeurs, et cherchant moins des amusements que des distractions dans ses fêtes somptueuses et insensées ; je parcourrais l’histoire de cette foule de scélérats qui, au comble de la grandeur et de la puissance, n’ont pu trouver le bonheur ; et de tous ces exemples, je conclurais que le bonheur n’est point fait pour les méchants. […] Songez-vous au bonheur qui les a signalés ? […] Car ne vous imaginez pas que son bonheur présent soit immuable, éternel, comme celui d’un dieu : il en est qui le haïssent, qui le craignent, qui lui portent envie, même parmi ceux qui lui paraissent le plus dévoués ; et toutes les passions humaines, quelles qu’elles soient, agitent aussi, croyez-moi, ceux qui l’environnent. […] Si une femme joue heureusement pendant que quelqu’un est auprès d’elle, elle s’imagine que cette personne lui porte bonheur : cum hoc, ergo propter hoc. […] Moi, je me retire, je pars : si je ne puis partager le bonheur de Rome, je n’aurai pas du moins le spectacle de ses maux ; et la première ville où j’aurai trouvé des mœurs et la liberté, j’en ferai mon tranquille séjour. » Dans ces paroles respire la fermeté d’âme, mais une fermeté douce et qui n’éclate point en invectives : pour l’adoucir encore Cicéron ajoute quelque chose d’affectueux et de touchant.