(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre III. du choix du sujet. » pp. 38-47
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(1853) De la rhétorique, ou De la composition oratoire et littéraire (2e éd.) « Chapitre III. du choix du sujet. » pp. 38-47

Chapitre III.

du choix du sujet.

Le sujet est donné par les circonstances, ou l’écrivain le tire de son propre fond.

Dans le premier cas, c’est une nécessité qu’il faut subir ; il ne reste plus qu’à le traiter dignement.

Dans le second, vous êtes libre, et alors le choix est-il indifférent ? Assurément, répondent quelques auteurs de notre siècle. « Nous ne reconnaissons pas à la critique, disent-ils11, le droit de questionner l’écrivain sur sa fantaisie, et de lui demander pourquoi il a choisi tel sujet, broyé telle couleur, cueilli à tel arbre, puisé à telle source. L’ouvrage est-il bon ou est-il mauvais ? Voilà tout le domaine de la critique. Du reste, ni louanges, ni reproches pour les couleurs employées, mais seulement pour la façon dont elles sont employées. A voir les choses d’un peu haut, il n’y a ni bons ni mauvais sujets, mais de bons et de mauvais écrivains. D’ailleurs, tout est sujet, tout relève de l’art. Ne nous enquérons donc pas du motif qui vous a fait prendre ce sujet triste ou gai, horrible ou gracieux, éclatant ou sombre, étrange ou simple, plutôt que cet autre. Examinons comment vous avez travaillé, non sur quoi et pourquoi. »

Nous ne saurions admettre cette théorie ; nous ne songerions pas même à la réfuter, si nous ne pensions que, soutenue par l’autorité de quelques hommes d’un mérite réel, elle peut égarer les jeunes gens dont elle flatte les caprices et l’irréflexion.

Non, la question du choix du sujet n’est pas interdite à la critique. Lorsque le génie peut élever et épurer nos âmes, nous faire aimer la vertu, la gloire, la patrie, la liberté, il serait défendu de lui demander pourquoi il se gaspille lui-même dans des sujets insignifiants, ou se prostitue à des sujets ignobles ! Le talent n’est-il pas le bloc de marbre entre les mains du statuaire ? Depuis quand n’a-t-on plus le droit d’interroger le statuaire sur la fantaisie qui lui fait tirer de ce marbre si blane et si pur un vase, par exemple, quelque admirable qu’en soit le travail, plutôt que la tête de Jupiter ? Avant que l’écrivain mette la main à l’œuvre, ne se rappelle-t-il pas le monologue du sculpteur :

Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ?
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?

Et celui qui répond : « Il sera cuvette ou table, » a-t-il, tout mérite d’exécution à part, les mêmes droits à notre estime et à notre admiration que l’homme qui, sentant la haute mission de l’artiste, s’écrie :

Il sera Dieu ! même je veux
Qu’il ait dans sa main le tonnerre… ?

Supposez le pinceau de Teniers égal à celui de Raphaël : mettrez-vous sur la même ligne les magots de l’un et la Transfiguration de l’autre ? Que l’inventeur de l’Iliade invente aussi la Batrachomyomachie, je le veux bien ; mais si, devant se prononcer entre les deux sujets, il eût choisi le second à l’exclusion du premier, le lui aurait-on pardonné ? L’éloge de la folie ou de la paresse, la diatribe contre la goutte ou la peste, tant d’autres sujets favoris des savants et des moines du xvie  siècle, supposez-les écrits par Cicéron même, nous intéresseront-ils autant que l’éloge de Caton ou les Philippiques ?

Le sur quoi et le pourquoi interdits à la critique ! Mais une fois cette idée admise, qui pourrait, en bonne logique, reprocher à l’écrivain le choix d’un sujet même contraire à la morale, au patriotisme, au désintéressement, à tout ce qu’il y a de grand et de pur parmi les hommes ?

Sans doute, il faut une grande latitude à l’artiste ; sa carrière doit être vaste et variée, ses allures franches et libres ; il est presque toujours le meilleur juge de sa capacité et de sa spécialité ; généralement nul ne sait mieux que lui

… Quid ferre recusent,
Quid valeant humeri ?…

Je vais plus loin. On pardonnera bien des rêves à l’imagination, bien des débauches à l’esprit,

Scimus, et hane veniam petimusque damusque vicissim.

Mais que ce soit une faveur, veniam, et non pas un droit. Vous appelez l’art une religion ; soit. Mais le fanatisme ne vaut pas mieux dans celle-là que dans toute autre. Des autels, des fleurs, de l’encens pour l’art, mais qu’on n’aille pas le cacher par delà les nuages, au-dessus de tout contrôle humain, en dehors de toute société humaine. J’adopte bien la formule de M. Cousin, l’art pour l’art, mais pourvu que l’art lui-même soit bien compris, pourvu que l’on sache bien que, sous peine de mentir à sa nature, il doit offrir, comme conséquence de ses œuvres, la vérité, la moralité, la beauté.

En vain nous crie-t-on que « l’on ne sait pas en quoi sont faites les limites de l’art ; que de géographie précise du monde intellectuel, on n’en connaît pas ; qu’on n’a pas encore vu les cartes routières de l’art avec les frontières du possible et de l’impossible tracées en rouge et en bleu ; qu’enfin on a fait cela parce qu’on a fait cela. »

Sophismes ! l’art a ses limites. Les maîtres les lui ont tracées, et leur voix ne fut que l’écho de la raison et de la justice éternelle.

« L’homme digne d’être écouté, dit Fénelon, est celui qui ne se sert de la parole que pour la pensée, et de la pensée que pour la vérité et la vertu. »

Le sujet doit donc être moral, ou du moins n’avoir rien de contraire à la moralité. Nous pouvons dire du sujet ce que la Bruyère dit de l’ouvrage : « Quand une lecture vous élève l’esprit et qu’elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger de l’ouvrage : il est bon et fait de main d’ouvrier. » Le mot de la Bruyère explique ce que j’entends par moralité. Le sujet d’une fable, d’un roman, d’un drame, d’une comédie, peut avoir ce mérite de moralité. Quelle moralité plus haute que celle du Prométhée, de l’Œdipe à Colone, du Cid, d’Athalie, d’Alzire ? plus touchante que celle du Vicaire de Wakefield, de Jeannot et Colin, de Paul et Virginie, de Picciola ? « Je me souviens, dit quelque part Montesquieu, qu’en sortant d’une pièce intitulée Esope à la cour, je fus si pénétré du désir d’être plus honnête homme que je ne sache pas avoir formé une résolution plus forte. » Honneur à Boursault qui sut choisir un sujet assez moral pour inspirer un si beau désir à une si belle âme !

Une grave erreur de plusieurs écrivains actuels, mais dont, pour l’honneur du siècle, j’aime mieux accuser leur esprit que leur cœur, c’est de s’imaginer que le crime est un élément nécessaire d’intérêt pour tout drame et toute fiction ; qu’il n’est point d’admiration possible pour le héros, ou d’attendrissement pour la victime, si on ne les entoure, en façon de repoussoir, d’une bande de scélérats, et quels scélérats ! quelque chose de monstrueux, d’excentrique, d’inimaginable, à faire reculer les plus intrépides d’horreur et de dégoût. C’est une grande faute ; même littérairement parlant, je crois la vertu plus intéressante que le crime. Les drames et les romans anciens et modernes, que j’ai cités plus haut, me semblent plus attachants, je ne dis pas supérieurs comme œuvres d’art, cela va de soi, je dis plus attachants, que toutes les productions byroniques et sataniques des trente dernières années.

Cependant les aberrations même de ces écrivains prouvent qu’ils ne regardent pas le choix du sujet comme indifférent. Ils pensent, comme nous, que le sujet doit intéresser par lui-même et indépendamment de la manière dont il est traité. Qu’ils se trompent sur les sources de cet intérêt, c’est ce que je viens de reconnaître, mais ils admettent avec raison le principe. Et, en effet, le sujet ne doit pas seulement être moral, il doit être intéressant. Un auteur n’écrit que pour être lu ; par là même il contracte une dette envers celui qui prend la peine de le lire, et il n’a qu’un moyen de s’acquitter, c’est de lui offrir un sujet qui puisse l’amuser, l’instruire ou le toucher, qui parle à son imagination, à son intelligence ou à son cœur. Quelques hommes, ceux-là sont les maîtres ! sont parvenus à en créer qui réunissent ces trois éléments. Mais s’il s’agit de choisir entre eux, ne croyez pas que je les mette tous trois sur la même ligne. Les vrais artistes demandent au moins le second, à défaut du dernier, le plus énergique de tous. Quant au premier, c’est à lui que s’attachent principalement le vulgaire et les oisifs ; ce n’est donc qu’au vulgaire et aux oisifs qu’ont paru vouloir plaire certains écrivains de notre siècle, les romanciers surtout, qui en forment malheureusement la grande majorité. La plupart d’entre eux n’ont songé qu’à réveiller l’intérêt d’imagination, ou plutôt l’intérêt de curiosité. Ils croyaient avoir atteint le but, lorsque la complication de l’intrigue, la nouveauté, l’étrangeté même des incidents tenaient le lecteur en haleine jusqu’à la lin. Le plus bel éloge à leur goût, c’était que, une fois la lecture commencée, on ne pût la quitter qu’à la dernière page. Distribuaient-ils leur récit en feuilletons, une des modes, par parenthèse, les plus fatales à la saine littérature, ils n’oubliaient jamais de suspendre la narration au moment où la curiosité était le plus vivement piquée, le plus avidement inquiète. C’est un mérite, si l’on veut, mais un mérite d’un ordre inférieur dans l’appréciation critique. Aussi qu’arriva-t-il ? C’est qu’en effet on lut ces ouvrages d’un bout à l’autre avec une ardeur fiévreuse, en passant toutefois presque toujours par-dessus tout ce qui ne satisfaisait pas directement la curiosité ; mais le livre fini, nul ne s’avisait d’y revenir. On relit Don Quichotte, Gil Blas, Ivanhoe, le Vicaire de Wakefield, tout ce qui parle à l’esprit et au cœur ; mais à quel homme ingénieux est-il venu en tête de relire un roman d’Anne Radcliffe, par exemple ? j’aime mieux ne parler que des morts. Et pourtant ce même homme eût maudit de grand cœur quiconque, à la première lecture, lui eût ôté le livre des mains avant la fin du quatrième tome. L’intérêt de ces ouvrages est celui d’une énigme ; qui songe encore à une énigme dont il a le mot ? Comment finira tout cela ? par quels moyens s’en tireront-ils ? Questions secondaires dans les œuvres de l’intelligence, pauvre mérite quand il est seul.

Encore un avis d’une utilité non moins directe : que le sujet soit fécond. Quel fruit tirer d’un sol aride ? On y perd son capital, son temps et ses sueurs.

En délayant une anecdote, en dialoguant un paradoxe étroit et subtil, vous croyez arriver à un drame, à une comédie, à un roman ; à peine aviez-vous la matière d’un feuilleton ou d’un vaudeville. Et, d’autre part, j’ai lu tel article de journal, où l’auteur, resserré dans les mesquines proportions des trois colonnes quotidiennes, étranglait une pensée qui eût mérité les développements de l’in-8°. Car dans le choix du sujet est compris celui de la forme, qui appelle également toute l’attention de l’écrivain. Parfois un bon sujet de drame, délayé dans un roman, a perdu tout son intérêt, et souvent une idée féconde a échoué dans un drame, qui eût réussi dans le cadre plus vaste du roman.

Enfin le sujet doit être en rapport avec le talent de l’écrivain. Tout le monde connaît la maxime d’Horace :

Sumite materiam vestris, qui scribitis, æquam
Viribus…

Ce précepte est surtout dans l’intérêt du jeune auteur. La vieille allégorie d’Icare ne trouve que trop d’applications. Sans parler de notre siècle, où les Ailes d’Icare ne sont pas seulement un roman, mais l’histoire de chaque jour, Boileau, oubliant ses propres préceptes, ne méconnaissait-il pas son génie, ne s’ignorait-il pas lui-même, quand il composait l’Ode sur la prise de Namur ; Molière, quand il se faisait le panégyriste du Val de Grâce ; la Fontaine, quand il chantait le quinquina ou la captivité de Saint-Malc ; Corneille, quand il luttait contre Racine, dans Tite et Bérénice, ou contre le mystique anonyme du moyen âge, dans la traduction en vers de l’Imitation de Jésus-Christ ?

Ainsi, moral, intéressant, fécond, proportionné aux forces de l’écrivain et à la forme adoptée, qualités souveraines du sujet, auxquelles on pourrait en ajouter d’autres. Sans elles, le plus beau talent échouera souvent contre la matière.

L’auteur des Remarques sur le style et la composition littéraire, M. Francis Wey, a consacré plus de soixante pages de son livre aux préceptes sur le choix du sujet, et ce n’est pas trop, si l’on admet cet axiome que je regarde comme fondamental en rhétorique : Autant vaut le sujet, autant vaut le style. Vous prétendez que la critique ne doit juger que de l’emploi des matériaux et non des matériaux eux-mêmes. Mais il est des matériaux tout à fait rebelles à la forme, permettez-nous au moins de dire qu’il ne faut jamais les employer.

Parmi ces sujets incompatibles avec la grâce ou la puissance du style, je signalerai avec M. Wey, et en résumant ce qu’il a développé sur cette matière :

1° Les sujets qui n’ont pas un caractère bien tranché. Un poëme épique, une tragédie, un drame, un roman qui appartiennent à une époque ou à un pays que l’auteur connaît mal ou ne peut connaître, dont le but n’est pas franc et bien déterminé, où les oppositions ne sont point senties et manquent de relief, amènent infailliblement un style vague, incolore, maigre, sans originalité ou sans variété.

2° Les sujets qui impliquent la confusion des genres. Soit que le sujet admette par sa nature même deux genres opposés, comme le tragique et le comique, le roman et l’histoire, la prose et la poésie, la dissertation et la narration, soit qu’il y ait disparate entre le genre d’esprit de l’auteur et le genre du sujet, le résultat pour le style est un défaut d’unité, de naturel, de solidité.

3° Les sujets qui reposent sur une donnée fausse ou puérile. La donnée est-elle fausse, paradoxale même, le langage sera pénible, embarrassé, et le néologisme, obligé pour rendre des idées excentriques, augmentera l’obscurité de l’ensemble. Est-elle puérile, la puérilité du fond rendra la forme plate et niaise, ou pédantesque et alambiquée.

4° Les sujets qui ne présentent pas un intérêt assez général. Un homme, un pays, un fait sont inconnus de tous, excepté de l’auteur et de sa coterie ; ou encore l’auteur se prend lui-même pour sujet, dans des élégies, des poésies intimes, des autobiographies, des mémoires signés ou anonymes ; ou enfin son livre n’éveille qu’un sentiment de curiosité, sans attacher par l’importance des choses et des personnes. Si le style est en rapport avec le sujet, il est sec et mesquin ; ambitieux et boursouflé, s’il veut se mettre trop en relief ; monotone dans tous les cas.

Mais, répondra-t-on, tout le monde est d’accord. Seulement, vous voulez qu’on dise : sujet immoral, ou stérile, ou inconciliable, soit avec le talent de l’écrivain, soit avec l’élégance ou l’énergie du style ; et nous, nous disons : ouvrage pernicieux, manière sèche, développement défectueux, style pâle et flasque.

Ceci devient une logomachie, et de toute façon la raison est encore de mon côté. La critique en effet ne doit pas seulement formuler sa sentence, elle doit la motiver. Il ne s’agit pas de dire à un auteur : votre ouvrage est mauvais ; il faut ajouter le pourquoi ; et le choix du sujet est un des plus puissants éléments de ce pourquoi. Vous qui savez, dira la critique, combien la moralité, outre sa valeur intrinsèque, contribue puissamment à l’effet d’un écrit, pourquoi vous être privé de cet énergique élément de succès ? ou bien : Vous avez de l’imagination, mais quelle imagination, si brillante qu’on la suppose, pourrait tirer quelque chose d’un argument si sec et si maigre ? quelles sont les qualités de style admissibles en un pareil sujet ? ou encore : Vous ne manquez pas de talent, mais vous n’êtes pas à la hauteur de la question que vous avez traitée. Un sujet moins élevé eût été plus à votre portée.

Assurément un tel langage ne peut nous être interdit.