Préface
Ce choix de morceaux destinés à être lus, médités et appris par cœur vient après mille autres excellents recueils qui l’ont préparé ; s’il se recommande à l’attention, c’est par l’exactitude avec laquelle a été réalisé le programme suivant.
Tous ces extraits ont été gradués d’après l’ordre de difficulté croissante, avec un tel soin, que par degrés l’esprit peut passer de l’anecdote intime et familière à l’expression la plus noble du sentiment moral et religieux.
Pour mettre ces études littéraires d’accord avec les autres études de nos élèves, les sujets contenus dans chaque volume se rattachent autant que possible aux questions d’histoire, aux programmes de sciences, aux ouvrages des auteurs classiques grecs, latins et français qui sont imposés à chaque classe. Ces rapports concourent à l’unité de l’instruction, facilitent le travail de la mémoire et donnent le goût et l’habitude de l’ordre et de la méthode ; par là toutes les parties de l’enseignement peuvent se soutenir et se compléter.
En adoptant l’ordre logique des sujets, de préférence à l’ordre chronologique des auteurs, il a été possible de rapprocher un poète d’un orateur, un ancien d’un moderne ; rapprochement fécond qui contient plus d’une leçon de goût et provoque la curiosité critique du lecteur. Cette distribution permet aussi de suivre la chaîne des changements opérés par le temps dans l’esprit littéraire de la France. Quel progrès dans l’art de décrire et de sentir les beautés de la nature, de La Fontaine à Chateaubriand, en passant par Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Delille et Volney. Combien de réflexions suggère la transformation du drame chevaleresque du grand Corneille dans la tragédie majestueuse de Racine, qui devient à son tour le mélodrame philosophique de Voltaire ! Enfin avec quel intérêt nous aimons à suivre cette veine de l’esprit français mis au service du bon sens, depuis les Essais jusqu’à Zadig ; avec quel légitime orgueil nous retrouvons la même finesse de pensée ennoblie par une élévation morale qui n’émousse en rien la vivacité du trait, dans le Cours de littérature dramatique et dans Paris en Amérique.
Une exclusion sévère de bon nombre de morceaux que la tradition seule avait fait respecter m’a permis d’offrir une large place à ceux de nos contemporains qui méritent de devenir classiques. Mais, des contemporains plus encore peut-être que des écrivains du xviie et du xviiie siècle, je n’ai voulu admettre que le bon, l’excellent, l’exquis ; il ne s’agit point de faire une galerie complète d’histoire littéraire, mais un choix de modèles ; ce livre est un musée classique et non une collection d’amateur.
Quelques bons auteurs ayant consacré leur talent et leurs soins à traduire de grands écrivains anciens ou étrangers, ce n’est pas sortir du cercle de notre littérature que de faire quelques emprunts à ces traductions et de montrer aux jeunes gens, Plutarque avec Amyot, Dante avec Rivarol, Lamennais, Ratisbonne, Homère avec Ponsard, Platon avec Cousin, Milton avec Chateaubriand, Horace avec M. Patin.
Je me suis abstenu de toute note admirative et j’ai admis avec une grande sobriété quelques éclaircissements étymologiques et les explications qui m’ont paru indispensables, soit pour indiquer l’intérêt tout particulier qui s’attache à un morceau, soit pour marquer la place d’une scène ou d’un fragment dans une composition dramatique. Tout ce qu’on peut rencontrer dans un dictionnaire ou trouver par la réflexion a été supprimé au profit du texte même des auteurs. Le critique même le plus ingénieux s’expose au piquant reproche de Molière :
Il prend soin d’y servir des mets fort délicats ;Oui, mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas.
Un mérite auquel les érudits seuls pourront être sensibles et qui cependant intéresse tout le public des lecteurs, la renommée de nos grands écrivains et même la gloire littéraire de la France, c’est la correction et l’exactitude des textes. Il doit sembler étrange de prétendre rectifier les textes adoptés de Corneille ou de Bossuet ; et cependant rien n’est plus nécessaire, car d’incroyables altérations de toutes sortes s’y sont glissées et accréditées. Pour ce travail délicat, les excellentes éditions publiées sous la direction de M. Regnier fournissent des guides dignes de toute notre confiance.
Enfin il n’est pas un seul fragment qui, à sa valeur littéraire ne joigne un autre intérêt, celui d’exposer un phénomène de la nature, un caractère ou un événement historique, une vérité morale, philosophique ou religieuse.
Plus les moyens de s’instruire sont aujourd’hui répandus et popularisés, plus il faut parer aux dangers d’une instruction malsaine et corruptrice ; plus les œuvres de l’esprit se multiplient, plus on doit choisir les passages à proposer en modèles. Savoir beaucoup est le propre d’un érudit ; savoir à fond ce qu’il y a d’excellent, voilà ce qui fait l’homme de goût, l’homme bien élevé, ce que nos pères appelaient si justement l’honnête homme.
À d’autres temps, la théorie commode de l’art pour l’art ; tout dans notre époque, le mal comme le bien, tout nous avertit que l’éducation morale est la grande affaire de l’humanité, le salut ou la perte de l’avenir. Cette préoccupation sérieuse et patriotique est l’âme de ce nouveau recueil ; jamais la déférence pour un maître de la littérature n’a passé avant le respect des jeunes âmes qui nous sont confiées ; je n’ai admis comme beau que le reflet et la splendeur du bien.
Conseils pour la lecture à haute voix et la récitation
En dépit de bien des efforts estimables, la routine jouit, en France, d’une autorité toute-puissante ; elle règle en souveraine maîtresse presque tous nos procédés d’enseignement. L’une des traces les plus regrettables de cet empire, c’est l’ânonnement ridicule qui, dans la bouche de tous nos écoliers, prend le nom de récitation des leçons ; il est impossible de bredouiller les mots d’une façon moins intelligente et plus ennuyeuse. Il faut toute la force de l’habitude prise pour nous rendre insensible à ce ridicule ; mais tous les étrangers qui visitent nos écoles et nos lycées en sont frappés et ne peuvent se défendre de déplorer cet usage ou d’en rire.
Les conséquences de cette mauvaise habitude sont bien plus graves qu’on n’est disposé à le croire. Elle accoutume l’esprit et l’oreille à mettre le style de nos grands classiques sur le même rang que le langage méthodique des manuels ; elle efface toute différence entre les éléments de la grammaire française et les imprécations de Camille ou d’Athalie ; Bossuet se dit du même ton que la définition de l’arithmétique. Faute d’une préparation suffisante, le nombre est singulièrement restreint des personnes qui aiment à lire tout haut et qui font plaisir en lisant. On compte les hommes capables de lire à haute voix de façon à charmer les loisirs d’une journée de mauvais temps ou d’une longue soirée d’hiver, à faire oublier à un malade les lenteurs d’une convalescence. Notre pénurie de lecteurs va si loin qu’il est tel membre de l’Académie française auquel ce talent a peut-être bien ouvert les portes de l’Institut et qu’on rappelle comme une merveille l’art de Casimir Delavigne, dont la récitation vive et spirituelle séduisait, fascinait, même les membres du comité de lecture à la Comédie française. Pourquoi ce talent est-il donc prisé si haut ? C’est qu’il est fort rare chez le peuple qui a la prétention d’être l’arbitre de l’esprit et du goût littéraire. L’origine du mal est dans l’habitude prise dès l’enfance de lire et de réciter en ânonnant.
Que ce bourdonnement suffise aux maîtres d’étude chargés de constater très-vite que les leçons out été apprises, passe encore ; mais que le professeur laisse traiter du Corneille comme du Lhomond, voilà ce qui dépasse toute mesure.
Le remède à ce mal est cependant très-simple ; il suffit que le maître veuille l’appliquer, car il faut convenir que, dans ce cas, le vrai, le seul coupable, c’est le professeur. Les écoliers sont tout prêts à faire autrement, l’imagination vive et curieuse de leur âge les y dispose et les y invite ; qu’on essaye seulement, et bientôt on n’aura plus qu’à les retenir pour les empêcher de tomber dans la déclamation théâtrale.
À cet effet, voici le procédé que recommandent l’expérience et le succès : Dès le début de la classe, avant la récitation des leçons, le professeur lit à haute voix et d’une manière bien accentuée le morceau qui a été appris par cœur, puis fait répéter cette lecture par un des élèves les plus intelligents. Le ton ainsi donné, la récitation se fait d’une façon toute nouvelle. Un peu de suite et de persévérance dans cet exercice quotidien suffit pour réformer des habitudes si ridicules que personne n’oserait les défendre, bien que personne n’ose les attaquer.
Dans l’espoir d’aider à cette réforme très-simple et très-féconde, je donne ici quelques conseils généraux sur l’art de lire à haute voix et de réciter, c’est tout un.
La lecture accentuée doit tenir le milieu entre un ânonnement insipide et la déclamation scénique. Lire comme un acteur jouerait, avec cris, gestes et mouvements, c’est dépasser le but et tomber dans le ridicule. La lecture est à la déclamation ce qu’une simple interprétation au crayon est à
6 une peinture, ce qu’une mélodie fredonnée devant le piano est à une cantate exécutée à grand orchestre : le mouvement, l’intention, l’accent doivent être sentis et indiqués ; appuyer davantage, c’est aller trop loin. La nuance est difficile à saisir ; mais une fois qu’on s’en préoccupe et qu’on s’y applique, le goût se forme ou s’épure, la délicatesse s’acquiert ou se perfectionne.
Le premier soin est de reconnaître par un coup d’œil général le sujet du morceau et de s’en pénétrer assez profondément pour y prendre un véritable intérêt ; l’attention produit une sorte d’excitation réfléchie de l’imagination. De cette condition essentielle dépend tout le reste, si bien que cette règle dispenserait presque des autres ; en effet, l’émotion se communiquant à la voix. lui donnera le timbre, les inflexions et l’accent qui conviennent au sujet.
Ce sujet peut être sérieux ou léger, triste ou enjoué, sublime ou simple, spirituel ou naïf. Il importe d’en faire d’abord l’observation, parce que ces différences entraînent l’emploi de procédés différents d’interprétation : La Fontaine ne se dit pas du tout comme Bossuet.
Le timbre de la voix devra être clair, élevé, les intonations vives et très-flexibles, la prononciation animée et assez rapide, le ton naturel et franc pour les sujets simples, gais ou spirituels. La voix s’abaissera, deviendra grave et pleine, la prononciation plus lente et plus mesurée, les inflexions moins variées et moins rapides, le ton plus calme et plus posé, parfois véhément, pour les sujets sérieux, graves, élevés. L’art de varier les inflexions de la voix est le grand secret pour donner un vif intérêt à une lecture ; c’est la variété des accents, de la mesure, des tons et des demi-tons qui fait ressortir les mouvements et les effets divers du discours.
Telles sont les règles générales ; les règles particulières de l’art de bien lire se rapportent à trois objets principaux : la prononciation, l’intonation et l’accent.
La prononciation des mots doit toujours être claire, distincte, articulée et plutôt lente que rapide ; l’oreille saisit avec peine des sons trop précipités et l’esprit se fatigue vite à les suivre. La clarté ne naît pas du soin de détacher tous les mots et de les prononcer tous avec la même force ; cette uniformité de débit engendre la fatigue et l’ennui, elle émousse toute attention et détruit tout intérêt. L’important est de donner à chaque mot la valeur qui lui convient ; c’est dans ce choix que consiste tout l’art de prononcer. Rien n’est possible à qui n’a pas grand soin d’observer les signes de ponctuation ; dans l’intérêt de la clarté, il faut marquer toutes les divisions par un repos, s’arrêter plutôt trop que pas assez, après les signes de ponctuation, surtout à chaque point.
L’intonation résulte de l’élévation ou de l’abaissement de la voix. Une règle générale qui n’admet pas d’exception, c’est d’élever sensiblement la voix sur les mots qui représentent une idée importante, un sentiment vif et passionné. Il faut, au contraire, dire d’un ton plus bas comme d’un mouvement plus rapide les mots qui n’ont qu’une valeur grammaticale, comme les auxiliaires, les prépositions, etc.
L’accent est la modification du son qui résulte de l’émotion même du lecteur ; il est la conséquence naturelle des sentiments et des dispositions de l’âme. À ce sujet, la seule règle possible, c’est de mettre l’accent d’accord avec l’impression morale que produisent les idées exprimées par l’auteur. Tout désaccord, toute dissonance est désagréable et ridicule ; évitons l’emphase dans les sujets sublimes, la bouffonnerie dans les sujets plaisants. Le lecteur doit toujours rester maître de sa diction et ne jamais laisser dégénérer l’excitation oratoire ou poétique en une émotion réelle et trop profonde. Talma, suivant avec intérêt les débuts d’un jeune tragédien, l’interrompit tout à coup par cette observation pleine de finesse : « Ah ! malheureux ! vous êtes perdu : vous sentez ce que vous dites ! »
Les enfants et les jeunes gens sont fort exposés à cet entraînement qui substitue l’émotion véritable à l’émotion artistique, enlève au lecteur la direction de sa pensée, de ses mouvements et de sa voix.
L’expression résulte du concours heureux de la prononciation, du ton et de l’accent ; l’expression doit être avant tout naturelle, et pour cela il est bon que le lecteur se tienne plutôt en deçà de l’émotion qu’il éprouve et qu’il voudrait rendre ; au-delà le ridicule est tout près du pathétique.
Dans les dernières lignes d’un morceau, la prononciation peut devenir plus vive et plus rapide ; alors la voix s’élèvera, le lecteur laissera plus libre carrière à son émotion ; il touche au bout, il a moins à craindre de s’abandonner, et il a besoin de frapper plus vivement les derniers coups.
Les vers français réclament quelques observations toutes particulières.
La lecture de notre poésie doit tenir le milieu entre l’uniformité de la prose et cette sorte de chant rhythmé qui marquerait tous les temps et toutes les cadences du vers. C’est un défaut de faire sentir par une mélopée monotone la césure et l’hémistiche de nos alexandrins, dont la coupe est déjà trop régulière ; mais c’est une faute aussi de rompre à plaisir toute mesure et de dire les vers comme la prose, sans tenir compte ni du nombre ni de la rime. En effet, outre son vocabulaire et ses licences, la poésie a aussi son rhythme et sa mélodie ; c’est par là qu’elle charme et remplit doucement l’oreille ; briser ce rhythme, c’est dépouiller la poésie de son agrément musical, c’est méconnaître un de ses caractères essentiels.
À cet égard, comme à propos de toutes les règles qui précèdent, tout excès est blâmable ; le goût, la mesure, le sentiment des nuances sont les qualités délicates qui conviennent à un lecteur intelligent ; et l’étude, la réflexion est seule capable de développer ces qualités.
En résumé, il est fort à souhaiter que les professeurs attachent un peu plus d’importance à la façon dont les enfants leur récitent les leçons. C’est vraiment une insulte à nos classiques français que notre ânonnement traditionnel. Les professeurs le feront disparaître le jour où ils voudront seulement prêcher d’exemple, et montrer d’abord comment une lecture intelligente peut associer l’homme du dix-neuvième siècle aux sentiments généreux, aux pensées élevées de nos bons auteurs. Ici plus qu’ailleurs, vouloir c’est pouvoir, et le maître qui n’aurait pas le courage de tenter cette réforme priverait ses élèves d’un plaisir délicat, celui de mieux apprécier nos grands maîtres en les interprétant avec goût.
Première partie.
Genre épique et genre historique
Prière d’Adam à son réveil
Voilà donc ton ouvrage,Dieu puissant, dont ce monde est la brillante image,Ce monde merveilleux, mais moins encor que toi !Mon âme en t’admirant frémit d’un saint effroi !Ah ! qui peut exprimer tes grandeurs immortelles,Toi qui bien au-dessus des sphères éternelles,Si loin de mes regards, sièges au haut des cieux ?Dans ce monde sensible en vain brille à nos yeuxQuelque faible rayon de ta divine essence,De ta bonté sans borne ainsi que ta puissance.C’est à vous d’en parler, vous, anges de clartés,Vous que Dieu voit toujours debout à ses côtés,Qui dans un jour sans nuit l’environnez sans cesseDe cantiques d’amour et d’hymnes d’allégresse ;Cieux, terre, célébrez ce maître souverain,Centre de l’univers, son principe et sa fin.Ô toi qui, des clartés de la nuit ténébreuse,Te montres la dernière et la plus radieuse,Qui viens fermer leur marche, et places ton retourEntre la nuit mourante et le berceau du jour,Célèbre l’Éternel dont la main fait écloreCette tendre lueur, prémices de l’aurore !Et toi, l’âme à la fois et l’œil de l’univers,Soit que ton char brillant sorte du sein des mers,Soit que du haut des cieux tu domines le monde,Soit que tes feux mourants redescendent dans l’onde,Soleil ! toi qu’il empreint de sa vive splendeur,Dans ta course éternelle, atteste sa grandeur ;Cours proclamer son nom du couchant à l’aurore ;De l’aurore au couchant, cours l’annoncer encore !Et toi, modeste sœur du grand astre du jour,Qui sembles le chercher, l’éviter tour à tour ;Orbes étincelants qui, sans changer de place,Sur votre axe enflammé tournoyez dans l’espace ;Et vous, globes errants, mondes harmonieux,Qui poursuivez en chœur vos cercles radieux,Célébrez le Très-Haut, votre source première,Qui du sein de la nuit fit jaillir la lumière !Contemporains du monde, éléments fraternels,Qui rajeunissez tout dans vos jeux éternels,Dont le fécond mélange entretient ses ouvrages,Ainsi que vos travaux, variez vos hommages.Nébuleuses vapeurs, sombres exhalaisons,Fils humides des lacs, des marais et des monts,Soit que vous abreuviez nos campagnes brûlantes,Soit qu’au gré du soleil vos couleurs éclatantesD’or, de pourpre et d’azur embellissent le ciel,Naissez, montez, tombez, et louez l’Éternel !Célébrez l’Éternel, fiers autans, doux zéphirelVous tous à qui des airs il partagea l’empire,Ô vents, remplissez l’air du nom de votre roi !Forêts, inclinez-vous ; cèdre altier, courbe-toi !Bénissez le Seigneur, fiers torrents, sources pures,Et vous, des clairs ruisseaux mélodieux murmures !Qu’il bénisse son nom, l’oiseau vif et joyeuxQui, dès le point du jour, chante aux portes des cieux !Chœurs des airs, répétez sa louange immortelle !Qu’elle éclate en vos sons et vole sur votre aile.Vous tous qui voltigez, nagez, courez, rampez,Hôtes des bois, des champs, des sommets escarpés,Ah ! quand tout s’associe à ce concert immense,Soyez, soyez témoins si je reste en silence !Oui, le soir, le matin, à chanter ses bienfaitsJ’instruis les antres sourds et les rochers muets ;J’en parle aux champs, aux monts, à la forêt profonde.Salut, Être divin ! salut, maître du monde !Conduis-nous, soutiens-nous ; et si l’ange du malNous tend durant la nuit quelque piège fatal,Dissipe, Dieu puissant, tous ces fantômes sombres,Comme je vois dans l’air s’évanouir les ombres !
L’Enfer
« C’est par moi que l’on va dans la cité des pleurs,C’est par moi que l’on va dans le champ des douleurs,C’est par moi que l’on va chez la race damnée !La justice a conduit la main dont je suis née ;Or, le Père, et le Fils, et l’Esprit souverain,Font, depuis le chaos, tourner mes gonds d’airain :Rien n’existe avant moi que chose sans naissance.Vous qui passez mon seuil, laissez là l’espérance. »Voilà ce que je vis, en caractère noir,Sur le haut d’une porte, et sans le concevoir :« Maître, dis-je en tremblant, ces paroles sont dures ! »Et lui : « Mon fils, il faut qu’en ton cœur tu t’assures,Nous sommes arrivés aux lieux où je t’ai ditQue tu devrais bientôt voir le peuple mauditQui ne pourra jouir de la béatitude. »Alors, pour apaiser ma grande inquiétude,Il prit en souriant ma main avec sa main,Et puis me fit entrer dans l’infernal chemin.Là tout était couvert d’impénétrables voiles,Et des cris résonnaient sous ce ciel sans étoiles ;C’est pourquoi tout d’abord je me mis à pleurer.
Des soupirs comme en fait l’homme près d’expirer,Des sanglots étouffés, un bizarre langage,Des froissements de mains, des hurlements de rage,Formaient une tourmente, et ressemblaient au ventQui soulève la mer et le sable mouvant,Quand retentit en haut la voix de la tempête.Et moi, qui me sentais tout autour de la têteComme un bandeau d’erreurs, je dis d’un air surpris :« Maître, quel est ce bruit, et quels sont ces espritsQui se désolent tant ? » Lui ; « Ce sont les supplicesDe la race qui fut sans vertus et sans vices,Tels sont les habitants de cette région ;Ils sont ici mêlés à cette légionDes anges qui ne fut fidèle ni rebelle,Mais qui demeura neutre en la grande querelle :Les cieux les ont chassés, de peur d’être moins purs,Et le dernier enfer, en ses gouffres obscurs,Ne les a point reçus, car les coupables âmesEn tireraient honneur, brûlant aux mêmes flammes. »« Mais pourquoi, dis-je alors, pleurent-ils donc si fort ? »Et lui me répondit : « Voici quel est leur sort :Ils ne peuvent mourir, et si basse est leur vie,Que le moindre renom excite leur envie ;Le monde n’en a point gardé de souvenir,Dieu les a repoussés sans daigner les punir ;Mais ne parlons point d’eux, regarde-les et passe ! «Et moi, qui regardai, j’aperçus dans l’espaceCourir en tournoyant un immense étendardQui traversait les airs aussi vite qu’un dard ;Et derrière venait une si grande fouleSur cette triste plage où le monde s’écoule,Que je n’aurais pas cru que de ses froides mainsLa mort jusqu’à ce jour eût défait tant d’humains ;Et comme je cherchais dans cette plaine sombre,Au milieu de ces morts à reconnaître une ombre,Je reconnus celui qui fit le grand refus1,Et je compris alors que ce groupe confusÉtait formé de ceux qui furent incapables,Quand ils étaient ici, d’être bons ou coupables ;Et ces infortunés, qui ne vécurent pas,Étaient nus, et couraient piqués à chaque pasPar des guêpes d’enfer qu’éveillait leur passage :Tout leur corps ruisselait de sang ; de leur visageTombaient des pleurs amers avec ce sang mêlés,Que buvaient à leurs pieds des vers longs et pelés.
Or, regardant plus loin dans la triste carrière,Je vis une autre foule au bord d’une rivièreEt m’écriai : « Virgile, ô poète ! dis-moiQuels sont ces malheureux, et quelle étrange loiLes fait passer si vite à cet autre rivage,Autant que je puis voir à travers le nuage ? »Et lui me répondit : « Ne m’interroge pas,Tu l’apprendras bientôt, quand nous serons là-bas,Près du fleuve Achéron. « Je baissai la paupière,Et demeurai muet comme un homme de pierre ;Et puis je m’avançai vers le fleuve en tremblant.Voici, sur un esquif, venir un vieillard blanc,Criant : « Malheur à vous, malheur, âmes damnées !N’espérez point revoir vos rives fortunées,Car je vais vous conduire en un terrible lieu,Dans l’éternel enfer et de glace et de feu !Et toi, vivant, qui viens sur ces rivages sombres,Éloigne-toi des morts et des coupables ombres ! »Et comme à cet appel je n’obéissais pas :« Il te faudra, dit-il, porter ailleurs tes pas,Pour qu’un esquif moins lourd te mène à l’autre rive ! »— « Si cet homme vivant dans ton domaine arrive,Dit Virgile au vieillard, c’est parce qu’on le veut,Pilote de l’enfer, dans l’endroit où l’on peutToujours ce que l’on veut. « Et le nocher, avideConducteur des damnés sur ce marais livide,Éteignit ses regards comme la braise ardents.Or, les âmes des morts allaient grinçant des dents,Car elles comprenaient ces paroles amères ;Elles maudissaient Dieu, leurs pères et leurs mères,Leurs fils, le genre humain, le temps et le moment,Le pays et le lieu de leur enfantement ;Puis, en pleurant bien fort, elles vinrent ensembleÀ la rive maudite où leur destin rassembleCeux qui n’aiment point Dieu : là, le vieillard Caron,Diable aux yeux flamboyants, bat de son avironQuiconque avec lenteur s’approche du rivage2 ;Et comme on voit, l’automne, en la forêt sauvage,Quand les arbres au vent semblent près de céder,Les feuilles s’en aller une à une et tomber,Et que la branche enfin rend son bien à la terre ;Ainsi les fils d’Adam, par ce champ solitaire,Se jettent dans la barque au signal du nocher,Semblables au faucon que rappelle l’archer ;Ils s’en vont, ils s’en vont sur la rivière sombre,Et ne sont pas encor passés, qu’un pareil nombreAttend déjà la barque au bord qu’ils ont quitté.
« Mon fils, me dit alors Virgile avec bonté,Ceux qui laissent là-haut une dépouille immondeArrivent sur ces bords de tous les points du monde,Ils sont tous possédés, en cet étrange lieu,Du besoin d’avancer : la justice de DieuLes presse tellement, que leur crainte se changeEn un brûlant désir de passer cette fange.Or, jamais âme humaine, éprise de vertu,N’est descendue ici ; c’est pour cela, vois-tu,Que Caron t’écartait de ceux qu’il accompagne. »Quand il eut achevé, l’infernale campagneTrembla si fortement, qu’à ce seul souvenirJe sens un froid de mort jusqu’à mon cœur venir,Et mon sang s’arrêter comme en ce jour d’alarmes.Un grand vent balaya cette terre de larmes,L’air s’embrasa soudain et devint tout vermeil,Et moi, je tombai tel qu’un corps pris de sommeil.
Les Troyennes
Aux bords du Simoïs, les Troyennes captivesEnsemble rappelaient par des chants douloureuxDe leur félicité les heures fugitives ;Et, le deuil sur le front, les larmes dans les yeux,Adressaient, de leurs voix plaintivesAux restes d’Ilion, ces éternels adieux :
« D’un peuple d’exilés déplorable patrie,Ton empire n’est plus et ta gloire est flétrie !
Sous l’azur d’un beau ciel, qui promet d’heureux jours,Quel est ce passager dont la nef couronnée,Dans un calme profond s’avance, abandonnéeAu souffle des amours ?
Elle apporte dans nos muraillesLe carnage et les funérailles.Neptune, au fond des mers, que ton trident vengeurOuvre une tombe à l’adultère !Et vous, dieux de l’Olympe, ordonnez au tonnerreDe dévorer le ravisseur.
Mais non : le clairon sonne et le fer étincelle ;Je vois tomber les rocs, j’entends siffler les dards ;Dans les champs dévastés le sang au loin ruisselle ;Les chars sont heurtés par les chars.Achille s’élance,Il vole ; tout fuit ;L’horreur le devance,Le trépas le suit ;La crainte et la honteSont dans tous les yeux ;Hector seul affronteAchille et les dieux.
Sur les restes d’Hector qu’on épanche une eau pure ;Apportez des parfums, faites fumer l’encens :Qu’autour de son bûcher vos sourds gémissementsForment un douloureux murmure !Ah ! gémissez, Troyens ! soldats, baignez de pleursUne cendre si chère !Des fleurs, vierges, semez des fleurs ;Hector dans le tombeau précède son vieux père.
Ilion, Ilion, tu dors : et dans tes mursPyrrhus veille, enflammé d’une cruelle joie ;Tels que des loups errants par des sentiers obscurs,Les Grecs viennent saisir leur proie.
Hélas ! demain, à son retourLe soleil pour Argos ramènera le jour ;Mais il ne luira plus pour Troie.
Ô détestable nuit ! ô perfide sommeil !D’où vient qu’autour de moi brille une clarté sombre ?Quels affreux hurlements se prolongent dans l’ombre !Quel épouvantable réveil !
Femmes, enfants, vieillards, sous le fer tout succombe ;Par un même trépas, dans une même tombe,Tous les citoyens sont plongés.
Adieu, champs où fut Troie ! adieu, terre chérie !Adieu, mânes sacrés des héros et des rois !Doux sommets de l’Ida, beau ciel de la patrie,Adieu pour la dernière fois !Le pâtre de l’Ida, seul près d’un vieux portique,Sous les rameaux sanglants du laurier domestique,Où l’ombre de Priam semble gémir encor,Cherchera des cités l’antique souveraine,Tandis que le bélier bondira dans la plaineSur le tombeau d’Hector.
Et nous, tristes débris battus par les tempêtes,La mer nous jettera sur quelque bord lointain.Des vainqueurs nous verrons les fêtes,Nous dresserons aux Grecs la table du festin.Leurs épouses riront de notre obéissance,Et dans les coupes d’or où buvaient nos aïeux,Debout nous verserons aux convives joyeuxLe vin, l’ivresse et l’arrogance.
« Chantez cette Ilion proscrite par les dieux,« Chantez, nous diront-ils, misérables captives,« Et que l’hymne troyen retentisse en ces lieux. »Ô fleuves d’Ilion ! nous chantions sur vos rives,Quand des murs de Priam les nombreux citoyens,Enrichis dans la paix, triomphaient dans la guerre ;Mais les hymnes troyensNe retentiront pas sur la rive étrangère.
Si tu veux entendre nos chants,Rends-nous, peuple cruel, nos époux et nos pères,Nos enfants et nos frères ;Fais sortir Ilion de ses débris fumants.Mais puisque nul effort aujourd’hui ne peut rendreLa splendeur à Pergame en cendre,La vie aux guerriers phrygiens,Sans cesse nous voulons pleurer notre misère ;Et les hymnes troyensNe retentiront pas sur la rive étrangère.
Adieu, mânes sacrés des héros et des rois !Adieu, terre chérie !Doux sommets de l’Ida, beau ciel de la patrie,Vous entendez nos chants pour la dernière fois. »
L’Aveugle
« Dieu dont l’arc est d’argent, dieu de Claros, écoute ;Ô Sminthée Apollon, je périrai sans doute,Si tu ne sers de guide à cet aveugle errant. »C’est ainsi qu’achevait l’aveugle en soupirant,Et près des bois marchait, faible, et sur une pierreS’asseyait. Trois pasteurs, enfants de cette terre,Le suivaient, accourus aux abois turbulentsDes molosses, gardiens de leurs troupeaux bêlants ;Ils avaient, retenant leur fureur indiscrète,Protégé du vieillard la faiblesse inquiète ;Ils l’écoutaient de loin, et s’approchant de lui :« Quel est ce vieillard blanc, aveugle et sans appui ?Serait-ce un habitant de l’empire céleste ?Ses traits sont grands et fiers ; de sa ceinture agrestePend une lyre informe, et les sons de sa voixÉmeuvent l’air et l’onde et le ciel et les bois. »Mais il entend leurs pas, prête l’oreille, espère,Se trouble, et tend déjà la main à la prière.« Ne crains point, disent-ils, malheureux étranger(Si plutôt, sous un corps terrestre et passager,Tu n’es point quelque dieu protecteur de la Grèce,Tant une grâce auguste ennoblit ta vieillesse !),Si tu n’es qu’un mortel, vieillard infortuné,Les humains près de qui les flots t’ont amenéAux mortels malheureux n’apportent point d’injure.Les destins n’ont jamais de faveur qui soit pure :Ta voix noble et touchante est un bienfait des dieux ;Mais aux clartés du jour ils ont fermé tes yeux.— Enfants, car votre voix est enfantine et tendre,Vos discours sont prudents, plus qu’on eût dû l’attendre ;Mais, toujours soupçonneux, L’indigent étrangerCroit qu’on rit de ses maux et qu’on veut l’outrager :Ne me comparez point à la troupe immortelle :Ces rides, ces cheveux, cette nuit éternelle,Voyez ; est-ce le front d’un habitant des cieux ?Je ne suis qu’un mortel, un des plus malheureux.— Prends, et puisse bientôt changer ta destinée ! »Disent-ils. Et tirant ce que pour leur journéeTient la peau d’une chèvre aux crins noirs et luisants,Ils versent à l’envi sur ses genoux pesants,Le pain de pur froment, les olives huileuses,Le fromage et l’amande, et les figues mielleuses,Et du pain à son chien entre ses pieds gisant,Tout hors d’haleine encor, humide et languissant,Qui malgré les rameurs se lançant à la nage,L’avait loin du vaisseau rejoint sur le rivage.« Le sort, dit le vieillard, n’est pas toujours de fer.Je vous salue, enfants, venus de Jupiter ;Heureux sont les parents qui tels vous firent naître !Mais venez, que mes mains cherchent à vous connaître ;Je crois avoir des yeux : vous êtes beaux tous trois ;Vos visages sont doux, car douce est votre voix.Qu’aimable est la vertu que la grâce environne !Croissez, comme j’ai vu ce palmier de Latone,Alors qu’ayant des yeux je traversai les flots ;Car jadis, abordant à la sainte Délos,Je vis près d’Apollon, à son autel de pierre,Un palmier, don du ciel, merveille de la terre.Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés,Puisque les malheureux sont par vous honorés.Le plus âgé de vous aura vu treize années :À peine, mes enfants, vos mères étaient nées,Que j’étais presque vieux. Assieds-toi près de moi,Toi, le plus grand de tous ; je me confie à toi.Prends soin du vieil aveugle. — Ô sage magnanime !Comment, et d’où viens-tu ? car l’onde maritimeMugit de toutes parts, sur nos bords orageux.— Des marchands de Cymé m’avaient pris avec eux.J’allais voir, m’éloignant des rives de Carie,Si la Grèce pour moi n’aurait point de patrie,Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours :Car jusques à la mort nous espérons toujours.Mais pauvre, et n’ayant rien pour payer mon passage,Ils m’ont je ne sais où jeté sur le rivage.— Harmonieux vieillard, tu n’as donc point chanté ?Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.— Enfants ! du rossignol la voix pure et légèreN’a jamais apaisé le vautour sanguinaire ;Et les riches, grossiers, avares, insolents,N’ont pas une âme ouverte à sentir les talents.Guidé par ce bâton, sur l’arène glissante,Seul, en silence, au bord de l’onde mugissante,J’allais, et j’écoutais le bêlement lointainDes troupeaux agitant leurs sonnettes d’airain.Puis j’ai pris cette lyre, et les cordes mobilesOnt encor résonné sous mes vieux doigts débiles.Je voulais des grands dieux implorer la bonté,Et surtout Jupiter, dieu d’hospitalité,Lorsque d’énormes chiens, à la voix formidable,Sont venus m’assaillir ; et j’étais misérable,Si vous (car c’était vous), avant qu’ils m’eussent pris,N’eussiez armé pour moi les pierres et les cris.— Mon père, il est donc vrai, tout est devenu pire ?Car jadis, aux accents d’une éloquente lyre,Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,D’un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.— Les barbares ! j’étais assis près de la poupe :« Aveugle vagabond, dit l’insolente troupe,« Chante ; si ton esprit n’est point comme tes yeux,« Amuse notre ennui, tu rendras grâce aux dieux… »J’ai fait taire mon cœur qui voulait les confondre ;Ma bouche ne s’est point ouverte à leur répondre ;Ils n’ont pas entendu ma voix, et sous ma mainJ’ai retenu le dieu courroucé dans mon sein.Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosyne,Puisqu’ils ont fait outrage à la muse divine,Que leur vie et leur mort s’éteignent dans l’oubli ;Que ton nom dans la nuit demeure enseveli !— Viens, suis-nous à la ville, elle est toute voisine,Et chérit les amis de la muse divine.Un siége aux clous d’argent te place à nos festins ;Et là, les mets choisis, le miel et les bons vins,Sous la colonne où pend une lyre d’ivoire,Te feront de tes maux oublier la mémoire.Et si, dans le chemin, rapsode ingénieux,Tu veux nous accorder des chants dignes des cieux,Nous dirons qu’Apollon, pour charmer les oreilles,T’a lui-même dicté de si douces merveilles.— Oui, je le veux ; marchons. Mais où m’entraînez-vous ?Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous ?— Sicos est l’ile heureuse où nous vivons, mon père.— Salut, belle Sicos, deux fois hospitalière !Car sur tes bords heureux je suis déjà venu ;Amis, je la connais. Vos pères m’ont connu :Ils croissaient comme vous ; mes yeux s’ouvraient encoreAu soleil, au printemps, aux roses de l’aurore ;J’étais jeune et vaillant. Aux danses des guerriers,À la course, aux combats, j’ai paru des premiers.J’ai vu Corinthe, Argos, et Crète et les cent villes,Et du fleuve Egyptus les rivages fertiles ;Mais la terre et la mer, et l’âge et les malheurs,Ont épuisé ce corps fatigué de douleurs ;La voix me reste. Ainsi la cigale innocente,Sur un arbuste assise, et se console et chante.Commençons par les dieux : Souverain Jupiter ;Soleil, qui vois, entends, connais tout, et toi, mer,Fleuves, terre, et noirs dieux des vengeances trop lentes,Salut ! Venez à moi, de l’Olympe habitantes,Muses ! Vous savez tout, vous déesses ; et nous,Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous. »Il poursuit ; et déjà les antiques ombragesMollement en cadence inclinaient leurs feuillages ;Et pâtres oubliant leur troupeau délaissé,Et voyageurs quittant leur chemin commencé,Couraient. Il les entend, près de son jeune guide,L’un sur l’autre pressés, tendre une oreille avide ;Et Nymphes et Sylvains sortaient pour l’admirer,Et l’écoutaient en foule, et n’osaient respirer ;Car, en de longs détours de chansons vagabondes,Il enchaînait de tout les semences fécondes,Les principes du feu, les eaux, la terre et l’air,Les fleuves descendus du sein de Jupiter,Les oracles, les arts, les cités fraternelles,Et depuis le chaos les amours immortelles.
La Statue de Corneille
Vous qui pour enflammer les talents dont la FranceSent frémir dans son sein la féconde espérance,Vous qui des mêmes fleurs entourez tous les ansL’autel où vos aïeux ont porté leurs présents,À votre vieux Corneille offrez un digne hommage.Les murs qui l’ont vu naître attendaient son image ;Paris, tous les Français ; tout un peuple jalouxVeut, de lui rendre honneur s’honorer avec vous.C’est ainsi qu’à Straffort l’Angleterre idolâtreCouronnait dans Shakspeare le père du théâtre.Juliette, à son nom, s’arrachant du cercueil,Othello tout sanglant près d’Ophélie en deuil,Macbeth, qui sur leurs pas s’avançait d’un air sombre,De leur cortége auguste environnaient son ombre.Garrick, des spectateurs échauffait les transports...Notre Garrick n’est plus ; mais du moins chez les morts,Si Corneille l’a vu d’un lac de TrasimèneMenacer devant lui l’arrogance romaine,Enivré de ses vers, Corneille, en l’admirant,A pleuré de plaisir, et s’est trouvé plus grand.Ah ! qu’il pleure d’orgueil en se voyant renaîtreDans le marbre animé par le ciseau d’un maître !Que David nous le rende avec ce vaste frontCreusé par les travaux de son esprit fécond,Où rayonnait la gloire, où siégeait la pensée,Et d’où la tragédie un jour s’est élancée,Simple dans sa grandeur, l’air calme et l’œil ardent.Que ce soit lui, qu’il vive, et qu’en le regardantOn croie entendre encor ces vers remplis de flammeDont le bon sens sublime élève, agrandit l’âme,Ressuscite l’honneur dans un cœur abattu ;Proverbes éternels dictés par la vertu ;Morale populaire à force de génie,Et que ses actions n’ont jamais démentielVenez donc, offrez-lui vos vœux reconnaissants ;Offrez-lui vos tributs, orateurs : quels accentsPlus brûlants que les siens, de plus d’idolâtrieOnt embrasé les cœurs au nom de la patrie ?Vous aussi, magistrats ; c’est lui que tant de foisEntoura de respect l’autorité des lois.Venez, généreux fils, en qui l’affront d’un pèreFerait encor du Cid bouillonner la colère,Pour les lui présenter, Rodrigue attend vos dons.Vous qui, les yeux en pleurs, à ses nobles leçons,Sentez de pardonner la magnanime envie,Rois, à lui rendre hommage, Auguste vous convie.Et vous, guerriers, et vous qui trouvez des appasDans ce bruit glorieux que laisse un beau trépas,Venez au vieil Horace apporter votre offrande.Venez, jeunes beautés, Chimène la demande.Accourez tous ; Corneille a charmé vos loisirs :Payez en un seul jour deux cents ans de plaisirs !Vos applaudissements font tressaillir sa cendre ;Appelé par vos cris, heureux de les entendre,Pour jouir de sa gloire, il descend parmi nous.Il vient, honneur à lui ! levez-vous, levez-vous !…Aux acclamations d’une foule ravie,Les rois se sont levés pour honorer sa vie.Eh bien ! qu’à leur exemple, ému d’un saint transport,Le peuple, devant lui, se lève après sa mort !
Le jeune Malade
« Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères,Dieu de la vie, et dieu des plantes salutaires,Dieu vainqueur de Python, dieu jeune et triomphant,Prends pitié de mon fils, de mon unique enfant !Prends pitié de sa mère aux larmes condamnée,Qui ne vit que pour lui, qui meurt abandonnée,Qui n’a pas dû rester pour voir mourir son fils ;Dieu jeune, viens aider sa jeunesse. Assoupis,Assoupis dans son sein cette fièvre brûlanteQui dévore la fleur de sa vie innocente.Mon fils, tu veux mourir ? Tu veux dans ses vieux ans,Laisser ta mère seule avec ses cheveux blancs ?Tu veux que ce soit moi qui ferme ta paupière ?Que j’unisse ta cendre à celle de ton père ?C’est toi qui me devais ces soins religieux,Et ma tombe attendait tes pleurs et tes adieux.Parle, parle, mon fils, quel chagrin te consume ?Les maux qu’on dissimule en ont plus d’amertume.Ne lèveras-tu point ces yeux appesantis ?— Ma mère, adieu ; je meurs, et tu n’as plus de fils.Non, tu n’as plus de fils, ma mère bien-aimée.Je te perds. Une plaie ardente, envenimée,Me ronge ; avec effort je respire, et je croisChaque fois respirer pour la dernière fois.Je ne parlerai pas. Adieu ; ce lit me blesse,Ce tapis qui me couvre accable ma faiblesse ;Tout me pèse et me lasse. Aide-moi, je me meurs.Tourne-moi sur le flanc. Ah ! j’expire ! ô douleurs !— Tiens, mon unique enfant, mon fils, prends ce breuvage,Sa chaleur te rendra ta force et ton courage.La mauve, le dictame ont, avec les pavots,Mêlé leurs sucs puissants qui donnent le repos :Prends, mon fils, laisse-toi fléchir à ma prière ;C’est ta mère, ta vieille, inconsolable mère,Qui pleure ; qui jadis te guidait pas à pas,T’asseyait sur son sein, te portait dans ses bras ;Que tu disais aimer, qui t’apprit à le dire ;Qui chantait, et souvent te forçait à sourireLorsque tes jeunes dents, par de vives douleurs,De tes yeux enfantins faisaient couler des pleurs.— Ô coteaux d’Érymanthe ! ô vallons ! ô bocage !Ô vent sonore et frais qui troublais le feuillage,Et faisais frémir l’onde, et sur leur jeune seinAgitait les replis de leur robe de lin !De légères beautés troupe agile et dansante...Tu sais, tu sais, ma mère ? aux bords de l’Érymanthe.Là, ni loups ravisseurs, ni serpent, ni poisons...Ô visage divin ! ô fêtes ! ô chansons !Des pas entrelacés, des fleurs, une onde pure,Aucun lieu n’est si beau dans toute la nature.Dieux ! ces bras et ces fleurs, ces cheveux, ces pieds nusSi blancs, si délicats ! je ne les verrai plus !Oh ! portez, portez-moi sur les bords d’Érymanthe ;Que je la voie encor, cette vierge charmante !Oh ! que je voie au loin la fumée à longs flotsS’élever de ce toit au bord de cet enclos...Assise à tes côtés, ses discours, sa tendresse,Sa voix, trop heureux père ! enchantent ta vieillesse.Dieux ! par-dessus la haie élevée en remparts,Je la vois, à pas lents, en longs cheveux épars,Seule, sur un tombeau, pensive, inanimée,S’arrêter et pleurer sa mère bien-aimée.Oh ! que tes yeux sont doux ! que ton visage est beau !Viendras-tu point aussi pleurer sur mon tombeau ?Viendras-tu point aussi, la plus belle des belles,Dire sur mon tombeau : « Les Parques sont cruelles ! »— Ah ! mon fils, c’est l’amour, c’est l’amour insenséQui t’a jusqu’à ce point cruellement blessé ?Ah ! mon malheureux fils ! Oui, faibles que nous sommes,C’est toujours cet amour qui tourmente les hommes.S’ils pleurent en secret, qui lira dans leur cœurVerra que cet amour est toujours leur vainqueur.Mais, mon fils, mais dis-moi, quelle nymphe charmante,Quelle vierge as-tu vue au bord de l’Érymanthe ?N’es-tu pas riche et beau ? du moins quand la douleurN’avait point de ta joue éteint la jeune fleur ?Parle. Est-ce cette Églé, fille du roi des ondes,Ou cette jeune Irène aux longues tresses blondes ?Ou ne serait-ce point cette fière beautéDont j’entends le beau nom chaque jour répété,Dont j’apprends que partout les belles sont jalouses ?Qu’aux temples, aux festins, les mères, les épouses,Ne sauraient voir, dit-on, sans peine et sans effroi ?Cette belle Daphné ?… — Dieux ! ma mère, tais-toi,Tais-toi. Dieux ! qu’as-tu dit ? Elle est fière, inflexible ;Comme les immortels, elle est belle et terrible !Mille amants l’ont aimée ; ils l’ont aimée en vain.Comme eux, j’aurais trouvé quelque refus hautainNon, garde que jamais elle soit informée...Mais, ô mort ! ô tourment ! ô mère bien-aimée !Tu vois dans quels ennuis dépérissent mes jours.Écoute ma prière et viens à mon secours :Je meurs ; va la trouver : que tes traits, que ton âge,De sa mère à ses yeux offrent la sainte image !Tiens, prends cette corbeille et nos fruits les plus beaux ;Prends notre Amour d’ivoire, honneur de ces hameaux ;Prends la coupe d’onyx à Corinthe ravie ;Prends mes jeunes chevreaux, prends mon cœur, prends ma vie ;Jette tout à ses pieds ; apprends-lui qui je suis ;Dis-lui que je me meurs, que tu n’as plus de fils.Tombe aux pieds du vieillard, gémis, implore, presse ;Adjure cieux et mers, dieu, temple, autel, déesse ;Pars ; et si tu reviens sans les avoir fléchis,Adieu, ma mère, adieu, tu n’auras plus de fils.— J’aurai toujours un fils ; va, la belle espéranceMe dit… » Elle s’incline, et, dans un doux silence,Elle couvre ce front, terni par les douleurs,De baisers maternels, entremêlés de pleurs.Puis elle sort en hâte, inquiète et tremblante ;Sa démarche de crainte et d’âge chancelante,Elle arrive ; et bientôt revenant sur ses pas,Haletante, de loin : « Mon cher fils, tu vivras,Tu vivras. » Elle vient s’asseoir près de la couche ;Le vieillard la suivait, le sourire à la bouche.La jeune belle aussi, rouge et le front baissé,Vient, jette sur le lit un coup d’œil. L’insenséTremble ; sous ses tapis il veut cacher sa tête.« Ami, depuis trois jours tu n’es d’aucune fête,Dit-elle ; que fais-tu ? pourquoi veux-tu mourir ?Tu souffres. On me dit que je peux te guérir ;Vis, et formons ensemble une seule famille :Que mon père ait un fils, et ta mère une fille. »
Histoire morale de l’humanité
L’homme, sorti des mains de Dieu, est, dès le moment de sa création, un être essentiellement social. On ne comprend point l’intelligence sans la parole, ni l’homme sans la société. L’hypothèse de l’homme isolé et brut semble inadmissible. On ne croit point possible qu’en cette condition, la raison, loi de l’intelligence, et la conscience, loi de la morale, aient pu subsister et se développer.
Dans la lutte qui s’établit, dès les premiers jours de l’homme sur la terre, entre les instincts physiques de son corps et les instincts moraux de son âme, vous reconnaissez le signe d’une déchéance, la nécessité d’une réhabilitation. Il a gardé en lui un type idéal de sa vraie et primitive nature ; il s’efforce à la reconquérir ; mais ses propres forces n’y suffisent point.
Dans les anciens âges du monde, la société est constituée de sorte qu’un petit nombre d’hommes dépositaires, par révélation ou par instinct, de la pensée religieuse encore aveugle et confuse dans la multitude, exercent une souveraine autorité. De là une inégalité immense qui s’établit, d’abord en fait, puis en tradition et en principe, si bien qu’après avoir obéi au pouvoir religieux, les hommes sont soumis au droit de la force. C’est le régime des tribus et des castes.
Cependant l’homme a pris possession du sol ; il se l’est approprié par le travail. Il livre, pour sa propre conservation, des combats continuels contre les forces de la nature ; il les craint, mais il les adore.
Le travail et le développement de l’intelligence diminuent l’inégalité parmi les hommes. Alors commence cette guerre intestine, et toujours subsistante dans les sociétés, entre les classes supérieures et les classes assujetties. L’orgueil, le bien-être, le sentiment de la possession d’une part ; de l’autre part, l’envie, la souffrance et le sentiment de la justice.
Toute émancipation, pour être raisonnable et juste, suppose que l’affranchi a conquis les lumières suffisantes et les habitudes morales qui le rendent capable d’entrer dans la société libre. Il faut, pour franchir chaque degré de la hiérarchie sociale, initiation ou épreuve.
Lorsque l’initiateur ne procède point avec prudence et mesure ; lorsque, par des vues intéressées et personnelles, il appelle prématurément les inférieurs à une condition supérieure, il en est la première victime : c’est la fable d’Orphée ou de Prométhée.
Lorsque, par obstination aveugle du patricien, le plébéien conquiert par la force une plus grande part de puissance sociale que ne le mérite sa capacité morale et intellectuelle, l’épreuve continue après l’événement ; la société reste agitée et convulsive jusqu’à ce que les vainqueurs et les vaincus aient appris les devoirs de leur position nouvelle. En un mot, le droit ne commence que lorsqu’il y a capacité de le bien exercer.
À de certaines époques, soit que les émancipations aient été déraisonnablement refusées ou retardées, soit que les progrès aient été trop rapides, la société semble, non plus s’amender et se perfectionner, mais elle est dissoute, pour se renouveler et s’établir sur des bases qui ne reposent plus dans le passé. La plus grande de ces palingénésies, car Dieu y mit la main, c’est la prédication de l’Évangile.
De ce jour, l’esclave, le faible, le pauvre, l’étranger, devinrent les égaux et les frères du maître, du puissant, du riche, du citoyen. Il y eut une seconde création morale de l’humanité. La conscience humaine reçut, comme incontestables axiomes, des lois et des devoirs que, depuis tant de siècles, elle n’avait pas su trouver elle-même.
Ce n’est pas à dire pour cela que l’application de ces lois ait pu être soudaine et facile. L’Évangile n’a point fondé une société, n’a point donné un code ; il s’est adressé à l’homme, à l’homme laissé dans tout son libre arbitre. La lumière que chacun apporte en naissant est devenue plus éclatante et plus divine, mais elle est, elle sera toujours plus ou moins obscurcie par l’ignorance, plus ou moins voilée par les passions et les intérêts. La fraternité et la charité ne peuvent devenir la loi de l’État ; elles cesseraient d’être des vertus. Notre tâche est de les faire prévaloir sur nos mauvais penchants.
Une différence complète distingua toutefois le monde chrétien du monde qui l’avait précédé, Dans l’antiquité païenne, le maître pouvait, sans trouble intérieur, posséder son esclave ; le prince était de race divine, le patricien se sentait d’autre origine que le plébéien. Il y avait tranquillité de conscience dans la conservation de cet état de société ; il y avait révolte plutôt que réclamation dans la plainte ou dans le soulèvement. Il n’en fut pas ainsi dans la religion chrétienne. Sans doute il y eut, il y a encore des esclaves. Sans doute le pouvoir fut souvent rude et tyrannique, l’inégalité onéreuse ou choquante ; mais dans l’oppresseur, tout comme dans l’opprimé, une voix intérieure protesta toujours que ce pouvait être le fait, non pas le droit, qu’il y avait fraternité devant Dieu, et que la justice était pour tous. Et ce ne fut pas seulement le sentiment intime et comprimé des inférieurs qui conserva en dépôt cette vérité : la religion, à toute époque, ne cessa point de la proclamer. Il y eut toujours des papes, des évêques, des moines, des prédicateurs, pour faire retentir l’égalité chrétienne aux oreilles des puissants.
Malgré cet ennoblissement, disons mieux, cette sanctification de la conscience humaine, la marche des sociétés reste soumise aux mêmes règles. Les émancipations successives doivent être précédées d’un développement suffisant de l’intelligence, d’un perfectionnement du sentiment moral. La raison, ne cesse point d’exiger que les droits soient proportionnés au mérite de qui les obtient. La liberté est une conquête funeste à qui n’est point digne de la recevoir.
Les Jugements de l’histoire et de la conscience
Que les princes se glorifient tant qu’il leur plaira de ne voir rien que le ciel qui soit plus élevé que leur trône ; qu’ils parlent tant qu’ils voudront de l’indépendance de leurs couronnes ; il y a deux tribunaux dont ils ne peuvent décliner la juridiction, et devant lesquels il faut tôt ou tard qu’ils se présentent : c’est au dehors, le tribunal de la renommée, et celui de la conscience, au dedans. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, ils sont du ressort de ces deux juges : ils ne sauraient s’empêcher de comparaître devant l’un et l’autre tribunal et d’y rendre compte de leurs actions.
Tibère a humilié toutes les âmes, il a dompté tous les courages, il a mis sous ses pieds toutes les têtes, il s’est élevé au-dessus de la raison, de la justice et des lois ; il pense avoir ôté à Rome jusqu’à la liberté de la voix et de la respiration : ou les pauvres Romains sont muets, ou ils n’ouvrent la bouche que pour flatter le tyran. Mais un homme possèdera-t-il sans trouble la gloire d’être plus craint que les dieux (on parlait ainsi en ce temps-là) ? Goûtera- t-il sans contradiction le fruit de cette victoire inhumaine qu’il a remportée sur les esprits ? Jouira-t-il paisiblement des avantages de sa cruauté, de la peur et du silence de ses sujets, de la lâcheté et des mensonges de ses courtisans ? La vérité, qu’on retient captive, ne sortira-t-elle point par quelque endroit ? ne paraîtra-t-elle point en quelque lieu, à la honte et à la confusion de Tibère ? Oui, certes, et d’une étrange sorte.
Des extrémités de l’Orient il lui vient une grande lettre, qui délivre la vérité opprimée, qui la venge des espions et des délateurs, qui efface les odes et les panégyriques de la flatterie. Cette lettre injurieuse est écrite de la main du roi des Parthes, et il n’y a pas moyen de la supprimer. Ce n’est point un cartel d’ennemi à ennemi : c’est une satire, c’est un pasquin, c’est quelque chose de pis ; ou plutôt ce sont les premières pièces d’un procès criminel intenté par le genre humain, que les vices de Tibère avaient offensé. Au nom de toute la terre, un roi se déclare partie et prend la parole contre un empereur.
Après lui avoir reproché sa tête pelée, son visage pétri de boue et de sang, les monstres et les prodiges de ses débauches, en un mot les plus visibles défauts de sa personne et les crimes les plus connus de sa vie, cette grande lettre, cette lettre injurieuse lui conseille, pour conclusion, de mettre fin par une mort volontaire à tant de maux qu’il souffre et qu’il fait souffrir, l’exhorte de donner par là à toute la terre la seule satisfaction qu’elle pouvait recevoir de lui.
Vous voyez comme la renommée condamne Tibère par la bouche des étrangers ; mais la conscience souscrit à cet arrêt par le propre témoignage de Tibère : car, vers ce temps-là, il écrit lui-même une autre lettre au sénat, dans laquelle il maudit sa malheureuse grandeur avec des paroles de désespoir. Il découvre à nu les inquiétudes et les peines d’une âme ennuyée de tout, et mal satisfaite de soi-même, abandonnée de Dieu et des hommes ; qui a perdu jusqu’à ses propres désirs ; qui ne peut ni vivre ni mourir. Il semble qu’il veuille faire pitié à ceux à qui il faisait encore peur.
« Quid scribam vobis, patres conscripti, aut quomodo scribam, aut quid omnino non scribam hoc tempore ? Dii me deæque pejus perdant quam perire me quotidie sentio, si scio. » L’histoire ajoute : « Adeo facinora atque flagitia sua ipsi quoque in supplicium verterant. »
Les saintes Écritures, et les saints Pères qui les expliquent, sont partout de l’opinion de l’histoire, et ne trouvent point de pareil supplice à celui de la conscience. Si nous les en croyons, la mauvaise chose que c’est, quand le bourreau est la même personne que le criminel. La justice divine paraît quelquefois avec éclat, et fait des exemples qui sont vus de tout le monde ; quelquefois aussi elle s’exerce secrètement, et abandonne les méchants à leurs propres cœurs et à leurs propres pensées. Cette impunité apparente n’est ni grâce ni faveur. L’entrée du palais ne montre rien de funeste, et tout rit par le dehors ; mais le lieu du supplice, c’est l’intérieur de l’homme, c’est le plus profond de l’âme. Et là dedans il y a une solitude affreuse et terrible, qui est plus à craindre que les spectateurs et que l’échafaud, parce qu’elle n’a ni qui la console ni qui la plaigne. Sans parler de ce qui se doit faire en l’autre monde, Dieu a divers moyens de se venger de ses ennemis en celui-ci ; mais il ne saurait mieux les punir qu’en laissant leur peine à leur discrétion.
Les Révolutions de l’histoire
Regardez donc, race insensée.Les pas des générations !Toute la route n’est tracéeQue des débris des nations :Trônes, autels, temples, portiques,Peuples, royaumes, républiques,Sont la poussière du chemin ;Et l’histoire, écho de la tombe,N’est que le bruit de ce qui tombeSur la route du genre humain.
Plus vous descendez dans les âges,Plus ce bruit s’élève en croissant,Comme en approchant des rivagesQue bat le flot retentissant.Voyez passer l’esprit de l’homme,De Thèbe et de Memphis à Rome,Voyageur terrible en tout lieu,Partout brisant ce qu’il élève,Partout, de la torche ou de glaive,Faisant place à l’esprit de Dieu !
Il passe au milieu des tempêtesPar les foudres du Sinaï,Par la verge de ses prophètes,Par les temples d’Adonaï !Foulant ses jougs, brisant ses maîtres,Il change ses rois pour des prêtres,Change ses prêtres pour des rois ;Puis, broyant palais, tabernacles,Il sème ces débris d’oraclesAvec les débris de ses lois !
Déployant ses ailes rapides,Il plonge au désert de Memnon :Le voilà sous les Pyramides,Le voici sur le Parthénon :Là, cachant aux regards de l’hommeLes fondements du pouvoir, commeCeux d’un temple mystérieux ;Là, jetant au vent populaire,Comme le grain criblé sur l’aire,Les lois, les dogmes et les dieux !
Las de cet assaut de parole,Il guide Alexandre au combat ;L’aigle sanglant du CapitoleSur le monde, à son doigt, s’abat :L’univers n’est plus qu’un empire.Mais déjà l’esprit se retire ;Et les peuples poussant un cri,Comme un avide essaim d’esclavesDont on a brisé les entraves,Se sauvent avec un débri.
Levez-vous, Gaule et Germanie,L’heure de la vengeance est là !Des ruines c’est le génieQui prend les rênes d’Attila !Lois, Forum, dieux, faisceaux, tout croule ;Dans l’ornière de sang tout roule,Tout s’éteint, tout fume. Il fait nuit,Il fait nuit, pour que l’ombre encoreFasse mieux éclater l’auroreDu jour où son doigt vous conduit ?
L’homme se tourne à cette flamme,Et revit en la regardant :Charlemagne en fait la grande âmeDont il anime l’Occident.Il meurt ; son colosse d’empireEn lambeaux vivants se déchire,Comme un vaste et pesant manteauFait pour les robustes épaulesQui portaient le Rhin et les Gaules,Et l’esprit reprend son marteau !
De ces nations mutiléesCent peuples naissent sous ses pas,Races barbares et mêléesQue leur mère ne connaît pas ;Les uns indomptés et farouches,Les autres rongeant dans leurs bouchesLes mors des tyrans ou des dieux :Mais l’esprit, par diverses routes,À son tour leur assigne à toutesUn rendez-vous mystérieux.
Pour les pousser où Dieu les mène,L’esprit humain prend cent détours,Et revêt chaque forme humaine,Selon les hommes et les jours.Ici, conquérant, il balayeLes vieux peuples comme l’ivraie :Là, sublime navigateur,L’instinct d’une immense conquêteLui fait chercher dans la tempêteUn monde à travers l’équateur.
Tantôt il coule la penséeEn bronze palpable et vivant,Et la parole retracéeCourt et brise comme le vent ;Tantôt, pour mettre un siècle en poudre,Il éclate comme la foudreDans un mot de feu : Liberté !Puis, dégoûté de son ouvrage,D’un mot qui tonne davantageIl réveille l’humanité !
Et tout se fond, croule ou chancelle,Et, comme un flot du flot chassé,Le temps sur le temps s’amoncelle,Et le présent sur le passé !Et sur ce sable où tout s’enfonce,Quoi donc, ô mortels, vous annonceL’immuable que vous cherchez ?Je ne vois que poussière et lutte,Je n’entends que l’immense chuteDu temps qui tombe, et dit : « Marchez ! »
La Vie d’un grand homme
Il y a dans l’activité d’un grand homme deux parts ; il joue deux rôles : on peut marquer deux époques dans sa carrière.
Il comprend mieux que tout autre les besoins de son temps, les besoins réels, actuels, ce qu’il faut à la société contemporaine pour vivre et se développer régulièrement ; il sait aussi mieux que tout autre s’emparer de toutes les forces sociales pour les diriger vers ce but. De là son pouvoir et sa gloire : c’est là ce qui fait qu’il est, dès qu’il paraît, compris, accepté, suivi, que tous se prêtent et concourent à l’action qu’il exerce au profit de tous.
Il ne s’en tient pas là : les besoins réels et généraux de son temps, à peu près satisfaits, la pensée et la volonté du grand homme vont plus loin. Il s’élance hors des faits actuels ; il se livre à des vues qui lui sont personnelles ; il se complaît à des combinaisons plus ou moins vastes, plus ou moins spécieuses, mais qui ne se fondent point, comme ses premiers travaux, sur l’état positif, les instincts communs, les vœux déterminés de la société ; en combinaisons lointaines et arbitraires ; il veut, en un mot, étendre infiniment son action, posséder l’avenir comme il possède le présent.
Ici commencent l’égoïsme et le rêve : pendant quelque temps et sur la foi de ce qu’il a déjà fait, on suit le grand homme dans cette nouvelle carrière : on croit en lui, on lui obéit ; on se prête pour ainsi dire à ses fantaisies, que ses flatteurs et ses dupes admirent même, et vantent comme ses plus sublimes conceptions.
Cependant le public, qui ne saurait longtemps demeurer hors du vrai, s’aperçoit bientôt qu’on l’entraîne où il n’a nulle envie d’aller, qu’on l’abuse et qu’on abuse de lui. Tout à l’heure le grand homme avait mis sa haute intelligence, sa puissante volonté au service de la pensée générale, du vœu commun ; maintenant il veut employer la force publique au service de sa propre pensée, de son propre désir ; lui seul sait et veut ce qu’il fait. On s’en inquiète d’abord, bientôt on s’en lasse ; on le suit quelque temps mollement, à contre-cœur ; puis on se récrie, on se sépare ; le grand homme reste seul, et il tombe, et tout ce qu’il avait pensé et voulu seul, toute la partie purement personnelle et arbitraire de ses œuvres tombe avec lui.
Je ne me refuserai point à emprunter à notre temps le flambeau qu’il nous offre en cette occasion, pour en éclairer un temps éloigné et obscur. La destinée et le nom de Napoléon sont maintenant de l’histoire, je ne ressens pas le moindre embarras à en parler, et à en parler avec liberté.
Personne n’ignore qu’au moment où il s’est saisi du pouvoir en France, le besoin dominant, impérieux de notre patrie était la sécurité au dehors, l’indépendance nationale au dedans, la fin de la guerre civile. Dans la tourmente révolutionnaire, la destinée extérieure et intérieure, l’État et la société avaient été également compromis. Replacer la France nouvelle dans la confédération européenne, la faire avouer, accueillir des autres États et la constituer au dedans d’une manière paisible, régulière ; la mettre, en un mot, en possession de l’indépendance et de l’ordre, seuls gages d’un long avenir, c’était là le vœu, la pensée générale du pays. Napoléon le comprit et l’accomplit ; le gouvernement consulaire fut dévoué à cette tâche. Celle-là terminée, ou à peu près, Napoléon s’en proposa mille autres. Puissant en combinaisons, et d’une imagination ardente, égoïste et rêveur, machinateur et poète, il épancha pour ainsi dire son activité en projets arbitraires, gigantesques, enfants de sa seule pensée, étrangers aux besoins réels de notre temps et de notre France. Elle l’a suivi quelque temps à grands frais dans cette voie qu’elle n’avait point choisie : un jour est venu où elle n’a pas voulu l’y suivre plus loin ; l’empereur s’est trouvé seul, et l’empire a disparu ; et toutes choses sont retournées à leur propre état, à leur tendance naturelle.
Esprit politique des Grecs
À mon avis, le grand principe de la démocratie grecque, c’est le respect de la loi, c’est-à-dire le respect de la majorité. C’était la première idée qu’un Grec recevait en naissant et qu’il suçait pour ainsi dire avec le lait. Toutes les républiques de la Grèce se montrent à nous divisées en factions ennemies ; ces factions se combattent, en paroles s’entend, sur la place publique, et le parti vaincu se soumet paisiblement à la décision de la majorité. L’idée d’en appeler à la violence est presque inconnue, et cette discipline des partis, ce respect pour la chose jugée que nous admirons aujourd’hui dans le parlement anglais, paraît avoir été vertu familière à tout citoyen grec. Le goût et le talent de l’éloquence étaient innés chez ce peuple privilégié : persuader par la parole, telle était l’ambition de chacun, et, comme chacun espérait persuader un jour, il obéissait au vœu d’un orateur aujourd’hui bien inspiré, assuré qu’on lui obéirait à lui-même une autre fois.
Le récit de la retraite des Dix mille est, je pense, un des exemples les plus remarquables de cette obéissance absolue que les Grecs montraient aux décisions de la majorité. Les Dix mille, jetés au cœur de l’Asie, sans chefs et sans organisation, se formaient en assemblée dans leur camp, discutaient leurs marches, leurs mouvements de retraite, et exécutaient à la lettre les mesures prises à la pluralité des voix. Or, quels étaient ces soldats ? Des aventuriers, rebut de républiques en guerre les unes contre les autres, des gens perdus de dettes et de crimes, et faisant métier de vendre leur bravoure au plus offrant. Si un pareil ramas d’hommes se disciplinait si facilement, on peut juger de ce qu’étaient des citoyens, pères de famille, attachés au sol de la patrie et nourris dans le respect de leurs institutions. Concluons que, si on ne peut rendre les hommes plus vertueux, il est possible de les rendre plus disciplinés, plus attentifs à leurs intérêts. C’est le résultat que les législateurs grecs avaient obtenu, et, plus que jamais, nous devrions étudier leurs institutions aujourd’hui.
Mort de Périclès
Périclès enfin se vit lui-même attaqué de la contagion, non tout à coup, comme les autres, ni par de violents accès ; une espèce de fièvre lente, le consumant insensiblement, détruisait ses forces peu à peu et usait par le même progrès toutes les facultés de son âme. Comme on en désespérait et qu’il paraissait même peu éloigné de sa fin, les plus honnêtes gens de la ville et les amis qui lui restaient étaient assemblés chez lui ; on parlait de son mérite, de sa gloire, de tout ce qu’il avait fait ; on rappelait les beaux traits de sa vie et on comptait ses trophées ; il en avait élevé neuf pour autant de batailles gagnées par lui en commandant les armées de la république. Comme on le croyait déjà privé de sentiment, on ne pensait pas qu’il pût entendre les discours. Mais il n’en avait rien perdu, et, faisant un dernier effort, il trouva encore assez de voix pour dire : « Tout cela est peu de chose, d’autres ont pu en faire autant ; mais vous oubliez que je n’ai jamais fait prendre le deuil à un citoyen. »
En un mot, il fut homme de bien et admirable dans ses mœurs, non-seulement par la douceur et l’équité avec lesquelles il usa de son pouvoir, mais par le noble sentiment qui lui fit préférer cette modération à toute espèce de gloire, et se vanter qu’aucun n’eût pu ni redouter sa haine, ni désespérer de l’avoir pour ami. Et ce n’est guère que par là qu’on peut excuser ce puéril surnom d’Olympien, qui ne saurait convenir à l’homme qu’autant qu’il unit avec la puissance le calme imperturbable de la Divinité : car être bon même aux méchants, sans s’irriter de leurs offenses ni de leur ingratitude, c’est proprement ressembler à Dieu suivant l’idée que nous en avons comme auteur de tout bien. Du reste, les Athéniens ne tardèrent pas à rendre justice aux rares qualités de Périclès dont le regret fut augmenté par les événements qui suivirent sa mort ; car si quelques-uns le haïssaient vivant, il n’eut pas plus tôt disparu que ceux mêmes auxquels son élévation avait fait le plus d’ombrage, lui comparant les orateurs et les généraux qui le remplacèrent, ne trouvaient en aucun d’eux ni une gravité si modeste, ni une douceur si imposante ; et ce pouvoir tant calomnié sous les noms de royauté, de tyrannie sans fin et sans bornes, parut enfin ce qu’il était, une digue salutaire opposée par ce grand homme au débordement de la licence et des désordres qui, depuis, inondèrent la république.
Démosthène
Démosthène semble avoir posé, dans la Grèce encore libre, les bornes de l’art. Ce n’est pas que d’autres n’aient eu des qualités qui lui manquaient ; mais les plus éminentes il les possédait toutes, et toutes à un degré qu’on n’a point égalé. Quel que soit son sujet, il l’agrandit naturellement et sans effort. À mesure qu’il se dessine, vous y voyez l’empreinte d’une puissance extraordinaire : on dirait le torse d’Hercule. Dans tous les membres de ce corps on sent couler une vie énergique. Ses muscles tendus se gonflent et palpitent ; un souffle plus qu’humain bruit profondément dans sa large poitrine. Le colosse se meut, lève le bras, et, avant même qu’il ait frappé, nul ne doute un instant que la victoire puisse être indécise. Ce qui domine dans Démosthène, c’est une logique sévère, une dialectique vigoureuse, serrée, un étroit enchaînement d’où résulte un tout compacte et indissoluble. Ne cherchez point en lui la souplesse élégante, la grâce flexible et molle, l’insinuation craintive, la ruse qui s’enveloppe et fuit pour revenir ; il va droit à son but, renversant, brisant de son seul poids tous les obstacles. Sa diction est nerveuse, concise, et cependant périodique. Pas une phrase oiseuse dans le discours ; pas un mot oiseux dans la phrase. Il force la conviction, il entraîne à sa suite l’auditoire maîtrisé, et si cet auditoire hésite, ouvrant une soudaine issue à la tempête qu’il retenait en soi, Démosthène l’emporte comme les vents emportent une feuille sèche.
Horace et Mécène
Sur le mont Esquilin, dans un lieu naguère attristé et empesté par un cimetière public, s’étendent de vastes et beaux jardins, s’élève une maison superbe, qui domine sur Rome entière, sur sa magnificence, son bruit et sa fumée, d’où l’œil s’égare au loin, jusqu’aux coteaux de Tusculum et de Tibur. C’est dans cette maison qu’Auguste malade se fera porter pour y chercher un air plus pur ; c’est d’une tour de cette maison que Néron contemplera, chantera l’incendie que l’histoire l’accuse d’avoir allumé. Là vit, au milieu de toutes les jouissances du luxe, fort occupé de ses plaisirs, tout entier en apparence aux douceurs de la vie privée, un simple chevalier romain, qui joue dans l’État un bien grand rôle : c’est l’ancien et intime ami de l’empereur, le compagnon de toutes ses guerres, l’agent de toutes ses négociations, son représentant quand il quitte la ville pour pourvoir dans les provinces aux besoins de sa politique, son confident, son conseiller en toutes choses, avec Agrippa, la seconde personne de l’empire. Cette demeure des Esquilies est le siége du crédit et de la puissance. Autour s’agite la foule inquiète des nouvellistes, des solliciteurs, des ambitieux subalternes, qui voudraient bien y pénétrer, qui se travaillent, s’intriguent pour en forcer la porte, qu’on a soin de leur tenir fermée.
Plus heureux qu’eux, envié d’eux, fendant à grand’peine cette presse importune, y est admis, quand il lui plaît, un fils d’affranchi, grand poète, présenté par d’autres grands poètes, et qui s’y est établi, en leur compagnie, sur le pied de la plus parfaite amitié. Il n’y porte aucun embarras venant de son peu de naissance, de bien, d’illustration civile et politique ; avec une égale aisance il s’invite à la table somptueuse du tout-puissant ministre, ou l’appelle au partage de ses légumes et de son mauvais vin ; s’associe à la plus haute fortune ou fait les honneurs de sa médiocrité. Il paye à la naissance, au rang, au pouvoir politique, au patronage littéraire ce qui lui est dû d’hommages ; mais il a l’art de les amortir, de les émousser par je ne sais quoi d’involontaire, d’imprévu, d’accidentel, de détourné, qui leur retire le caractère de pures louanges, qui les rend propres à être offerts et acceptés par des esprits également délicats ; il sait mêler à l’expression du respect, de la reconnaissance, du dévoûment, des saillies de familiarité, des accents de tendresse, qui, malgré la différence des conditions, ramènent à l’égalité nécessaire en amitié. Horace n’est pas ce que tant d’autres voudraient être, le client, le complaisant, le parasite de Mécène ; il est son ami. Il faut le proclamer à l’honneur de tous deux.
Être l’ami d’un grand est une situation délicate, difficile, que compromettent presque infailliblement, d’une part l’inconstance, la sécheresse de cœur qui se développent dans une haute fortune, de l’autre un penchant très-naturel à abuser de la faveur. Horace s’y maintient par une habileté qui n’est pas à la portée des plus habiles, car elle tient à son caractère, par sa discrétion, son désintéressement, par une attention suivie à ne jamais se prévaloir insolemment d’une illustre amitié, à ne point l’exploiter dans des intérêts de vanité, de cupidité. Ce n’est pas tout ; si reconnaissant, si dévoué que soit Horace à l’égard de Mécène, quoiqu’il se soit, donné à Mécène, il ne l’a point fait sans réserve ; il a réservé son indépendance, qu’il défend, avec une adroite fermeté, contre les empressements quelquefois gênants, les exigences obligeamment tyranniques d’un puissant ami.
Efficacité du Christianisme
L’efficacité, tel est le caractère propre et essentiel du christianisme. Quelque haute qu’elle soit, l’ambition de la philosophie est infiniment moindre que celle de la religion ; c’est une ambition purement scientifique ; les philosophes étudient, observent, discutent ; leurs travaux produisent des systèmes, des écoles. La religion chrétienne est une œuvre pratique, non une étude scientifique ; au fond de ses dogmes et de ses préceptes, il y a certainement une philosophie, et, dans ma conviction, celle-là est la vraie. Mais elle est le point de départ, non le but du christianisme ; son but, c’est d’amener l’âme humaine à se gouverner elle-même selon la loi divine ; et, pour atteindre à ce but, il prend la nature humaine telle qu’elle est et tout entière, avec ses éléments divers et ses aspirations suprêmes. C’est là, selon le langage des hommes de guerre, la base d’opération de la religion chrétienne ; c’est sur cette base qu’elle engage la lutte morale et qu’elle entreprend de faire triompher dans l’homme le bien sur le mal et de le sauver en le réformant.
Bienfaits du Christianisme
Pendant trente siècles, l’homme, témoin des misères attachées à la condition humaine, n’avait pas même songé à venir au secours de ses frères souffrants. On ne trouve pas chez les anciens l’ombre d’une institution en faveur des infortunés : la philosophie ni le paganisme ne séchèrent jamais une seule larme. Quoique la pitié soit dans la nature, et peut-être parce qu’elle est dans la nature, le raisonnement en éloigne. Sénèque l’appelle le vice d’une âme faible. — Ne te lamente point avec ceux qui pleurent : c’est un des préceptes de Marc-Aurèle, et la doctrine commune des stoïciens. Le sage, dit Virgile, ne compatit point à l’indigence. — Qu’il y a loin de ce froid égoïsme à la charité chrétienne ! Eh quoi ! l’homme est-il donc si sensible aux douleurs d’autrui, qu’il faille l’y endurcir, en trempant son âme dans des doctrines barbares9 ?
Au contraire, le plus grand miracle du christianisme est de s’attendrir sur des maux qui ne sont pas les siens : et celui-là, du moins, on ne le niera pas, car il frappe tous les yeux, s’il n’émeut pas tous les cœurs. Venez, suivez les pas de la religion d’amour, comptez, s’il est possible, les bienfaits qu’elle répand à pleines mains sur les hommes, les œuvres de miséricorde qu’elle inspire, et qu’elle seule peut récompenser. Dans une peste qui ravagea au troisième siècle une partie de l’empire, les païens, délaissant leurs amis et leurs proches, ne songèrent qu’à se mettre par la fuite à l’abri de la contagion ; les chrétiens, alors si cruellement persécutés, prirent soin de tous les malades, fidèles et idolâtres ; et se vengèrent de leurs ennemis, comme se vengent les chrétiens, en s’immolant pour eux. Combien l’histoire de l’Église n’offre-t-elle pas d’exemples semblables ? Les disciples de Jésus-Christ fatiguaient de bienfaits leurs détracteurs, « N’est-il pas honteux pour nous, écrivait l’empereur Julien à Arsace, pontife d’Asie, que les Galiléens, outre leurs pauvres, nourrissent encore les nôtres ? »
Le christianisme ne dégénère point en vieillissant. Ses annales ne sont pleines que des services de tous genres qu’il a rendus à l’humanité. Le même esprit d’amour qui enfanta tant de prodiges dans les derniers temps en enfante chaque jour de semblables parmi nous.
L’Éloquence chrétienne
Les anciens n’ont connu que l’éloquence judiciaire et politique : l’éloquence morale, c’est-à-dire l’éloquence de tout temps, de tout gouvernement, de tout pays, n’a paru sur la terre qu’avec la loi évangélique. Cicéron défend un client ; Démosthène combat un adversaire, ou tâche de rallumer l’amour de la patrie chez un peuple dégénéré : l’un et l’autre ne savent que rallumer les passions, et fondent toutes leurs espérances de succès sur le trouble qu’ils jettent dans les cœurs. L’éloquence de la chaire a cherché les siens dans une région plus élevée. C’est en combattant les mouvements de l’âme, qu’elle prétend séduire ; c’est en apaisant toutes les passions, qu’elle s’en veut faire écouter : Dieu et la charité, voilà son texte, toujours le même, toujours inépuisable. Il ne lui faut ni les cabales d’un parti, ni des émotions populaires, ni de grandes circonstances pour briller. Dans la paix la plus profonde, sur le cercueil du citoyen le plus obscur, elle trouvera ses mouvements les plus sublimes ; elle saura intéresser pour une vertu ignorée ; elle fera couler des larmes pour un homme dont on n’a jamais entendu parler. Incapable de crainte et d’injustice, elle donne des leçons aux rois, mais sans les insulter ; elle console le pauvre, mais sans flatter ses vices. La politique et toutes les choses de la terre ne lui sont point inconnues ; mais ces choses, qui faisaient les premiers motifs de l’éloquence antique, ne sont pour elle que des raisons secondaires ; elle les voit des hauteurs où elle domine, comme un aigle aperçoit, du sommet de la montagne, les objets abaissés de la plaine.
Roland à Roncevaux
Amis des chevaliers, revenez-vous encor ?Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ?Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre valléeL’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée !
Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.Il reste seul debout, Olivier près de lui ;L’Africain sur les monts l’entoure et tremble encore.— « Roland, tu vas mourir, rends-toi, criait le More ;
Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,Africain, ce sera lorsque les PyrénéesSur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées. »
— « Rends-toi, donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »Et du plus haut des monts un grand rocher roula.Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.
— « Merci ! cria Roland, tu m’as fait un chemin. »Et jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,Sur le roc affermi comme un géant s’élance,Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.
Tranquilles, cependant, Charlemagne et ses preuxDescendaient la montagne et se parlaient entre eux.À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.
L’armée applaudissait ; le luth du troubadourS’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;Le soldat, en riant, parlait à la bergère.
Roland gardait les monts, tous passaient sans effroi.Assis nonchalamment sur un noir palefroiQui marchait revêtu de housses violettes,Turpin disait, tenant les saintes amulettes :
« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu :Suspendez votre marche, il ne faut tenter Dieu ;Par monsieur saint Denis, certes ce sont des âmesQui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.
Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »Ici l’on entendit le son lointain du cor.L’empereur étonné, se jetant en arrière,Suspend du destrier la marche aventurière.
« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteursRappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,Répondit l’archevêque, ou la voix étoufféeDu nain vert Oberon qui parle avec sa fée. »
Et l’empereur poursuit ; mais son front soucieuxEst plus sombre et plus noir que l’orage des cieux.Il craint la trahison, et tandis qu’il y songe,Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge,
« Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car si RolandAppelle à son secours, ce doit être en mourant ;Arrière ! chevaliers, repassons la montagne !Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne ! »Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;L’écume les blanchit ; sous leurs pieds, RoncevauxDes feux mourants du jour à peine se colore.À l’horizon lointain fuit l’étendard du More.« Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?— J’y vois deux chevaliers, l’un mort, l’autre expirant.Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;Le plus fort, dans sa main, élève un cor d’ivoire,Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !
Les Grecs et les Italiens
L’Italie, où la littérature grecque venait d’être transportée par les soins de Boccace et de la république florentine, était le pays de l’Europe le plus propre à faire revivre l’ancienne Grèce. La nature elle-même s’est plu à doter ces deux magnifiques contrées de dons à peu près semblables. Elle a multiplié, dans l’une et dans l’autre, les sites pittoresques ; elle y a entassé des rochers majestueux, creusé des vallons riants, et ménagé des cascades rafraîchissantes ; elle a orné, comme pour un jour de fête, leurs campagnes de la plus riche végétation ; et, tandis qu’elle a enrichi à l’envi l’Italie et la Grèce par les prodiges de sa puissance, elle a aussi donné aux hommes qui les habitent des qualités semblables, si du moins on peut reconnaître le caractère primitif d’un peuple, lorsqu’il a déjà été altéré par les gouvernements divers. Les qualités communes aux peuples de l’Italie et de la Grèce, les qualités permanentes, dont le germe s’est maintenu sous tous les gouvernements, et se retrouve encore, sont une imagination vive et brillante, une sensibilité rapidement excitée et rapidement étouffée : enfin, le goût inné de tous les arts, avec des organes propres à apprécier ce qui est beau « dans tous les genres, et à le reproduire.
Dans les fêtes du peuple des campagnes, on démêlerait aujourd’hui des hommes en tout semblables à ceux dont les applaudissements animèrent le génie de Phidias, de Michel-Ange ou de Raphaël. Ils ornent leurs chapeaux de fleurs odoriférantes ; leur manteau est drapé d’une manière pittoresque, comme celui des statues antiques ; leur langage est figuré et plein de feu ; leurs traits expriment toutes les passions, et, en effet, ils sont susceptibles de l’amour le plus impétueux, de la colère la plus bouillante. Aucune fête ne leur paraît complète si les facultés morales de l’homme n’y ont eu quelque part, si l’église où ils se réunissent n’est ornée avec goût et d’une manière pittoresque, si une musique harmonieuse n élève leur âme vers les cieux. Leurs divertissements portent le même caractère : lorsque, sur leur salaire, ils ont dérobé à leurs besoins une pénible épargne, ils ne la consacrent point à se procurer des boissons enivrantes ou des plaisirs crapuleux ; mais ils la portent, comme un tribut, aux théâtres, aux poètes improvisateurs, aux conteurs d’histoires qui éveillent leur imagination et qui nourrissent leur esprit. L’Italie est aujourd’hui le seul pays où le bouvier et le vigneron, le laboureur et le berger, remplissent, avec leurs femmes et leurs enfants, les salles de spectacle ; c’est le seul où ils puissent comprendre des tragédies qui leur représentent les héros des temps passés, et des fables poétiques dont le souvenir ne leur est point absolument étranger.
L’Exil de Dante
« Lorsque Virgile et moi nous gravissions les pentesDu saint mont qui guérit les âmes pénitentes,Et quand nous descendions au royaume de mort,
Plusieurs voix dans mon cœur ont jeté l’épouvanteSur ma vie à venir, encor que je me vanteD’être bien équarri contre les coups du sort ;
Et ce serait la paix pour mon âme inquièteDe savoir quels revers la fortune m’apprête ;Quand on le voit venir, moins perçant est le trait. »
Ainsi dis-je, parlant à l’esprit bénévoleQui m’avait, le premier, adressé la parole,Ouvrant mon cœur, ainsi que Béatrix voulait.
Aussitôt, sans user de ces détours d’oracleOù s’engluait le monde, avant le grand miracleDe la Rédemption par l’Agneau du Seigneur,
Mais en latin précis, et sans nulle équivoque,Me répondit l’amour paternel que j’invoque,Transparent et voilé sous sa propre splendeur.
Tel sortit autrefois Hippolyte d’Athène,Lorsque l’en fit chasser sa marâtre inhumaine,Tel de Florence un jour il te faudra partir !
Voilà ce que l’on veut, ce que l’on te destine.Bientôt réussira la trame qu’on machineLà-bas ou tout le jour on trafique du Christ.
Comme toujours, le monde à qui subit l’offenseImputera les torts ; mais prenant ta défense,Le Ciel vengeur sera le témoin du proscrit.
Il te faudra laisser toute chose chérieEt le plus tendrement, en quittant la patrie ;C’est là le premier dard de l’exil ennemi.
Tu sentiras alors quel sel amer on goûteAu pain de l’étranger, et quelle dure routeDe descendre et monter par l’escalier d’autrui !
Ce qui rendra ta peine encore plus pesante,C’est la société stupide et malfaisanteQui dans ce val d’exil avec toi tombera.
Contre toi tout entière, ingrate, folle, impie,Elle se tournera ! mais comme tout s’expie,C’est leur front, non le tien, qui bientôt rougira.
Les faits condamneront leur méchanceté noireEt leur stupidité. Toi, ce sera ta gloireD’avoir fait de toi-même, à toi seul, un parti. »
Les Débuts de la Fronde
Il y avait trois sortes de partis dans le parlement.
Le premier était des Frondeurs, nom donné par raillerie à ceux qui étaient contre les sentiments de la cour. Ces gens-là, étant touchés du désir d’arrêter le cours des calamités-présentes, avaient le même objet, quoique par un différent motif, que ceux qui étaient intéressés par leur fortune ou par leur haine particulière contre le principal ministre.
Le deuxième parti était des Mazarins, qui étaient persuadés que l’on devait une obéissance aveugle à la cour, les uns par conscience, pour entretenir le repos de l’État, les autres par les liaisons qu’ils avaient avec les ministres ou par intérêt avec les gens d’affaires.
Et le dernier était de ceux qui blâmaient l’emportement des premiers et n’approuvaient pas aussi la retenue des seconds, et qui se tenaient dans un parti mitoyen, pour agir dans les occasions ou selon leur intérêt ou selon leur devoir.
C’était la disposition du parlement, dont la plupart au commencement n’avaient point d’amour pour les nouveautés ; mais parce que l’expérience des affaires du monde leur manquait, ils étaient bien aises d’être commis pour régler des abus qui s’étaient glissés dans l’administration de l’État, et de se voir médiateurs entre la cour et le peuple. On leur insinuait que cet emploi donnerait de la considération et de l’éclat à leurs personnes ; que la charité les obligeait à secourir les malheureux dans leurs pressantes nécessités, et que le devoir de leurs charges, qui sont instituées pour modérer l’extrême puissance des rois et s’opposer à leurs dérèglements, les y conviait ; que les peuples réclamaient leur justice comme le seul asile pour prévenir leur dernière oppression ; qu’une si sainte mission, étant approuvée du ciel et suivie des acclamations publiques, les mettrait à couvert de toute crainte ; mais quand il y aurait du péril, que c’est le propre d’une rare vertu de se signaler plutôt dans la tempête que dans le calme, et que la mort, qui est égale pour tous les hommes, n’est distinguée que par l’oubli ou par la gloire.
Ces discours empoisonnés firent d’autant plus d’impression sur leurs esprits, que les hommes ont une inclination naturelle à croire ce qui flatte leur grandeur : si bien qu’ils se laissèrent charmer par ces douces voix de dieux tutélaires de la patrie et de restaurateurs de la liberté publique. Celui qui leur inspirait ce venin avec plus d’artifice était Longueil, conseiller en la grand’chambre, lequel, poussé d’un esprit d’ambition de rendre sa fortune meilleure dans les divisions publiques, avait depuis quelques années, en des assemblées secrètes, préparé plusieurs de ses confrères à combattre la domination des favoris, sous couleur du bien du royaume : de sorte que, dans la naissance de ces mouvements et dans leurs progrès, il était consulté comme l’oracle de la Fronde, tant qu’il a été constant dans son parti.
Cependant le parlement, paraissant appliqué à la réformation de l’État, s’assemblait tous les jours : il avait déjà supprimé des édits et des droits nouveaux ; il avait révoqué les intendants des provinces, et rétabli les trésoriers de France en la fonction de leurs charges ; il prétendait encore faire rendre compte de l’emploi des deniers levés depuis la régence, et insensiblement il attaquait l’administration du cardinal.
D’ailleurs, la cour n’oubliait aucun moyen qui servit à faire cesser les assemblées : M. le duc d’Orléans, le premier président et le président de Mesmes en représentaient la conséquence préjudiciable à la paix générale ; que les ennemis s’en figuraient un triomphe qui les rétablirait de leurs pertes passées : et néanmoins le roi avait autorisé tous les arrêts que la compagnie avait donnés ; mais les voies de douceur étaient mal interprétées, et passaient pour des marques de faiblesse et de crainte qui rendraient les ennemis du cardinal plus fiers et plus actifs à le pousser.
En ce temps-là, M. le prince commandait l’armée du roi en Flandre : il avait pris Ypres ; mais, durant ce siège, les Espagnols avaient repris Courtray et remporté d’autres petits avantages : or, comme son génie est puissant et heureux à la guerre, il trouva l’armée d’Espagne le vingt-unième jour d’août dans les plaines d’Arras et de Lens, la combattit, et obtint une victoire célèbre.
Le duc de Châtillon, qui s’y était glorieusement signalé, vint de sa part en porter les nouvelles à la cour.
Le conseil du roi regarda ce grand succès comme un coup du ciel, dont il se fallait prévaloir pour arrêter le cours des désordres que le temps et la patience augmentaient, et résolut de s’assurer de ceux du parlement qui étaient les plus animés, principalement de Broussel, conseiller en la grand’chambre, personnage d’une ancienne probité, de médiocre suffisance, et qui avait vieilli dans la haine des favoris. Or, comme le peuple, qui ne bougeait du palais, était informé qu’il s’intéressait puissamment pour son soulagement, il le prit en affection et lui donna ce beau titre de son père. L’arrêter était un coup bien hardi et pouvait être très-salutaire s’il eût réussi ; mais aussi il pouvait avoir des suites dangereuses, comme nous verrons ; pourtant il fut heureusement exécuté par Comminges, le matin que l’on chanta le Te Deum à Notre-Dame de la victoire de Lens, durant que les compagnies des gardes étaient en haie dans les rues ; et il fut conduit en sûreté hors la ville, avec le président de Blancménil, pour être transféré à Sedan.
Deux heures après que le bruit de l’enlèvement de Broussel se fut répandu, les bourgeois du quartier Notre-Dame et des rues Saint-Denis, Saint-Martin et Saint-Honoré, et des autres endroits, fermèrent leurs boutiques et prirent tumultueusement les armes, chacun ressentant avec douleur ce qui était arrivé en la personne de Broussel qu’ils réclamaient comme leur martyr.
Mazarin.
Bien qu’il ne manquât point de courage, Mazarin n’avait ni la grande âme ni l’intrépidité de Mathieu Molé ; bien qu’il eût servi dans sa jeunesse, il n’avait ni l’héroïsme impétueux de Condé ni l’héroïsme réfléchi de Turenne ; bien qu’il connût à fond le cœur humain et sût fort bien traiter avec les hommes, il n’avait au fort de l’orage, lorsqu’il fallait payer d’audace et d’éloquence, ni le coup d’œil, ni l’instinct rapide, ni la décision prompte et ferme du cardinal de Retz ; bien qu’il fût homme d’expédients et fidèle à sa royale maîtresse, d’autres étaient fidèles autant que lui, quel que fût leur chef ou leur parti, et comme lui féconds en ressources. Mais par cela seul qu’il n’avait qu’un but, garder le pouvoir, et qu’un conseiller, lui-même ; par cela seul qu’indifférent aux moyens, étranger aux scrupules, rien ne lui coûtait pour y réussir, ni le temps, il savait attendre ; ni l’argent, il puisait au trésor public ; ni les protestations ni les promesses ; par cela seul qu’il savait plier, patienter, louvoyer jusqu’au bon moment ; étranger, sans autre appui que le grand nom de son prédécesseur, sans avoir rien fait, du moins jusque-là, qui pût jeter un grand éclat sur le sien, il a définitivement triomphé de tous les hommes illustres de son temps.
Laissant crier les misérables et chansonner les mauvais plaisants, il a fermé la bouche aux parlements, détruit leur meilleur ouvrage, rallié Turenne et Molé, envoyé le cardinal de Retz à Vincennes, relégué Gondé dans les Pays-Bas, et, resté maître du terrain, il a porté dans l’exercice du pouvoir les qualités qu’il avait déployées pour l’acquérir et le conserver, Il en a joui quelques années sans obstacles et sans partage ; il a régné sur le roi, sur la régente et sur le royaume, signé le traité des Pyrénées, son véritable titre de gloire, et laissé sa propre fortune, il faut bien le dire, en meilleur état que les finances du pays.
Un Deuil de Cour
Dans la chambre et par tout l’appartement, on lisait apertement sur les visages. Monseigneur13 n’était plus : on le savait, on le disait ; nulle contrainte ne retenait plus à son égard ; et ces premiers moments étaient ceux des premiers mouvements, peints au naturel et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.
Les premières pièces offraient les mugissements contenus des valets, désespérés de la perte d’un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d’une autre qu’ils ne prévoyaient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenait la leur propre. Parmi eux s’en remarquaient d’autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étaient accourus aux nouvelles, et qui montraient bien à leur air de quelle boutique ils étaient balayeurs.
Plus avant commençait la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiraient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louaient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignaient le roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétaient déjà de la santé du roi ; ils se savaient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissaient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D’autres, vraiment affligés, pleuraient amèrement, ou se contenaient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement aussi peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d’affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière ; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots, qui avaient le caquet en partage, les questions, et le redoublement du désespoir des affligés, et l’importunité pour les autres.
Ceux qui déjà regardaient cet événement comme favorable avaient beau pousser la gravité jusqu’au maintien chagrin et austère, le tout n’était qu’un voile clair, qui n’empêchait pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenaient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements ; mais leurs yeux suppléaient au peu d’agitation de leur corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout ; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux ; les accidents momentanés qui arrivaient à ces rencontres ; un je ne sais quoi de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer ; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux les distinguait, malgré qu’ils en eussent.
Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d’une cour, les premiers spectacles d’événements rares de cette nature, si intéressante à tant de divers égards, sont d’une satisfaction extrême. Chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employés à l’avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales ; les adresses à se maintenir et à en écarter d’autres ; les moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela ; les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manèges, les avances, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun ; le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances ; la stupeur de ceux qui en jouissaient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée ; la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien ; la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là, et j’en étais des plus avant ; la rage qu’en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher. La promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes, à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avait cru de quelques-uns faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on avait pensé, tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui sait le prendre qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.
Je m’arrêtai donc un peu à considérer le spectacle de ces différentes pièces de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de désordre dura bien une heure. À la fin, M. le duc de Beauvilliers s’avisa qu’il était temps de délivrer les deux princes d’un si fâcheux public. Il leur proposa qu’ils se retirassent dans leur appartement. Cet avis fut aussitôt embrassé…
L’horreur régnait à Meudon. Dès que le roi en fut parti, tout ce qu’il y avait de gens de la cour le suivirent et s’entassèrent dans ce qui se trouva de carrosses et dans ce qu’il en vint aussitôt après. En un instant Meudon se trouva vide. Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien d’autres, errèrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans étaient partis épars à pied. La dissipation fut entière et la dispersion générale. Un ou deux valets au plus demeurèrent auprès du corps ; et, ce qui est très-digne de louange, La Vallière fut le seul des courtisans qui, ne l’ayant point abandonné pendant sa vie, ne l’abandonna point après sa mort. Il eut peine à trouver quelqu’un pour aller chercher des capucins pour venir prier Dieu auprès du corps.
Washington
Washington n’avait point ces qualités brillantes, extraordinaires, qui frappent, au premier aspect, l’imagination humaine. Ce n’était point un de ces génies ardents, pressés d’éclater, entraînés par la grandeur de leur pensée ou de leur passion, et qui répandent autour d’eux les richesses de leur nature, avant même qu’au dehors aucune occasion, aucune nécessité en sollicite l’emploi. Étranger à toute agitation intérieure, à toute ambition spontanée et superbe, Washington n’allait point au-devant des choses, n’aspirait point à l’admiration des hommes. Cet esprit si ferme, ce cœur si haut était profondément calme et modeste. Capable de s’élever au niveau des plus grandes destinées, il eût pu s’ignorer lui-même sans en souffrir, et trouver dans la culture de ses terres la satisfaction de ces facultés puissantes qui devaient suffire au commandement des armées et à la fondation d’un gouvernement.
Mais quand l’occasion s’offrit, quand la nécessité arriva, sans effort de sa part, sans surprise de la part des autres, ou plutôt selon leur attente, le sage planteur fut un grand homme. Il avait à un degré supérieur les deux qualités qui, dans la vie active, rendent l’homme capable des grandes choses : il savait croire fermement à sa propre pensée, et agir résolument selon ce qu’il pensait, sans craindre la responsabilité.
C’est surtout la faiblesse des convictions qui fait celle des conduites ; car l’homme agit bien plus en vertu de ce qu’il pense que par tout autre mobile. Dès que la querelle s’éleva, Washington fut convaincu que la cause de son pays était juste, et qu’à une cause si juste, dans un pays déjà si grand, le succès ne pouvait manquer. Pour conquérir l’indépendance par la guerre, il fallut neuf ans ; pour fonder le gouvernement par la politique, dix ans. Les obstacles, les revers, les inimitiés, les trahisons, les erreurs et les langueurs publiques, les dégoûts personnels abondèrent, ainsi qu’il arrive, sous les pas de Washington, dans cette longue carrière. Mais pas un moment sa foi et son espérance ne furent ébranlées.
La même énergie de conviction, la même fidélité à son propre jugement, qu’il portait dans l’appréciation générale des choses, l’accompagnaient dans la pratique des affaires. Esprit admirablement libre, plutôt à force de justesse que par richesse et flexibilité, il ne recevait ses idées de personne, ne les adoptait en vertu d’aucun préjugé, mais en toute occasion, les formait lui-même, par la vue simple ou l’étude attentive des faits, sans aucune entremise ni influence, toujours en rapport direct et personnel avec la réalité.
Aussi, quand il avait observé, réfléchi et arrêté son idée, rien ne le troublait ; il ne se laissait point jeter ou entretenir par les idées d’autrui, ni par le désir de l’approbation, ni par la crainte de la contradiction, dans un état de doute et de fluctuation continuelle. Il avait foi en Dieu et en lui-même.
C’est qu’il joignait à cet esprit indépendant et ferme un grand cœur, toujours prêt à agir selon sa pensée, en acceptant la responsabilité de son action : « Ce que j’admire dans Christophe Colomb, dit Turgot, ce n’est pas d’avoir découvert le nouveau monde, mais d’être parti pour le chercher sur la foi d’une idée. » Que l’occasion fût grande ou petite, les conséquences prochaines ou éloignées, Washington, convaincu, n’hésitait jamais à se porter en avant, sur la foi de sa conviction. On eût dit, à sa résolution nette et tranquille, que c’était pour lui une chose naturelle de décider des affaires et d’en répondre : signe assuré d’un génie né pour gouverner ; puissance admirable quand elle s’unit à un désintéressement consciencieux.
Entre les grands hommes, s’il en est qui ont brillé d’un éclat plus éblouissant, nul n’a été soumis à une plus complète épreuve : dans la guerre et dans le gouvernement, résister, au nom de la liberté et au nom du pouvoir, au roi et au peuple ; commencer une révolution et la finir.
Louis XVI et la France
Il faut être juste envers Louis XVI, il faut l’être aussi envers la France. Si les intentions de Louis XVI étaient droites et bonnes, s’il avait pour le peuple des entrailles de père, le peuple, de son côté, aimait et respectait le roi ; la France, malgré des espérances tant de fois déçues ou ajournées, s’obstinait à compter sur le roi. À la moindre ouverture gracieuse de Louis XVI, la confiance publique volait au-devant de lui. C’était moins contre le roi que contre la cour que la France demandait des garanties. Louis XVI ne savait pas résister au vœu public ; par malheur, il ne savait pas résister davantage aux larmes de la reine. La tristesse et le visage mécontent de grands seigneurs qui l’entouraient étaient pour sa bonne et faible âme un sujet de tourment aussi vif que les plaintes et les murmures du peuple. Il aurait voulu, en diminuant les impôts, augmenter les pensions de ses courtisans. Il aurait de bon cœur réformé les abus, si cette réforme n’eût dû tomber que sur lui. Roi populaire dans les rues, il redevenait roi gentilhomme à Versailles, conspirant dans ses petits appartements contre la Constitution à laquelle il prêtait serment avec un enthousiasme de bonne foi dans la grande journée de la Fédération.
Cette Constitution n’était pas bonne, je le sais bien. N’aurait-elle pas été moins mauvaise, s’il n’avait pas fallu l’arracher pièce à pièce aux irrésolutions de Louis XVI, et surtout prendre des garanties contre les retours d’un prince qui changeait presque d’âme et de volontés en changeant d’air. Réformateur auprès de Turgot et de Necker, honteux de ses réformes dans la société brillante et légère de Marie-Antoinette ; constitutionnel par goût, roi absolu par habitude, et, s’il faut le dire, aimant mieux perdre sa couronne et mourir sur un échafaud que de prendre la peine d’avoir une volonté et de s’y tenir ! Cette Constitution qu’il apporta dans la séance du 23 juin, et qu’on reproche tant à l’Assemblée nationale de n’avoir pas acceptée, aurait-il eu au moins la force, en l’imposant au tiers état, de l’observer lui-même, de la faire observer par les ordres privilégiés ? Hélas ! non. Il l’apportait de bonne foi, et l’aurait retirée de même un jour ou l’autre.
Sans doute les difficultés étaient grandes, même pour un roi qui aurait joint aux vertus douces et aux excellentes intentions de Louis XVI la fermeté qui exécute ce que la justice et la bonté ont conçu. Il faut avouer que tout le monde presque conspirait contre le bien général. Louis XVI en abolissant les corvées remplaçait-il cette charge qui écrasait le pauvre peuple des campagnes par un impôt également réparti ; la noblesse criait qu’on attentait à ses priviléges et qu’on la faisait corvéable ! Turgot, par un mémorable édit, voulait-il établir la libre circulation des grains à l’intérieur et empêcher par là qu’une province ne mourût de faim, tandis que l’autre, regorgeant de subsistances, ne savait qu’en faire ; la populace attribuait à cette mesure de sagesse et de prévoyance le renchérissement du pain, pillait les boutiques des boulangers, et, selon son habitude, jetait le blé dans la rivière pour ramener l’abondance. Le roi songeait-il non à proclamer la liberté des entrées, mais à rendre aux protestants l’état civil, c’est-à-dire à les reconnaître au moins comme citoyens, comme membres de l’État ; le clergé, par l’organe d’un prêtre athée, le cardinal de Brienne, apportait au pied du trône ses douleurs et les plaintes de la religion alarmée ! On supprimait ou on allégeait au moins les entraves que mettaient à la liberté du commerce les jurandes et les maîtrises ; vite l’abus frappé venait se réfugier sous la protection du parlement, qui refusait d’enregistrer l’édit. Le parlement lui-même réclamait avec emportement le maintien des lois antiques de la nation, quand la réforme menaçait d’atteindre les usages iniques et barbares de la procédure criminelle.
Tous les abus se prêtaient main-forte ; et dans ce temps d’agitation, la résistance au pouvoir, même quand le pouvoir avait la raison et la justice de son côté, était sûre d’être populaire ! On vantait la patriotique opposition des notables aux plans du contrôleur général Calonne, sans remarquer que cette opposition avait pour prétexte la prodigalité du ministre et pour motif la colère qu’inspirait à la noblesse une très-bonne, très-juste, très-populaire idée de Calonne, celle de faire supporter aux ordres privilégiés leur part des impôts et des charges publiques. Dans l’Assemblée nationale, les constitutionnels, les réformateurs prudents et mesurés, ceux qui voulaient, en rendant à la nation ses droits, conserver au roi les siens, perdaient dès les premiers jours leur popularité, détestés par les uns comme les ennemis de la cour et du roi, par les autres comme des traîtres qui abandonnaient la cause du peuple.
La Révolution et l’Autorité
Au xvie siècle et au xviiie , pendant la révolution française, les conséquences de la révolte contre le principe d’autorité sont les mêmes.
Au xvie siècle, il s’agissait d’amener l’Église à la réforme d’abus disciplinaires ; mais on s’élève contre le principe d’autorité, on lui refuse l’interprétation du dogme révélé, on remet cette interprétation à la mobilité du jugement individuel : aussitôt s’échappe du sein des peuples « ce je ne sais quoi d’inquiet », comme dit Bossuet, qu’ils ont au fond du cœur ; la démangeaison d’innover saisit tous les esprits, et le protestantisme se pulvérise en mille sectes contradictoires, qui livrent le christianisme mis en pièces aux mépris de l’incrédulité. La philosophie revendique d’abord le droit d’arriver, par l’indépendance de la raison et la liberté de penser, aux vérités que l’autorité religieuse révèle ; mais elle attaque bientôt le christianisme, toute religion révélée, et finit par les doctrines matérialistes, athées et sceptiques. Les promoteurs de la révolution française ne veulent qu’une constitution libre et le contrôle régulier du gouvernement par le pays : la révolution menace la société jusque dans la propriété et dans la famille, et finit par la plus sanglante tyrannie que le monde ait jamais vue.
On comprend facilement que telle soit la conséquence fatale de toutes les insurrections révolutionnaires, lorsqu’on regarde les éléments où les révolutions recrutent leurs forces, leur personnel, leurs armées. C’est un pêle-mêle d’esprits honnêtes révoltés par les abus, d’âmes généreuses éprises des améliorations, d’ambitieux qui flairent le butin dans les ruines futures, d’esprits faibles que les nouveautés séduisent, d’esprits pervers que la destruction enivre, de jeunes gens qui croient grandir leur vie en courant à toutes les sensations et à tous les hasards qui tentent leur fougue, de désespérés qui jouent avec fureur sur une dernière chance la revanche de leurs échecs et de leurs déceptions accumulées : le branle une fois donné, la multitude suit en démence. À voir en mouvement ces cohues d’idées, de passions, d’intérêts, d’hommes, on dirait les armées d’invasion des temps barbares qui, dans leur marche de torrent, charriaient avec elles les peuples de toutes les langues et de tous les climats. Quand cette avalanche se rue sur le principe d’autorité, rien ne lui résiste, ni la raison, ni la vertu, ni l’héroïsme. Le principe d’autorité est un instant englouti ; mais l’anarchie révolutionnaire se détruit elle-même. En disparaissant, le principe d’autorité semble porter contre les sociétés ce jugement qu’un prophète met dans la bouche de Dieu : « Leur âme a varié envers moi, et je leur ai dit : Je ne serai plus votre pasteur. Que ce qui doit mourir aille à la mort, que ce qui doit être retranché soit retranché, et que ceux qui demeureront se dévorent les uns les autres. » Arrêt terrible, que les révolutions exécutent fatalement contre elles-mêmes.
Après les expériences que nous avons faites, il n’est plus permis aujourd’hui, à un historien, à un philosophe, qui ont à juger les puissants athlètes qui à travers les ruines relèvent l’autorité réformée et rajeunie, d’oublier les abîmes où l’esprit révolutionnaire allait briser les sociétés. Pour ne point méconnaître le caractère de ces hommes de fer, il faut avoir présents à l’esprit les périls auxquels ils viennent arracher la civilisation, il faut toujours se rappeler que le débordement n’a point épuisé encore sa furie, lorsqu’ils se mettent en travers et entreprennent de le faire reculer. Les esprits vulgaires, qui adorent servilement dans l’histoire l’apparence du succès, calomnient sans cesse les dompteurs des révolutions. Ils ne comprennent pas que, soit qu’ils en aient ou non le sentiment, par raison ou par instinct, en remplissant leur héroïque mission de résistance, ces grands hommes épurent, fertilisent, affermissent l’œuvre des révolutions, parce qu’ils n’en laissent arriver à la postérité que les progrès, justes, vrais, nécessaires, qu’elles roulaient dans leurs flots impurs. On ne comprendra rien à l’histoire de l’Europe depuis le xvie siècle, si l’on méconnaît le rôle providentiel et bienfaisant des chefs de la résistance.
La Fayette
Quand c’est un pays comme la France qui vous encourage, on se sent doublement fort et doublement soutenu.
Il y a quatre-vingt-dix ans, lorsque l’Amérique se souleva contre les prétentions de l’Angleterre, elle était seule. Elle regardait avec une certaine inquiétude cette Europe qui ne la connaissait pas, et à qui elle demandait aussi de la sympathie. Tout à coup, en France, un jeune homme, presque un enfant, il avait dix-neuf ans, quitte sa famille, sa femme qui allait le rendre père, il s’embarque sur un petit navire à la Corogne, et va se battre à ses frais.
Cet homme, c’était le marquis de La Fayette. Le secours qu’il apportait aux Américains était en réalité peu de chose : son expérience de la guerre n’était pas grande ; sa fortune n’était que celle d’un particulier ; c’était un million qu’il mettait à la disposition du Congrès ; mais il apportait avec lui bien plus que sa personne et son argent ; il apportait les sympathies de la vieille Europe, il venait dire aux Américains : « La France est avec vous. » Deux ans après le départ de cet enfant perdu qu’on avait voulu rattraper à tout prix, la cour de France s’engageait après M. de La Fayette ; M. de Maurepas, ce vieux courtisan, disait en maugréant que pour plaire à M. de La Fayette on déménagerait le palais de Versailles. Deux ans plus tard, c’était l’Europe tout entière qui suivait le marquis de La Fayette. Voilà ce qu’avait fait ce jeune homme ; il était parti devant, il avait entraîné le monde après lui.
Mirabeau
Le plus audacieux des chefs populaires, celui qui, toujours en avant, ouvrait les délibérations les plus hardies, était Mirabeau. Les absurdes institutions de la vieille monarchie avaient blessé des esprits justes et indigné des cœurs droits ; mais il n’était pas possible qu’elles n’eussent froissé quelque âme ardente et irrité de grandes passions. Cette âme fut celle de Mirabeau, qui, rencontrant dès sa naissance tous les despotismes, celui de son père, du gouvernement et des tribunaux, employa sa jeunesse à les combattre et à les haïr. Il était né sous le soleil de la Provence, et issu d’une famille noble. De bonne heure il s’était fait connaître par ses désordres, ses querelles et une éloquence emportée. Ses voyages, ses observations, ses immenses lectures, lui avaient tout appris, et il avait tout retenu. Mais outré, bizarre, sophiste même quand il n’était pas, soutenu par la passion, il devenait tout autre par elle. Promptement excité par la tribune et la présence de ses contradicteurs, son esprit s’enflammait : d’abord ses premières vues étaient confuses, ses paroles entrecoupées, ses chairs palpitantes ; mais bientôt venait la lumière : alors son esprit faisait en un instant le travail des années ; et à la tribune même, tout était pour lui découverte, expression vive et soudaine. Contrarié de nouveau, il revenait plus pressant et plus clair, et présentait la vérité en images frappantes ou terribles. Les circonstances étaient-elles difficiles, les esprits fatigués d’une longue discussion ou intimidés par le danger ; un mot décisif s’échappait de sa bouche, sa tête se montrait effrayante de laideur et de génie, et l’assemblée éclairée ou raffermie rendait des lois ou prenait des résolutions magnanimes.
Fier de ses hautes qualités, s’égayant de ses vices, tour à tour altier ou souple, il séduisait les uns par ses flatteries, intimidait les autres par ses sarcasmes, et les conduisait tous à sa suite par une singulière puissance d’entraînement. Son parti était partout, dans le peuple, dans l’Assemblée, dans la cour même, dans tous ceux enfin auxquels il s’adressait dans le moment se mêlant familièrement avec les hommes, juste quand il voulait l’être, il avait applaudi au talent naissant de Barnave, quoiqu’il n’aimât pas ses jeunes amis ; il appréciait l’esprit profond de Sieyès, en caressant son humeur sauvage ; il redoutait dans La Fayette une vie trop pure ; il détestait dans Necker un rigorisme extrême, une raison orgueilleuse, et la prétention de gouverner une révolution qu’il savait lui appartenir. Il aimait peu le duc d’Orléans et son ambition incertaine ; et il n’eut jamais avec lui aucun intérêt commun. Seul ainsi avec son génie, il attaquait le despotisme qu’il avait juré de détruire. Cependant, s’il ne voulait pas des vanités de la monarchie, il voulait encore moins de l’ostracisme des républiques ; mais, n’étant pas assez vengé des grands et du pouvoir, il continuait de détruire. D’ailleurs, dévoré de besoins, mécontent du présent, il s’avançait vers un avenir inconnu, faisant tout supposer de ses talents, de son ambition, de ses vices, du mauvais état de sa fortune, et autorisant par le cynisme de ses propos, tous les soupçons et toutes les calomnies.
La Constituante
L’histoire a droit d’être sévère avec la Constituante.
On n’oubliera pas combien en 1789, quand les États généraux se réunirent, il était facile de combler le déficit qui n’était pas considérable, et de rétablir l’ordre dans les finances. Pour réussir dans cette œuvre patriotique, l’Assemblée nationale avait des ressources infinies : l’égalité des charges publiques, la réforme des perceptions onéreuses, le crédit qui n’existe que dans les pays libres, et enfin, dans une certaine proportion acceptée de tous, les domaines et les biens du clergé. Il y avait là 500 millions dont on pouvait disposer sans inquiéter les consciences ni agiter l’opinion ; Necker en demandait dix fois moins pour mettre en équilibre le budget de la monarchie.
Que fit l’Assemblée ? Elle supprima les impôts sans supprimer les dépenses ; en ne réprimant pas l’anarchie, elle inquiéta tous les propriétaires, arrêta le travail, fit disparaître le crédit, et, après six mois de règne, elle se trouva en face d’une caisse vide et de besoins immenses. À ces maux inouïs, qu’elle avait déchaînés, il fallait de grands remèdes ; l’assemblée eut recours à des moyens violents pour combler le gouffre qu’elle avait creusé. Au lieu de rétablir l’ordre et la confiance (confiance ou crédit, c’est un même mot) ; au lieu de rassurer tous les intérêts et tous les droits, elle confisqua les biens du clergé et lança dans la circulation un papier menteur, qu’il fallut bientôt soutenir par des menaces législatives. Et tout ce grand appareil, toutes ces ressources financières n’ont pu sauver de la ruine, du maximum, et de la banqueroute, la fortune et le travail de la France, qu’il était si aisé de conserver et de développer avec un peu de courage mis au service de la justice et de l’honnêteté.
Ce n’est pas ainsi que d’ordinaire on juge l’Assemblée constituante ; il y a dans notre pays un parti pris d’admiration pour les révolutions et les révolutionnaires. En vain ils échouent misérablement, on revient toujours à eux parce qu’il y a je ne sais quoi de théâtral, de dramatique, d’émouvant dans ces convulsions nationales. Libre à vous d’admirer, et même d’imiter ces gens qui ont conjuré sur la France une tempête qui n’a pas encore fini de gronder ; mais je me croirais indigne de la chaire où je parle si j’avais deux poids et deux mesures. Quiconque a violé le droit, est pour moi un coupable : peuple ou roi, il n’importe, mon devoir est de montrer à tous qu’au-dessus des passions du jour, règne une loi toute-puissante qui punit sur les fils les fautes de leurs pères, et qui ne permet à personne de s’écarter impunément des voies de la justice et de la modération.
La Sentinelle perdue
Ils étaient trente mille entre Nice et Savone,Au milieu des rochers que Mont-Albo couronne ;Vainqueurs à Loano, décimés par la faim,La poudre leur manquait, les souliers et le pain.Une nuit, à cette heure où le silence arrive,Quand des gardes du camp retentit le qui-vive,Quand le chant du clairon pour la dernière foisÉveille les échos endormis dans les bois,Et que tout bruit s’éteint dans l’immense étendue,À cette heure, un soldat, sentinelle perdue,L’arme au bras, l’œil rêveur, embrassant du regardLes feux de l’ennemi dispersés au hasard,Songeait à la patrie !… Et par-delà les cimesQue la lune argentait au revers des abîmes,Il lui semblait gravir, sur les flancs d’un coteau,Le sentier qui jadis le menait au hameau ;Puis, arrivant soudain au seuil d’une chaumière,Il voyait deux vieillards, assis à la lumièreD’un foyer tremblotant dans le sombre réduit,Et tous deux s’oubliaient au milieu de la nuit,Tous deux, le front penché, poursuivaient ce long rêveQu’on appelle la vie, et que la mort achève !Et la femme disait : « Voici bientôt un anQu’il n’est plus arrivé de nouvelles de Jean.Nous a-t-il oubliés ? Que fait-il à cette heure ?Dois-je encore espérer, ou faut-il que je meureSans revoir mon enfant ? Les riches sont heureux,Ils gardent des enfants qui leur ferment les yeux !Les pauvres, délaissés, meurent dans la souffrance... »
Et l’homme répondait après un long silence :« Femme, pour être juste, il faut se souvenir !Tu gémis de ton sort, tu devrais le bénir.Quand je suivais mes bœufs, en sillonnant la plaine,Par la pluie et les vents, respirant avec peine,Et que je me disais : « Arrive la moisson ;« Pour l’avoir, il faudra payer une rançon.« Le moine et le seigneur sont maîtres de nos terres ;« Le vin, l’huile, le blé, la gerbe que tu serres,« Le sillon que ta main féconde avec amour,« L’herbe qui sur ta faux se penche tout le jour,« L’arbre, le fruit, la fleur, et toi-même et ta femme,« Le seigneur y prétend, le moine les réclame !« Toi, tu n’es rien ! Tu n’es qu’un manant, un vilain ;« Ton lot, c’est le travail, et le mépris ton gain.Dieu lui-même le veut ! Dès avant leur naissance,« Il donne aux uns la charge, aux autres la puissance. »« Alors, les reins courbés, je sentais la sueurDescendre lentement de mon front sur mon cœur.Et le soir, en rentrant dans ma pauvre chaumière,Quand l’enfant accourait, et me criait : « Mon père ! »Quand il me souriait et me tendait les bras,Tout mon corps frissonnait, je me disais tout bas :« Pauvre enfant, tu seras une bête de somme,« Ton père est un manant, il n’a pu faire un homme ! »Ces temps sont loin de nous. À force de souffrir,Le peuple s’est levé pour vaincre ou pour mourir.Il a brisé ses fers. Une France nouvelle,La France des manants, a chassé devant elleLes maîtres, les valets, les moines et les rois ;Elle a fondé pour tous l’égalité des droits.Et tu gémis !… Ton sort te paraît misérable !…Femme, écoute… Avant tout, il faut être équitable :C’est nous, ce sont nos droits que le peuple défend.Bien d’autres, comme nous, ont là-bas leur enfant.Celui qui ne sait pas faire de sacrifice,Qu’il reprenne son joug, et que Dieu le maudisse !Car c’est la folle avoine, avide de terrain,Qui profite de tout et ne rend pas un grain. »
« Oui, dit la femme, un an !… Depuis toute une année,
Je suis là, misérable, infirme, abandonnée…
Lui, peut-être il est mort, sans amis, sans secours,
Mon pauvre enfant, mon fils !… ma vie et mes amours,
Que je portais aux champs en remuant la terre,
Pour le voir et lui rire, et qui me disait : « Mère,
« Lorsque je serai grand, je piocherai pour deux ;
« Tu ne feras plus rien, nous serons bien heureux !
« Mère, repose-toi. Laisse, que je t’embrasse ! »
Il m’essuyait le front, et je n’étais plus lasse.
Et le soir il voulait porter seul les hoyaux.
« Je suis fort ! » disait-il, courbant son petit dos.
Ah ! c’était le bon temps ! Que me faisaient la peine,
Les chagrins, les soucis que la misère amène,
Le moine et le seigneur qui nous prenaient le pain,
La souffrance du jour, la peur du lendemain ?...
Le mépris des valets, notre cœur le surmonte ;
C’est pour mon pauvre enfant que je buvais la honte !
La honte et les chagrins sont bientôt effacés.
Je le voyais grandir » n’était-ce pas assez ?
Il prenait de la force, et les gens du villageAux luttes de Saint-Jean admirant son courage,Me disaient en riant : « Jeanne, réjouis-toi,« La fille du bailli va couronner le roi… »Comme tout me revient !… Mon Dieu, quelle souffrance !… »
« Nous devons, dit le vieux, notre sang à la France.C’est notre mère à tous ; elle a bâti sur nousSa force et sa grandeur, dont le monde est jaloux.Les nobles autrefois allaient seuls à la guerre ;Aujourd’hui je suis noble, et je défends ma terre.Aurais-je moins de cœur qu’un prince ou qu’un baron ?Ne serais-je Français et libre que de nom ?Faudra-t-il envoyer un duc pour me défendre ?La servitude alors ne peut se faire attendre ;Celui qui me défend est déjà mon seigneur,Il prouve assez son droit en montrant plus de cœur.Grâce à Dieu, nous valons toute cette noblesse ;Mon fils combat pour moi, je n’ai point de vieillesse.Je me retrouve en lui, je suis aux premiers rangs ;Je frappe avec son bras les soutiens des tyrans.Gémis, si tu le veux, cesse de te contraindre !…Mais Jean fait son devoir, je ne saurais te plaindre.S’il pouvait oublier ce qu’il doit au pays,S’il reculait jamais devant nos ennemis,S’il désertait nos droits, s’il reniait ses pères,Alors je verserais des larmes bien amères...Je serais dégradé ! — Mais c’est trop discourir,Le vieux sang du vilain ne peut se démentir. »
Ainsi passait le rêve, et sur la plaine immenseLe soldat écoutait au milieu du silence :Tout se taisait au loin ; le ciel profond et purReposait sur les monts sa coupole d’azur,Les chevaux au piquet hennissaient d’un ton grêle,Et le cri prolongé : « Garde à toi, sentinelle ! »S’étendait dans la nuit comme un dernier soupirDe la brise qui tombe et semble s’assoupir.Mais autour de ces feux où se gardait l’armée,Sous l’éclair de la flamme et la pâle fumée,Combien d’autres rêvaient, endormis sur leurs sacsOu debout et pensifs dans l’ombre des bivacs !Et combien revoyaient au beau pays de FranceLe chaume verdoyant ou notre cœur s’élance,La ruelle où de loin on entend aboyerL’ami de la maison, le vieux chien du foyer,La porte et son loquet, la petite fenêtreQu’ombrage le vieux lierre, — où s’incline peut-êtreLa grand’mère tremblante, appelant du regardL’enfant qu’il faut bénir, et qui viendra trop tard !Combien d’autres, perdus dans un rêve plus sombre,De ces temps malheureux voyaient repasser l’ombreOù, durant leur jeunesse, éveillés un matin,Ils avaient entendu bourdonner le tocsin,Sur la plaine et les monts, de village en village,Comme on entend la nuit se lever un orage !Les Prussiens arrivaient !… On entendait des cris.« Aux armes, citoyens, il faut sauver Paris ! »Et l’on voyait courir, comme des fourmilières,Les manants, les vilains sortant de leurs tanières,La hache sur l’épaule, et brandissant leurs faux,À la rouge lueur des couvents, des châteaux !Quel temps ! quelle misère ! et depuis que d’alarmes !…Les Bretons soulevés, le pays tout en armes,L’Europe qui sur nous épuise ses soldats,La tribune qui tonne au milieu des combats,La patrie en danger et la guerre civileQui marque les suspects, poursuit, condamne, exile,Immole à la vengeance, et non pas au devoir,Les partis tour à tour renversés du pouvoir !Que de crimes commis au nom de la justice !Que d’esprits éminents dévoués au supplice !Tout saigne et se confond dans un vaste tombeau ;Le cœur de la patrie est aux mains du bourreau !…
Il le fallait, hélas ! Le soc impitoyable,En creusant son sillon, enterre dans le sableL’ivraie et le bon grain, le chardon et la fleur :Tout périt pour renaître ou plus grand ou meilleur !Ne plaignons pas le sort du juste qui succombe,Sa force et sa vertu renaissent de la tombe.C’est au prix de son sang que la postéritéDoit recueillir un jour la sainte liberté.Cela suffit. Qu’importe où sa cendre repose ?Il est beau de mourir pour une juste cause.Le reste n’est qu’un songe, et c’est avoir vécuQue d’affirmer le droit, même en tombant vaincu.
Napoléon
Après d’épouvantables orages, un soleil nouveau se leva sur la patrie. Une main puissante rassembla les débris nombreux qui jonchaient la terre ; Napoléon présida à nos destinées, et son premier soin fut de s’entourer des forces morales que l’ancien gouvernement n’avait pas su se concilier. Il ne voulut pas seulement, comme Louis XIV, que les sciences, les lettres et les arts fussent l’ornement de son trône ; il les associa à sa politique, et décora des plus hautes dignités les savants, les littérateurs et les artistes. Une ère nouvelle commença alors. La société moderne n’existait pas aux mêmes conditions que l’ancienne. Aucune distinction n’appelait aux emplois publics une classe de citoyens préférablement aux autres. Il n’y avait plus de noblesse de robe ou d’épée qui se crût spécialement destinée à l’action ; plus de gens de lettres ou de philosophes qui se contentassent du domaine de la pensée. Les barrières qui avaient séparé les professions et les intelligences comme les territoires et les législations, s’étaient abaissées. La nouvelle France apparut belle et forte de son unité, et chacun de ses enfants s’élança dans la carrière, certain de s’avancer aussi loin que le porterait son génie.
Washington et Bonaparte.
Washington n’appartient pas, comme Bonaparte, à cette race qui dépasse la stature humaine. Rien d’étonnant ne s’attache à sa personne ; il n’est pas placé sur un vaste théâtre ; il n’est point aux prises avec les capitaines les plus habiles et les plus puissants monarques du temps ; il ne court point de Memphis à Vienne, de Cadix à Moscou : il se défend avec une poignée de citoyens sur une terre sans célébrité, dans le cercle étroit des foyers domestiques. Il ne livre point de ces combats qui renouvellent les triomphes d’Arbelles et de Pharsale ; il ne renverse point les trônes pour en recomposer d’autres avec leurs débris ; il ne fait point dire aux rois à sa porte :
Qu’ils se font trop attendre, et qu’Attila s’ennuie.
Quelque chose de silencieux enveloppe les actions de Washington ; il agit avec lenteur : on dirait qu’il se sent chargé de la liberté de l’avenir et qu’il craint de la compromettre. Ce ne sont pas ses destinées que porte ce héros d’une nouvelle espèce : ce sont celles de son pays ; il ne se permet pas de jouer ce qui ne lui appartient pas ; mais de cette profonde humilité quelle lumière va jaillir ! Cherchez les bois où brilla l’épée de Washington : qu’y trouvez-vous ? Des tombeaux ? Non ; un monde ! Washington a laissé les États-Unis pour trophée sur son champ de bataille.
Bonaparte n’a aucun trait de ce grave Américain : il combat avec fracas sur une vieille terre ; il ne veut créer que sa renommée ; il ne se charge que de son propre sort. Il semble savoir que sa mission sera courte, que le torrent qui descend de si haut s’écoulera vite ; il se hâte de jouir et d’abuser de sa gloire, comme d’une jeunesse fugitive. À l’instar des dieux d’Homère, il veut arriver en quatre pas au bout du monde. Il paraît sur tous les rivages ; il inscrit précipitamment son nom dans les fastes de tous les peuples ; il jette des couronnes à sa famille et à ses soldats ; il se dépêche dans ses monuments, dans ses lois, dans ses victoires. Penché sur le monde, d’une main il terrasse les rois, de l’autre il abat le géant révolutionnaire ; mais en écrasant l’anarchie, il étouffe la liberté, et finit par perdre la sienne sur son dernier champ de bataille.
Chacun est récompensé selon ses œuvres : Washington élève une nation à l’indépendance ; magistrat en repos, s’endort sous son toit, au milieu des regrets de ses compatriotes et de la vénération des peuples. Bonaparte ravit à une nation son indépendance : empereur déchu, il est précipité dans l’exil, où la frayeur de la terre ne le croit pas encore assez emprisonné sous la garde de l’Océan. Il expire : cette nouvelle, publiée à la porte du palais devant laquelle le conquérant fit proclamer tant de funérailles, n’arrête ni n’étonne le passant : qu’avaient à pleurer les citoyens ?
Washington a été le représentant des besoins, des idées, des lumières, des opinions de son époque ; il a secondé, au lieu de contrarier, le mouvement des esprits ; il a voulu ce qu’il devait vouloir, la chose même à laquelle il était appelé ; de là la cohérence et la perpétuité de son ouvrage. Cet homme qui frappe peu, parce qu’il est dans des proportions justes, a confondu son existence avec celle de son pays ; sa gloire est le patrimoine de la civilisation ; sa renommée s’élève comme un de ces sanctuaires publics où coule une source féconde et intarissable ! Bonaparte pouvait enrichir également le domaine commun ; il agissait sur la nation la plus intelligente, la plus brave, la plus brillante de la terre. Quel serait aujourd’hui le rang occupé par lui, s’il eût joint la magnanimité à ce qu’il avait d’héroïque ? Mais ce géant ne liait pas ses destinées à celles de ses contemporains ; son génie appartenait à l’âge moderne et son ambition était des vieux jours.
Le Journal libéral Le Globe en 1880
C’était un journalisme d’un genre à part, jusque-là sans exemple et depuis sans imitateurs, union désintéressée de jeunes gens à qui Goethe avait fait l’honneur, après les avoir lus, de les prendre pour des barbes grises ; tandis qu’en France, l’arrière-ban du xviiie siècle et le vieux public de l’Empire les tenaient pour des étourdis. Trop théoriciens et théoriciens trop mesurés, trop raisonnables, trop peu systématiques, trop peu passionnés pour devenir populaires dans le vrai sens du mot, les écrivains du Globe n’en avaient pas moins pris, pendant ces six années, en province aussi bien qu’à Paris, dans les plus humbles rangs des lettres comme dans les plus aristocratiques, une place considérable, et obtenu le succès le plus franc, le plus incontesté qu’une œuvre collective de ce genre eût jamais rencontré chez nous.
En plein chaos romantique, dans cet amas d’idées confuses, de vagues aspirations, d’incomplètes doctrines, dont le public, faute d’y rien comprendre, commençait à se fatiguer, ils avaient apporté des principes d’ordre et de méthode, des jalons et des points lumineux, disciplinant en quelque sorte ou tout au moins coordonnant et régularisant les instincts novateurs qui entraînaient les esprits. De là leur influence. À force de lutter contre l’absolutisme de toute provenance et de toute couleur, de mettre incessamment en lumière les conditions essentielles de la vraie liberté, de la liberté pour tous, sans restrictions ni réticences, ils avaient fait de notables progrès dans l’œuvre malaisée d’acclimater chez nous cette virilité, cette indépendance d’esprit qui ne connaît que le droit et n’a pour la révolte pas plus de goût que pour la complaisance.
Bientôt la digue allait se rompre sous le flot révolutionnaire imprudemment provoqué d’en haut ; mais si cette tempête fut de courte durée, si l’ordre put renaître et la loi reprendre son empire sans recours à la violence, sans dommage pour la liberté à qui le devait-on ? L’histoire n’oubliera pas d’inscrire parmi les causes assurément diverses de cet apaisement l’influence exercée par le Globe, les semences de vrai libéralisme et de modération que les nouveautés de sa polémique faisaient germer depuis six ans.
Renaissance du spiritualisme
Pour comprendre aujourd’hui ce qu’avaient de neuf en 1822 les recherches psychologiques, ce qu’un jeune et généreux esprit pouvait y puiser de force et d’espérance, il faut se rappeler l’état d’abaissement et d’abandon où le spiritualisme était réduit chez nous depuis trois quarts de siècle.
Nous venions de passer par une période étrange : l’esprit français dans son plus grand éclat, au faite de ses triomphes, était tombé en servitude, tout en croyant s’émanciper. Les théories matérialistes l’avaient conquis, le possédaient, le gouvernaient absolument, sans soulever la moindre résistance. Pour trouver quelque exemple d’un tel état de soumission mentale, il faudrait presque remonter jusqu’aux siècles les plus crédules et chez les peuples les plus courbés sous la verge du sacerdoce. L’infaillibilité de ces tristes doctrines ne faisait plus question ; nul ne se fût permis de les battre en ruine, de revendiquer les droits de l’âme en faisant le plus simple appel à la conscience de chacun. L’Église seule protestait, mais pour la forme, par tradition, s’enfermant dans ses dogmes, sans rien tenter pour les défendre ni pour les expliquer, sans rien trouver qui fit justice de cette humiliante tyrannie. Si du moins l’oppression n’avait été que théorique et n’eût pesé que sur les esprits ! Mais, par deux fois, la France venait d’en faire la triste expérience, il en était sorti pour elle un joug de fer et des flots de sang, le joug démocratique de la Convention nationale, le joug militaire de l’empereur Napoléon.
Aussi lorsque M. Royer-Collard, avant même la chute de l’Empire, et M. Cousin, quelques années après, eurent prononcé dans leurs chaires certains mots alors oubliés, ces mots d’âme et de libre arbitre, de mérite et de démérite, de conscience et de devoir ; lorsqu’à leurs auditeurs, à peu près résignés, comme tout le monde alors, à n’exister qu’à titre de machines plus ou moins bien organisées, ils eurent rappelé qu’ils étaient des personnes, des êtres responsables, des âmes libres faites pour n’obéir qu’à la souveraineté de la raison et du droit ; un frémissement de juste orgueil se produisit parmi ces jeunes cœurs ; une ère nouvelle commençait. Nos titres de noblesse venaient d’être retrouvés, chacun redressa la tête, et ce grand nom de liberté, déshonoré par l’anarchie, proscrit par le despotisme, ne tarda pas à prendre, grâce aux deux philosophes, grâce au spiritualisme, un sens nouveau, légitime et sacré, conciliable avec l’amour de l’ordre et le respect de tous les droits.
La Jeunesse de 1880
Ah ! j’ai connu des jours et je les ai vécuOù les droits désarmés, où l’idéal vaincu,Le penseur qu’on proscrit et le Dieu qu’on délaisse,Avaient au moins pour eux les cœurs de la jeunesse !Sous ses drapeaux la Muse enrôla de tout tempsLe bataillon sacré des âmes de vingt ans...Tous, alors, adoptant nos poètes pour guides,Nous montions, dédaigneux des intérêts sordides,Fiers, altérés du beau plutôt que du bonheur,Amoureux de l’amour, du droit, du vieil honneur,Et tous prêts à mourir, purs de toute autre envie,Pour ces biens qui font seuls les causes de la vie...C’était notre soleil dans les travaux obscursQui nous ont gardés fiers en nous conservant purs.
Mort de Casimir Périer
Le mal éclata, chez M. Casimir Périer, avec une grande violence : Des spasmes nerveux soulevaient ce grand corps dans son lit, par une sorte de mouvement mécanique dont la puissance irrésistible était effrayante. C’était un douloureux spectacle que celui de cette intelligence et de cette volonté si énergique luttant en vain contre la matière. Au bout de quelques jours, une amélioration sensible donna quelques espérances ; ce fut, entre les médecins, le moment des doutes, des discussions et des essais divers ; pendant six semaines, ils luttèrent de toute leur science, et le malade de toute la force de son âme, contre le mal toujours renaissant et croissant ; mais tous les efforts étaient vains ; la fièvre devenait de jour en jour plus ardente ; l’extrême susceptibilité nerveuse de M. Périer allait souvent jusqu’au délire.
Au milieu de son mal, l’avenir de son pays et de la bonne politique dans son pays était sa constante préoccupation. Il en parlait à ceux qui l’entouraient ; il s’en parlait tout haut à lui-même dans les accès de la fièvre. Son fils aîné arriva d’Angleterre ; malgré l’affection qu’il portait à ce fils, il ne se laissa aller à aucun attendrissement, ne manifesta aucune faiblesse ; la paix de l’Europe paraissait sa seule pensée. Quand son esprit se portait sur les affaires de l’intérieur, il exprimait pour l’ordre social, surtout pour la propriété, première base de l’ordre social, les plus vives alarmes, ne se faisant aucune illusion sur la valeur de ses succès contre l’anarchie, et sachant bien que, s’il avait arrêté la ruine de l’ordre, il n’avait pas assuré sa victoire : « J’ai les ailes coupées, disait-il ; je suis bien malade, mais le pays est encore plus malade que moi. »
Le pays suivait avec anxiété les progrès de cette maladie qui le menaçait de retomber lui-même dans tout son mal. Quand on apprit, le 46 mai au matin, que M. Casimir Périer venait de succomber, un vif mouvement de regret, de reconnaissance et d’alarme éclata, en province comme à Paris, parmi les propriétaires, les négociants, les manufacturiers, les magistrats, dans toute cette population amie de l’ordre qu’il avait comprise et défendue mieux qu’elle ne savait se comprendre et se défendre elle-même. Elle accourut en foule à ses obsèques ; elle s’empressa de souscrire pour lui élever un monument. Les détails de cet élan d’estime publique sont partout. Une année de gouvernement, qui fut un long combat sans résultat complet ni assuré, avait suffi pour conquérir à M. Casimir Périer les sentiments des juges les plus difficiles, comme du public français et européen.
Le prince de Talleyrand
Avec lui disparut une intelligence forte, l’un des restes les plus brillants de l’esprit français, l’une des plus grandes renommées de la Révolution. M. de Talleyrand devait quelque chose à son origine, mais encore plus à lui-même. Introduit de bonne heure dans la carrière des honneurs par le crédit de sa famille, il ne put s’y maintenir longtemps que par sa propre habileté ; car, dans notre époque d’extrême agitation et de vaste concurrence, ce n’était pas à l’aide des souvenirs et des ancêtres qu’on s’élevait, se soutenait, se relevait après avoir été renversé.
Dès sa jeunesse, l’ambition lui ayant été offerte comme perspective et laissée comme ressource, il s’habitua à subordonner la règle morale à l’utilité politique. Il se dirigea surtout d’après les calculs de son esprit. Il devint accommodant à l’égard des désirs dominants, facile envers les circonstances impérieuses. Il aima la force, non par le besoin qu’en a la faiblesse, mais par le goût qu’elle inspire à l’habileté qui sait la comprendre et s’en servir. Il s’associa aux divers pouvoirs, mais il ne s’attacha point à eux ; les servit, mais sans se dévouer. Il se retira avec la bonne fortune, qui n’est pas autre chose pour les gouvernements que la bonne conduite. Se mettant alors à l’écart, son grand mérite fut de prévoir un peu plus tôt ce que tout le monde devait vouloir un peu plus tard, et d’agir avec résolution, après avoir attendu avec patience. Comme il se possédait entièrement, et qu’il était sûr de se décider à propos, il aimait à perdre du temps pour mieux saisir les occasions, croyant que le cours naturel des choses en offre de meilleures que l’esprit n’en saurait trouver, ni la volonté en faire naître. Il avait dans ces moments l’activité et l’ascendant des hommes supérieurs, et il retombait ensuite dans la nonchalance des hommes ordinaires.
Pendant le cours de si nombreuses révolutions et de prospérités si diverses, il ne fit de mal à personne ; il ne sévit contre ses adversaires que par des bons mots ; il éprouva et il inspira de longues amitiés ; et tous ceux qui l’entouraient ou qui l’approchaient étaient attirés par sa grâce, attachés par sa bonté. Il jugeait tout avec un sens exquis ; il aimait à raconter, et ses récits avaient autant d’agrément que ses mots ont eu de célébrité. Ce visage que les événements n’avaient pas ému, ce regard que la fortune n’avait pas troublé s’animaient lorsqu’il parlait des beaux jours du xviiie siècle et des grands travaux de l’Assemblée Constituante. M. de Talleyrand, comme la grande génération à laquelle il appartenait, aimait sincèrement sa patrie, et a toujours conservé de rattachement pour les idées de sa jeunesse et les principes de 1789, qui ont survécu chez lui à toutes les vicissitudes des événements et de la fortune. Il s’entretenait sans aucune gêne des gouvernements qu’il avait servis et quittés. Il disait que ce n’étaient pas les gouvernements qu’il servait, mais le pays, sous la forme politique qui, dans le moment, lui semblait convenir le mieux ; et qu’il n’avait jamais voulu sacrifier l’intérêt de la France à l’intérêt d’un pouvoir.
Telle était l’explication qu’il donnait à ses changements. Toutefois, quels que soient les services qu’on puisse rendre à son pays en conformant toujours sa conduite aux circonstances, il vaut mieux n’avoir qu’une seule cause dans une longue révolution, et un seul rôle noblement rempli dans l’histoire.
Œuvres du XIXe siècle
Si j’avais à faire l’apologie de mon temps, je la demanderais à cette Académie où le mouvement de l’esprit humain tout entier est si glorieusement représenté. Quand les sciences physiques et naturelles ont-elles enfanté plus de découvertes et d’applications ? Un jour, on trouve un monde par le calcul ; un autre jour, on impose des bornes à l’empire de la douleur. La philosophie, réconciliée avec les plus nobles instincts de notre nature, a fait une alliance magnifique avec l’érudition et l’éloquence. Les arts ne sommeillent pas : ils cherchent, et ils ouvrent des voies nouvelles ; il y a moins d’écoles et il y a plus de maîtres. L’érudition, qui par une inspiration du génie a retrouvé le sens des hiéroglyphes, perdu depuis près de quinze siècles, soulève en ce moment le voile qui couvre l’écriture de Ninive et de Babylone. Les lettres, quoi qu’on en dise, les lettres, à travers des écarts qu’il faut déplorer, auront marqué d’une trace brillante le siècle dont nous n’avons encore vu que la moitié : la poésie lyrique a pris un puissant essor ; la poésie rêveuse et contemplative s’est élevée vers des régions nouvelles, et a sondé plus profondément les replis du cœur ; la chanson a été portée à la hauteur de l’ode patriotique et sociale par un poète cher à la patrie. Dans la nouvelle école, je pourrais signaler des chefs-d’œuvre de vigoureuse et saine originalité… Cependant toute une école de critiques, sur les pas de votre illustre secrétaire perpétuel, s’est élevée de la discussion des mots à l’intelligence des monuments littéraires de tous les âges. L’éloquence politique est née en France avec la politique. L’histoire, qui ne pouvait guère citer que Bossuet et Voltaire, c’est-à-dire deux exceptions, a été définitivement fondée par des travaux qui sont dans la mémoire de tous. Enfin si la poésie dramatique, qui fut naguère le champ de bataille des doctrines rivales, semble aujourd’hui languir, c’est peut-être que le drame sérieux qui se joue à la clarté du soleil sur tous les points du monde, fait paraître un peu frivoles les catastrophes imaginaires de la scène ; et sur les travers de tous exposés au grand jour par un Aristophane aux mille noms, la liberté de la presse fait, il faut l’avouer, une formidable concurrence à la comédie.
L’Œuvre de l’Avenir
Que d’œuvres à finir ! que d’œuvres commencéesLèguent au lendemain nos mourantes pensées !Quelle route sans fin nous traçons à ses pas !Que sera ce chaos s’il ne l’achève pas ?Qu’il lui faudra de mains pour élever ces pierresQue nous taillons à peine au fond de leurs carrières !Qui donnera le plan, la forme, le dessin ?Quel effort convulsif contractera son sein ?Un monde à soulever couché dans ses vieux langes,L’homme, image tombée, à dépouiller de fanges,Comme on dresse au soleil, du limon de l’oubli,Dans le sable du Nil un sphinx enseveli !Sous mille préjugés dans la honte abattue,Refaire un piédestal à la sainte statue,Et sur son front levé rendre à l’humanitéLes rayons disparus de sa divinité !Réveiller l’homme enfant emmaillotté de songes,Des instincts éternels séparer nos mensonges,Des nuages obscurs qui couvrent l’horizonDégager lentement le jour de la raison,De chaque vérité dont la lumière est flammeDu genre humain croissant féconder la grande âme...Des peuples écoulés dépassant les niveaux,Les faire déborder en miracles nouveaux ;Asservir à l’esprit les éléments rebelles,Prendre au feu sa fumée, à l’aquilon ses ailes,Sur des fleuves d’acier faire voguer les chars,Multiplier ses sens par les sens de nos arts.De ces troupeaux humains que la verge fait paître,Parqués, marqués au flanc par les ciseaux du maître,Fondre les nations en peuple fraternelMarqués au front par Dieu de son chiffre éternel.Au lieu de mille lois qu’une autre loi rature,Dans le code infaillible écrire la nature,Déshonorer la force, et sur l’esprit domptéFaire du ciel en nous régner la volonté !Comme du lit des mers les vagues débordées,Voir les faits s’écrouler sous le choc des idées,Porter toutes les mains sur l’arche des pouvoirs,Combiner d’autres droits avec d’autres devoirs,Parlant en vérités et plus en paraboles,Arracher Dieu visible à l’ombre des symboles,Dans l’esprit grandissant où sa foi veut grandir,Au lieu de le voiler, le faire resplendir,Et lui restituant l’univers qu’il anime,Faire l’homme pontife et le culte unanime !Écouter les grands bruits que feront en croulantL’autel renouvelé, le trône chancelant,Les voix de ces tribuns ameutant les tempêtes,Artistes, orateurs, penseurs, bardes, prophètes,Vaste bourdonnement des esprits en émoi,Dont chacun veut son jour et crie au temps : À moi !Voilà de l’avenir l’œuvre où la peine abonde.
La Presse aux États-Unis
Là, tout s’imprime ; rien n’est secret de ce qui importe à chacun. La presse est plus libre que la parole ailleurs, et l’on en abuse moins. Pourquoi ? c’est qu’on en use sans nul empêchement, et qu’une fausseté, de quelque part qu’elle vienne, est bientôt démentie par les intéressés que rien n’oblige à se taire. On n’use de ménagement pour aucune imposture, fût-elle officielle ; aucune hâblerie ne saurait subsister ; le public n’est point trompé, n’y ayant là personne en pouvoir de mentir et d’imposer silence à tout contradicteur. La presse n’y fait nul mal et en empêche combien ? C’est à vous de le dire quand vous aurez compté chez vous tous les abus. Peu de volumes paraissent ; de gros livres, pas un ; et pourtant tout le monde lit ; c’est le seul peuple qui lise, et aussi le seul instruit de ce qu’il faut savoir pour n’obéir qu’aux lois.
Les feuilles imprimées circulant chaque jour et en nombre infini font un enseignement mutuel et de tout âge ; car tout le monde presque écrit dans les journaux, mais sans légèreté ; point de phrases piquantes et de tours ingénieux ; l’expression claire et nette suffit à ces gens-là. Qu’il s’agisse d’une réforme dans l’État, d’un péril, d’une coalition des puissances de l’Europe contre la liberté, ou du meilleur terrain à semer les navets, le style ne diffère pas, et la chose est bien dite dès que chacun l’entend ; d’autant mieux dite qu’elle l’est plus brièvement, mérite non commun, savez-vous ? ni facile de clore en peu de mots beaucoup de sens. Oh ! qu’une page pleine dans les livres est rare ! et que peu de gens sont capables d’en écrire dix sans sottises ! La moindre lettre de Pascal était plus malaisée à faire que toute l’Encyclopédie.
Nos Américains, sans peut-être avoir jamais songé à cela, mais avec ce bon sens de Franklin, qui les guide, brefs dans tous leurs écrits, ménagers de paroles, font le moins de livres qu’ils peuvent, et ne publient guère leurs idées que dans les pamphlets, les journaux, qui, se corrigeant l’un l’autre, amènent toute invention, toute pensée nouvelle à sa perfection. Un homme, s’il imagine ou découvre quelque chose d’intéressant pour le public, n’en fera point un gros ouvrage avec son nom en grosses lettres, par Monsieur..., de l’Académie, mais un article de journal ou une brochure tout au plus. Et notez ceci en passant, mal compris de ceux qui chez vous se mêlent d’écrire : il n’y a pas de bonne pensée qu’on ne puisse expliquer en une feuille, et développer assez ; qui s’étend davantage, souvent ne s’entend guère, ou manque de loisir, comme dit l’autre, pour méditer et faire court.
Le xixe siècle
La France, marchant la première vers l’avenir immense qui attend le monde, a donné au siècle son mouvement. Ce siècle, dont le début a été si éclatant, qui a déjà vu tant de grandeurs mortelles passer devant lui, qui a produit la plus vaste des révolutions et le plus merveilleux des hommes, ouvre à l’intelligence humaine une carrière sans bornes. Les anciennes sciences s’étendent et s’appliquent ; des sciences nouvelles s’élèvent ; on pénètre dans les plus profondes obscurités de la terre, et l’on va y découvrir les premières ébauches de la création et les plus anciennes œuvres de Dieu. On s’élance vers les espaces jusqu’ici inaccessibles du ciel, et, après avoir complété le système de Newton dans l’empire borné de notre soleil, on est sur la voie des mouvements auxquels obéissent ces étoiles que leur incommensurable distance nous fait paraître fixes dans les régions mieux explorées de l’infini.
Revenant sur la surface de tous côtés visitée et déjà presque trop étroite du globe, les hommes de notre siècle la resserrent, et, pour ainsi dire, la transforment par les prodiges de leurs inventions. Les mers sont traversées par des vaisseaux sans voiles que n’arrêtent plus les tempêtes, et les terres sont parcourues par des chars dont la force et la vélocité ne semblent plus dépendre que de la volonté humaine. Ainsi les pays se rapprochent, les esprits s’unissent, les pensées s’échangent, et, vainqueur de la nature, l’homme, reportant ses regards de sa demeure sur lui-même, aspire à découvrir, par l’observation et par l’histoire, les lois mêmes de l’humanité.
Lorsque ce siècle aura réglé sa curiosité et tempéré sa fougue, personne ne peut prévoir sa grandeur, comme rien ne peut arrêter son génie. Rendons hommage aux hommes qui par leurs travaux nous ont ouvert ces voies glorieuses ; soyons reconnaissants envers ceux dont les pensées ont créé nos droits, dont les découvertes forment notre héritage.
Deuxième partie.
Genre lyrique. — Genre descriptif
Vanité des grandeurs humaines
N’espérons plus, mon âme, aux promesses du monde :Sa lumière est un verre, et sa faveur une ondeQue toujours quelque vent empêche de calmer.Quittons ces vanités, lassons-nous de les suivre :C’est Dieu qui nous fait vivre ;C’est Dieu qu’il faut aimer.
En vain pour satisfaire à nos lâches envies.Nous passons près des rois tout le temps de nos vies,À souffrir des mépris et ployer les genoux ;Ce qu’ils peuvent n’est rien : ils sont, ce que nous sommes,Véritablement hommes,Et meurent comme nous.
Ont-ils rendu l’esprit, ce n’est plus que poussièreQue cette majesté si pompeuse et si fière,Dont l’éclat orgueilleux étonnait l’univers ;Et dans ces grands tombeaux, où leurs âmes hautainesFont encore les vaines,Ils sont mangés des vers.
Là se perdent ces noms de maîtres de la terre,D’arbitres de la paix, de foudres de la guerre :Comme ils n’ont plus de sceptre, ils n’ont plus de flatteurs ;Et tombent avec eux d’une chute communeTous ceux que leur fortuneFaisait leurs serviteurs.
Bonaparte
Sur un écueil battu par la vague plaintive,Le nautonier, de loin, voit blanchir sur la riveUn tombeau près du bord par les flots déposé ;Le temps n’a pas encore bruni l’étroite pierre,Et sous le vert tissu de la ronce et du lierreOn distingue… un sceptre brisé.
Ici gît… Point de nom ! demandez à la terre !Ce nom, il est inscrit en sanglant caractère,Des bords du Tanaïs au sommet du Cédar,Sur le bronze et le marbre, et sur le sein des braves,Et jusque dans le cœur de ces troupeaux d’esclavesQu’il foulait tremblants sous son char.
Depuis les deux grands noms qu’un siècle au siècle annonce,Jamais nom qu’ici-bas toute langue prononceSur l’aile de la foudre aussi loin ne vola,Jamais d’aucun mortel le pied qu’un souffle effaceN’imprima sur la terre une plus forte trace :Et ce pied s’est arrêté là...
Il est là… Sous trois pas un enfant le mesure.Son ombre ne rend pas même un léger murmure ;Le pied d’un ennemi foule en paix son cercueil.Sur ce front foudroyant le moucheron bourdonne,Et son ombre n’entend que le bruit monotoneD’une vague contre un écueil.
Napoléon II
I
Mil huit cent onze ! — Ô temps où des peuples sans nombreAttendaient, prosternés sous un nuage sombre,Que le ciel eût dit oui !Sentaient trembler sous eux les États centenaires,Et regardaient le Louvre entouré de tonnerres,Comme un mont Sinaï !
Courbés comme un cheval qui sent venir son maître,Ils se disaient entre eux : « Quelqu’un de grand va naître !26L’immense empire attend un héritier demain.Qu’est-ce que le Seigneur va donner à cet hommeQui, plus grand que César, plus grand même que Rome,Absorbe dans son sort le sort du genre humain ? »
Comme ils parlaient, la nue éclatante et profondeS’entr’ouvrit, et l’on vit se dresser sur le mondeL’homme prédestiné,Et les peuples béants ne purent que se taire,Car ses deux bras levés présentaient à la terreUn enfant nouveau-né !
Quand il eut bien fait voir l’héritier de ses trônesAux vieilles nations comme aux vieilles couronnes,Éperdu, l’œil fixé sur quiconque était roi,Comme un aigle arrivé sur une haute cime,Il cria tout joyeux avec un air sublime :« L’avenir ! l’avenir ! l’avenir est à moi ! »
II
Non, l’avenir n’est à personne !Sire ! l’avenir est à Dieu !À chaque fois que l’heure sonne,Tout ici-bas nous dit adieu.L’avenir ! l’avenir ! mystère !Toutes les choses de la terre,Gloire, fortune militaire,Couronne éclatante des rois,Victoire aux ailes embrasées,Ambitions réalisées,Ne sont jamais sur nous poséesQue comme l’oiseau sur nos toits !
Non, si puissant qu’on soit, non, qu’on rie ou qu’on pleure,Nul ne te fait parler, nul ne peut avant l’heureOuvrir ta froide main,Ô fantôme muet, ô notre ombre, ô notre hôte,Spectre toujours masqué qui nous suit côte à côte,Et qu’on nomme demain !
Oh ! demain, c’est la grande chose !De quoi demain sera-t-il fait ?L’homme aujourd’hui sème la cause,Demain, Dieu fait mûrir l’effet.Demain, c’est l’éclair dans la voile,C’est le nuage sur l’étoile,C’est un traître qui se dévoile,C’est le bélier qui bat les tours,C’est l’astre qui change de zone,C’est Paris qui suit Babylone ;Demain, c’est le sapin du trône,Aujourd’hui, c’en est le velours !
Demain, c’est le cheval qui s’abat blanc d’écume.Demain, ô conquérant, c’est Moscou qui s’allume,La nuit, comme un flambeau ;C’est votre vieille garde au loin jonchant la plaine ;Demain, c’est Waterloo ! demain, c’est Sainte-Hélène !Demain, c’est le tombeau !
L’immortalité du Génie
… Le peintre et le poèteLaissent, en expirant, d’immortels héritiers ;Jamais l’affreuse nuit ne les prend tout entiers.À défaut d’action, leur grande âme inquièteDe la mort et du temps entreprend la conquête,Et, frappés dans la lutte, ils tombent en guerriers.
Celui-là sur l’airain a gravé sa pensée ;Dans un rhythme doré l’autre l’a cadencée ;Du moment qu’on l’écoute, on lui devient ami.Sur sa toile, en mourant, Raphaël l’a laissée ;Et, pour que le néant ne touche point à lui,C’est assez d’un enfant sur sa mère endormi.
Comme dans une lampe une flamme fidèle,Au fond du Parthénon le marbre inhabitéGarde de Phidias la mémoire éternelle,Et la jeune Vénus, fille de Praxitèle,Sourit encore, debout dans sa divinité,Aux siècles impuissants qu’a vaincus sa beauté.
Recevant d’âge en âge une nouvelle vie,Ainsi s’en vont à Dieu les gloires d’autrefois ;Ainsi le vaste écho de la voix du génieDevient du genre humain l’universelle voix.
Douceur de l’Amitié
Que je plains un méchant ! Sans doute avec effroiIl porte à tout moment les yeux autour de soi ;Il n’y voit qu’un désert ; tout fuit, tout se retire.Son œil ne vit jamais de bouche lui sourire,Jamais, dans les revers qu’il ose déclarer,De doux regards sur lui s’attendrir et pleurer.Oh ! de se confier noble et douce habitude !Non, mon cœur n’est point né pour vivre en solitude :Il me faut qui m’estime, il me faut des amisÀ qui dans mes secrets tout accès soit permis ;Dont les yeux, dont la main, dans la mienne pressée,Réponde à mon silence, et sente ma pensée.Ah ! si pour moi jamais tout cœur était fermé ;Si nul ne songe à moi, si je ne suis aimé ;Vivre importun, proscrit, flatte peu mon envie.Et quels sont ses plaisirs, que fait-il de la vie,Le malheureux qui, seul, exclu de tout lien,Ne connaît pas un cœur où reposer le sien,Une âme où dans ses maux, comme en un saint, asile,Il puisse fuir la sienne et se rasseoir tranquille ;Pour qui nul n’a de vœux, qui jamais dans ses pleursNe peut se dire : « Allons, je sais que mes douleursTourmentent mes amis, et, quoiqu’en mon absence,Ils accusent mon sort et prennent ma défense ! »
Au vaisseau de Virgile
Qu’ainsi la reine de CythèreEt les frères d’Hélène, astres brillants des cieux,Te dirigent sur l’onde amère !Par leur père enchaînés, que les vents furieuxAu souffle constant de ZéphyreAbandonnent ta voile, ô précieux navire !Dépose aux champs athéniensVirgile qu’aujourd’hui l’amitié te confie :Mes jours sont suspendus aux siens ;Sauve, en les conservant, la moitié de ma vie.
Il fut armé d’un triple airainLe premier dont la nef, aux tempêtes livrée,De l’onde osa fendre le sein ;Que n’épouvanta point l’impétueux BoréeSe déchaînant contre l’Auster,Ou l’orageuse Hyade, ou l’horrible furieDu Notus qui, de l’IllyriePuissant dominateur, enfle ou calme la mer.Quelles morts eût-il redoutées,Celui qui sans pleurer vit les monstres des flotsFendant les vagues irritées,Et les Cérauniens, effroi des matelots ?En vain la divine sagessePar l’Océan voulut diviser l’univers,Si notre sacrilége adresseEn dépit des destins franchit les vastes mers.D’un fatal orgueil emportée,La race humaine osa braver l’ordre des Dieux ;Le téméraire Prométhée,Pour l’offrir aux mortels, ravit le feu des cieux.
Mais le monde expia son crime :Des fléaux inconnus, ministres du trépas,S’échappèrent du sombre abîme ;Et, tardive autrefois à saisir sa victime,La mort précipita ses pas.Du ciel malgré les Dieux sur une aile rapideDédale affronta les déserts ;L’Achéron fut forcé par le bras d’un Alcide.Dans son égarement perversL’homme aspire à l’Olympe, et sa folle arroganceDéfend au roi de l’universDe jamais déposer sa foudre et sa vengeance.
Le Lac
Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages,Dans la nuit éternelle emportés sans retour,Ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âgesJeter l’ancre un seul jour ?Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,Et près des flots chéris qu’elle devait revoir,Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierreOù tu la vis s’asseoir !
Tu mugissais ainsi sous ces roches profondes,Ainsi tu te brisais sur leurs flancs déchirés,Ainsi le vent jetait l’écume de tes ondesSur ses pieds adorés.
Un soir, t’en souvient-il ? nous voguions en silence ;On n’entendait au loin, sur l’onde et sous les cieux,Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadenceTes flots harmonieux.
Tout à coup des accents inconnus à la terreDu rivage charmé frappèrent les échos ;Le flot fut attentif, et la voix qui m’est chèreLaissa tomber ces mots :
« Ô temps ! suspends ton vol ; et vous, heures propices,Suspendez votre cours ;Laissez nous savourer les rapides délicesDes plus beaux de nos jours !
« Assez de malheureux ici-bas vous implorent.Coulez, coulez pour eux ;Prenez avec leurs jours les soins qui les dévorent,Oubliez les heureux. »
Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure !Vous que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir,Gardez de ce beau jour, gardez, belle nature,Au moins le souvenir !
À la Fortune
Ô toi qui d’Antium protéges les murailles,Qui, du rang le plus humble exaltant les humains,À ton gré convertis en mornes funéraillesLeurs triomphes hautains ;Le pauvre villageois de ses vœux t’importune ;Souveraine des flots, les avares nochersT’implorent quand ils vont sur les champs de NeptuneAffronter les rochers.
Ô Déesse, le Dace à nos armes rebelle,Le Scythe vagabond s’inclinent devant toi ;Des peuples, des cités, de la ville éternelleTa puissance est l’effroi.
Le tyran fastueux redoute ton caprice,Et du monarque altier la mère craint de voirSous ton pied dédaigneux s’écrouler l’édificeDe l’absolu pouvoir.
Ils tremblent que soudain le peuple ne s’écrie :« Aux armes ! trop longtemps c’est suspendre nos coups :« Au sceptre qui l’opprime arrachons la patrie.« Aux armes ! vengeons-nous ! »
Qui toujours devant toi marche le front rigide ?C’est la Nécessité, sombre fille d’Enfer :Les clous, les durs crampons, les coins, le plomb liquideArment sa main de fer.
Couverts de voiles blancs, l’Espoir et la ConstanceNe quittent point tes pas, lorsqu’en habits de deuilDes palais habités par la fière opulenceTu désertes le seuil.
Mais sitôt que les vins sont bus jusqu’à la lie,Parjure et vil troupeau que disperse la peur,Maîtresse, amis, tout fuit ; aucun d’eux ne se plieAu fardeau du malheur.
Contre les fiers Bretons, de César qui t’implore,Aux limites du monde, accomplis les desseins ;De nos vaillants guerriers, aux lieux où naît l’Aurore,Protége les essaims.
De nos discords enfin nous pleurons les victimes,Et nos frères meurtris en d’horribles combats.Age de fer, hélas ! parlez, devant quels crimesOnt reculé vos bras ?
Quel frein put maîtriser votre fureur impie ?Quels pleurs vous émouvoir ? Et des Dieux immortelsEn quels lieux a-t-on vu votre rage assoupieÉpargner les autels ?
Fortune, à tes rigueurs que le calme succède ;Retrempe, il en est temps, nos glaives émoussés ;Que par toi dans le sang de l’Arabe et du MèdeNos maux soient effacés.
À la Fortune
Fortune, dont la main couronneLes forfaits les plus inouïs,Du faux éclat qui t’environneSerons-nous toujours éblouis ?Jusques à quand, trompeuse idole,D’un culte honteux et frivoleHonorerons-nous tes autels ?Verra-t-on toujours tes capricesConsacrés par les sacrificesEt par l’hommage des mortels ?
Le peuple, dans ton moindre ouvrageAdorant la prospérité,Te nomme grandeur de courage,Valeur, prudence, fermeté.Du titre de vertu suprêmeIl dépouille la vertu même,Pour le vice que tu chéris :Et toujours ses fausses maximesÉrigent en héros sublimesTes plus coupables favoris.
Apprends que la seule sagessePeut faire les héros parfaits ;Qu’elle voit toute la bassesseDe ceux que ta faveur a faits ;Qu’elle n’adopte point la gloireQui naît d’une injuste victoireQue le sort remporte pour eux ;Et que, devant ses yeux stoïques,Leurs vertus les plus héroïquesNe sont que des crimes heureux.
Quoi ! Rome et l’Italie en cendreMe feront honorer Sylla !J’admirerai dans AlexandreCe que j’abhorre en Attila ?J’appellerai vertu guerrièreUne vaillance meurtrièreQui dans le sang trempe ses mains ?Et je pourrai forcer ma boucheÀ louer un héros faroucheNé pour le malheur des humains ?
Quels traits me présentent vos fastes,Impitoyables conquérants ?Des vœux outrés, des projets vastes ;Des rois vaincus par des tyrans ;Des murs que la flamme ravage ;Des vainqueurs fumant de carnage ;Un peuple au fer abandonné ;Des mères pâles et sanglantes,Arrachant leurs filles tremblantesDes bras d’un soldat effréné.
Juges insensés que nous sommes,Nous admirons de tels exploits !Est-ce donc le malheur des hommesQui fait la vertu des grands rois ?Leur gloire, féconde en ruines,Sans le meurtre et sans les rapinesNe saurait-elle subsister ?Images des dieux sur la terre,Est-ce par des coups de tonnerreQue leur grandeur doit éclater ?
Quel est donc le héros solideDont la gloire ne soit qu’à lui !C’est un roi que l’équité guide,Et dont les vertus sont l’appui ;Qui, prenant Titus pour modèle,Du bonheur d’un peuple fidèleFait le plus cher de ses souhaits ;Qui fuit la basse flatterie ;Et qui, père de sa patrie,Compte ses jours par ses bienfaits.
Héros cruels et sanguinaires,Cessez de vous enorgueillirDe ces lauriers imaginairesQue Bellone vous fit cueillir.En vain le destructeur rapideDe Marc-Antoine et de LépideRemplissait l’univers d’horreurs :Il n’eût point eu le nom d’Auguste,Sans cet empire heureux et justeQui fit oublier ses fureurs.
Montrez-nous, guerriers magnanimes,Votre vertu dans tout son jour :Voyons comment vos cœurs sublimesDu sort soutiendront le retour.Tant que sa faveur vous seconde,Vous êtes les maîtres du monde ;Votre gloire nous éblouit ;Mais, au moindre revers funeste,Le masque tombe, l’homme reste,Et le héros s’évanouit.
L’effort d’une vertu communeSuffit pour faire un conquérant :Celui qui dompte la fortuneMérite seul le nom de grand.Il perd sa volage assistance,Sans rien perdre de la constance,Dont il vit ses honneurs accrus,Et sa grande âme ne s’altèreNi des triomphes de Tibère,Ni des disgrâces de Varus.
La jeune Captive
« L’épi naissant mûrit de la faux respecté ;Sans crainte du pressoir, le pampre, tout l’été,Boit les doux présents de l’aurore ;Et moi, comme lui belle, et jeune comme lui,Quoi que l’heure présente ait de trouble et d’ennui,Je ne veux pas mourir encore.
« Qu’un stoïque aux yeux secs vole embrasser la mort :Moi je pleure et j’espère ; au noir souffle du nordJe plie et relève ma tête.S’il est des jours amers, il en est de si doux !Hélas ! quel miel jamais n’a laissé de dégoûts ?Quelle mer n’a point de tempête ?
« L’illusion féconde habite dans mon sein :D’une prison sur moi les murs pèsent en vain ;J’ai les ailes de l’espérance.Échappée aux réseaux de l’oiseleur cruel,Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du cielPhilomèle chante et s’élance.
« Est-ce à moi de mourir ? Tranquille je m’endors,Et tranquille je veille ; et ma veille aux remordsNi mon sommeil ne sont en proie.Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux ;Sur des fronts abattus, mon aspect dans ces lieuxRanime presque de la joie.
« Mon beau voyage encore est si loin de sa fin !Je pars, et des ormeaux qui bordent le cheminJ’ai passé les premiers à peine.Au banquet de la vie à peine commencé,Un instant seulement mes lèvres ont presséLa coupe en mes mains encor pleine.
« Je ne suis qu’au printemps, je veux voir la moisson ;Et comme le soleil, de saison en saison,Je veux achever mon année.Brillante sur ma tige et l’honneur du jardin,Je n’ai vu luire encore que les feux du matin :Je veux achever ma journée.
« Ô mort ! tu peux attendre, éloigne, éloigne-toi ;Va consoler les cœurs que la honte, l’effroi,Le pâle désespoir dévore.Pour moi Palès encore a des asiles verts,L’avenir, du bonheur ; les Muses, des concerts :Je ne veux pas mourir encore. »
Ainsi, triste et captif, ma lyre toutefoisS’éveillait, écoutant ces plaintes, cette voix,Ces vœux d’une jeune captive ;Et secouant le joug de mes jours languissants,Aux douces lois des vers je pliais les accentsDe sa bouche aimable et naïve.
Servitude
Sosie, à quelle servitudeTes jours sont-ils assujettis !Notre sort est beaucoup plus rudeChez les grands que chez les petits.Ils veulent que, pour eux, tout soit dans la natureObligé de s’immoler :Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,Dès qu’ils parlent, il faut voler.Vingt ans d’assidu serviceN’en obtiennent rien pour nous :Le moindre petit capriceNous attire leur courroux.Cependant, notre âme insenséeS’acharne au vain honneur de demeurer près d’eux.Et s’y veut contenter de la fausse penséeQu’ont tous les autres gens, que nous sommes heureux.Vers la retraite en vain la raison nous appelle ;En vain notre dépit quelquefois y consent :Leur vue a sur notre zèleUn ascendant trop puissant,Et la moindre faveur d’un coup d’œil caressantNous rengage de plus belle.
À Melpomène
J’achève un monument à jamais glorieux ;Le bronze même est moins solide,Et la royale pyramideS’élance moins haut vers les cieux.Rien n’en peut renverser le faîte,Rien, ni les pluvieux autans,Ni les efforts de la tempête,Ni les siècles sans nombre et la fuite du temps.
Le poète au sombre domaineTout entier ne descendra pas ;Du favori de MelpomèneLa plus noble moitié doit survivre au trépas.Ma gloire avec les ans croîtra toujours nouvelle,Tandis que la Vestale et le prêtre des Dieux,Dans un recueillement pieux,Graviront la roche éternelle.Horace, dira-t-on, le premier dans ces lieuxOù l’Aufide en grondant roule son flot rapide,Et dans cette contrée arideOù sur d’agrestes fils des champsDaunus étendit sa puissance,Illustrant son humble naissance,Au rhythme éolien sut marier nos chants.
Tu le peux, désormais sois fièreDe mon renom chez les Romains ;Triomphe, ô Muse, et que tes mainsDu laurier d’Apollon ceignent ma tête altière.
1793
Quand au mouton bêlant la sombre boucherieOuvre ses cavernes de mort,Pauvres chiens et moutons, toute la bergerieNe s’informe plus de son sort.Les enfants qui suivaient ses ébats dans la plaine,Les vierges aux belles couleursQui le baisaient en foule, et sur sa blanche laineEntrelaçaient rubans et fleurs,Sans plus penser à lui, le mangent s’il est tendre.Dans cet abîme enseveli,J’ai le même destin. Je m’y devais attendre.Accoutumons-nous à l’oubli.
Oubliés comme moi dans cet affreux repaire,Mille autres moutons, comme moiPendus aux crocs sanglants du charnier populaire,Seront servis au peuple-roi.Que pouvaient mes amis ? Oui, de leur main chérieUn mot, à travers ces barreaux,A versé quelque baume en mon âme flétrie ;De l’or peut-être à mes bourreaux...Mais tout est précipice ; ils ont eu droit de vivre.Vivez, amis ; vivez contents ;En dépit de Bavus, soyez lents à me suivre.Peut-être, en de plus heureux temps,J’ai moi-même, à l’aspect des pleurs de l’infortune,Détourné mes regards distraits ;À mon tour aujourd’hui mon malheur importune :Vivez, amis ; vivez en paix.
La Muse de l’Histoire
Muse, il n’est point de temps que tes regards n’embrassent ;Tu suis dans l’avenir leur cercle solennel ;Car les jours et les ans, et les siècles ne tracentQu’un sillon passager dans le fleuve éternel.
Bourreaux, n’en doutez pas ; n’en doutez pas, victimes !Elle porte en tous lieux son immortel flambeau,Plane au sommet des monts, plonge au fond des abîmes,Et souvent fonde un temple où manquait un tombeau.
Elle apporte leur palme aux héros qui succombent,Du char des conquérants brise le frêle essieu,Marche en rêvant au bruit des empires qui tombent,Et dans tous les chemins montre les pas de Dieu.
La Liberté
Tu n’as rien toi, Tyrol, ni temples ni richesse,Ni poètes ni dieux, tu n’as rien, chasseresse !Mais l’amour de ton cœur s’appelle d’un beau nom :La liberté ! Qu’importe au fils de la montagnePour quel despote obscur, envoyé d’Allemagne,L’homme de la prairie écorche le sillon ?Ce n’est pas son métier de traîner la charrue ;Il couche sur la neige, il soupe quand il tue ;Il vit dans l’air du ciel qui n’appartient qu’à Dieu.L’air du ciel ! l’air de tous ! vierge comme le feu !Oui, la liberté meurt sur le fumier des villes.Oui, vous qui la plantez sur vos guerres civiles,Vous la semez en vain, même sur vos tombeaux :Il ne croît pas si bas, cet arbre aux verts rameaux.Il meurt dans l’air humain, plein de râles immondes ;Il respire celui que respirent les mondes,Montez, voilà l’échelle, et Dieu qui tend les bras.Montez à lui, rêveurs, il ne descendra pas.Prenez-moi la sandale et la pique ferrée :Elle est là sur les monts, la liberté sacrée.C’est là qu’à chaque pas l’homme la voit venir,Ou, s’il l’a dans le cœur, qu’il l’y sent tressaillir.
La Curée33.
I
Oh ! lorsqu’un lourd soleil chauffait les grandes dallesDes ponts et de nos quais déserts,Que les cloches hurlaient, que la grêle des ballesSifflait et pleuvait par les airs ;Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,Le peuple soulevé grondait,Et qu’au lugubre accent des vieux canons de fonteLa Marseillaise répondait,Certe, on ne voyait pas, comme au jour où nous sommes,Tant d’uniformes à la fois ;C’était sous des haillons que battaient les cœurs d’hommes,C’étaient alors de sales doigtsQui chargeaient les mousquets et renvoyaient la foudre ;C’était la bouche aux vils juronsQui mâchait la cartouche, et qui, noire de poudre,Criait aux citoyens : Mourons !
II
Quant à tous ces beaux fils aux tricolores flammes.Au beau linge, au frac élégant,Ces hommes en corset, ces visages de femmes,Héros du boulevard de Gand,Que faisaient-ils, tandis qu’à travers la mitraille,Et sous le sabre détesté,La grande populace et la sainte canaille.Se ruaient à l’immortalité ?Tandis que tout Paris se jonchait de merveilles,Ces messieurs tremblaient dans leur peau,Pâles, suant la peur, et la main aux oreilles,Accroupis derrière un rideau.…………………………….
V
Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère,Paris, si plein de majestéDans ce jour de tempête où le vent populaireDéracina la royauté ;Paris, si magnifique avec ses funérailles,Ses débris d’hommes, ses tombeaux,Ses chemins dépavés et ses pans de muraillesTroués comme de vieux drapeaux ;Paris, cette cité de lauriers toute ceinte,Dont le monde entier est jaloux,Que les peuples émus appellent tous la sainte,Et qu’ils ne nomment qu’à genoux,Paris n’est maintenant qu’une sentine impure,Un égout sordide et boueux,Où mille noirs courants de limon et d’ordureViennent traîner leurs flots honteux ;Un taudis regorgeant de faquins sans courage,D’effrontés coureurs de salons,Qui vont de porte on porte, et d’étage en étage,Gueusant quelque bout de galons ;Une halle cynique aux clameurs insolentes,Où chacun cherche à déchirerUn misérable coin des guenilles sanglantesDu pouvoir qui vient d’expirer.
VI
Ainsi, quand désertant sa bauge solitaire,Le sanglier, frappé de mort,Est là, tout palpitant, étendu sur la terre,Et sous le soleil qui le mord ;Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée,Ne bougeant plus en ses liens,Il meurt, et que la trompe a sonné la curéeÀ toute la meute des chiens,Toute la meute, alors, comme une vague immense,Bondit ; alors chaque mâtinHurle en signe de joie, et prépare d’avanceSes larges crocs pour le festin ;Et puis vient la cohue, et les abois férocesRoulent de vallons en vallons ;Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses,Tout s’élance, et tout crie : Allons !Quand le sanglier tombe et roule sur l’arène,Allons ! allons ! les chiens sont rois !Le cadavre est à nous ; payons-nous notre peine,Nos coups de dents et nos abois.Allons ! nous n’avons plus de valet qui nous fouailleEt qui se pende à notre cou :Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille,Et gorgeons-nous tout notre soûl !Et tous, comme ouvriers que l’on met à la tâche,Fouillent ces flancs à plein museau,Et de l’ongle et des dents travaillent sans relâche,Car chacun en veut un morceau ;Car il faut au chenil que chacun d’eux revienneAvec un os demi-rongé,Et que trouvant au seuil son orgueilleuse chienne,Jalouse et le poil allongé,Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne,Son os dans les dents arrêté,Et lui crie, en jetant son quartier de charogne :« Voici ma part de royauté ! »
Hymne au soleil
Roi du monde et du jour, guerrier aux cheveux d’or,Quelle main, te couvrant d’une armure enflammée,Abandonna l’espace à ton rapide essorEt traça dans l’azur ta route accoutumée ?Nul astre à tes côtés n’élève un front rival ;Les filles de la nuit à ton éclat pâlissent ;La lune devant toi fuit d’un pas inégal,Et ses rayons douteux dans les flots s’engloutissent.Sous les coups réunis de l’âge et des autansTombe du haut sapin la tête échevelée ;Le mont même, le mont, assailli par le temps,Du poids de ses débris écrase la vallée ;Mais les siècles jaloux épargnent ta beauté.Un printemps éternel embellit ta jeunesse,Tu t’empares des cieux en monarque indompté,Et les vœux de l’amour t’accompagnent sans cesse.Quand la tempête éclate et mugit dans les airs,Quand les vents font rouler, au milieu des éclairs,Le char retentissant qui porte le tonnerre,Tu parais, tu souris, et consoles la terre.Hélas ! depuis longtemps tes rayons glorieuxNe viennent plus frapper ma débile paupière !Je ne te verrai plus, soit que dans ta carrièreTu verses sur la plaine un océan de feux ;Soit que vers l’occident le cortége des ombresAccompagne tes pas, ou que les vagues sombresT’enferment dans le sein d’une humide prison !Mais, peut-être, ô soleil ! tu n’as qu’une saison ;Peut-être, en succombant sous le fardeau des âges,Un jour tu subiras notre commun destin,Tu seras insensible à la voix du matin,Et tu t’endormiras au milieu des nuages.
La Grèce
L’automne accourt, et sur son aile humideM’apporte encor de nouvelles douleurs.Toujours souffrant, toujours pauvre et timide,De ma gaité je vois pâlir les fleurs.Arrachez-moi des fanges de Lutèce ;Sous un beau ciel mes yeux devaient s’ouvrir.Tout jeune aussi je rêvais à la Grèce,C’est là, c’est là que je voudrais mourir.
En vain faut-il qu’on me traduise Homère :Oui, je fus Grec ; Pythagore a raison.Sous Périclès j’eus Athènes pour mère ;Je visitai Socrate en sa prison ;De Phidias j’encensai les merveilles ;De l’Ilissus j’ai vu les bords fleurir,J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles ;C’est là, c’est là que je voudrais mourir.
Dieu ! qu’un seul jour, éblouissant ma vue,Ce beau soleil me réchauffe le cœur !La liberté, que de loin je salue,Me crie : « Accours, Thrasybule est vainqueur. »Partons ! partons, la barque est préparée ;Mer, en ton sein garde-moi de périr.Laisse ma muse aborder au Pirée ;C’est là, c’est là que je voudrais mourir.
Daignez au port accueillir un barbare,Vierges d’Athène, encouragez ma voix,Pour vos climats je quitte un ciel avareOù le génie est l’esclave des rois.Sauvez ma lyre, elle est persécutée ;Et si mes chants pouvaient vous attendrir,Mêlez ma cendre aux cendres de Tyrtée :Sous ce beau ciel je suis venu mourir.
Les hautes cimes
Souvent, dans ma jeunesse, j’ai gravi les hautes montagnes. Elles ont sous leurs formes sévères un charme qui nous plaît. Il semble qu’en nous élevant avec elles, nous prenons un essor de l’âme plus haut, un regard plus profond, et ce n’est pas en vain que le poète a dit :
Jéhova de la terre a consacré les cimes.
Nous montions donc, ravis de notre jeunesse, émus du spectacle qui grandissait à tout moment sous nos pieds ; mais, à mesure que nous montions, légers et joyeux, quelque chose de la nature s’évanouissait devant nous. Le bruit et le vol des oiseaux devenaient rares, l’air s’agitait à travers un feuillage moins épais ; peu à peu même les arbres s’enfuyaient au-dessous de nous dans une perspective lointaine, et un gazon sans fleurs nous restait comme un dernier vestige de grâce et de fécondité. Bientôt ce n’était plus qu’une solitude âpre, morne, silencieuse, sans souffle, et, pour ainsi dire, sans respiration : la nôtre s’arrêtait aussi, et regardant, écoutant, nous nous disions sous le poids de la fatigue et de la stupeur : La nature est morte !
Que lui manquait-il donc ? Qui nous donnait cette impression funèbre à son égard ? Il lui manquait deux choses : le mouvement et la fécondité. La vie est un mouvement fécond, la mort est une immobilité stérile.
Les Catacombes de Rome
Il faut se représenter les Catacombes comme un labyrinthe de galeries souterraines qui s’étendent à des distances considérables sous les faubourgs et sous la campagne de Rome. On n’a pas compté moins de soixante de ces cimetières chrétiens, et les circonvallations qu’ils forment autour de l’ancienne Rome, à en croire la tradition populaire que répètent les pâtres de la campagne, s’étendraient jusqu’à la mer.
Mais, quand on descend dans ces lieux sans lumière, on est encore plus frappé de leur profondeur que de l’étendue sur laquelle ils se développent. On entre communément par d’anciennes carrières de pouzzolane qui ont servi, sans doute, à la construction des monuments de Rome et qui furent l’ouvrage des anciens. Mais au-dessous ou à côté de ces carrières, les chrétiens ont eux-mêmes creusé dans le tuf granulé, d’autres galeries d’une forme tout à fait différente qui ne pouvaient plus servir à l’extraction de la pierre, mais au seul but qu’ils se proposaient.
Toutes les galeries descendent à deux, trois, quatre étages, au-dessous de la surface du sol, c’est-à-dire à quatre-vingts, à cent pieds et plus encore ; elles serpentent en détours infinis, tantôt montent, tantôt descendent, comme pour fuir les pas des persécuteurs qui y sont engagés, qui pressent la foule des fidèles, qu’on entend déjà venir à droite et à gauche. Les parois de la muraille sont percées de niches oblongues, horizontales, comme les rayons d’une bibliothèque, car je ne trouve pas de comparaison plus juste : chaque rayon forme une sépulture qui sert, suivant sa profondeur, pour un ou plusieurs corps. Une fois la sépulture remplie, on fermait le rayon avec des blocs de marbre, des briques, avec tout ce que le hasard mettait sous la main de ces ouvriers persécutés. De distance en distance, ces longs corridors s’ouvrent sur des chapelles où pouvaient se célébrer les mystères, et sur des salles dans lesquelles l’enseignement se donnait aux catéchumènes et où s’accomplissaient les expiations des pénitents.
J’ai besoin de vous fournir immédiatement la preuve que ces grands ouvrages sont bien des premiers siècles persécutés. Nous en avons le témoignage dans Prudence et dans saint Jérôme, qui tous deux y étaient allés, plus d’une fois, vénérer les sépultures des martyrs, et qui en parlent avec autant d’épouvante que d’admiration. Saint Jérôme, jeune, étudiant à Rome avec toute l’ardeur de son âme, descendait chaque dimanche dans ces entrailles de la terre, et nous dit qu’alors revenait sans cesse à son esprit la parole du Prophète : Descendent ad infernum viventes, et ce vers de Virgile :
Horror ubique animos, simul ipsa silentia terrent,
mêlant ainsi les grandes traditions sacrées aux traditions profanes, image de la double éducation de Jérôme et de ses contemporains.
En effet, on aperçoit d’abord dans les Catacombes l’ouvrage de la terreur et de la nécessité. Mais si l’on y prend garde, c’est un ouvrage bien éloquent, et si les monuments, si l’architecture même n’a pas d’autre but que d’instruire les hommes et de les émouvoir, jamais aucune construction au monde n’a donné de si grandes et si terribles leçons. En effet, lorsque vous avez pénétré dans ces profondeurs de la terre, vous apprenez par force, ce qui est la grande leçon de la vie, à vous détacher de ce qui est visible, à vous détacher même de ce par quoi tout est visible, c’est-à-dire de la lumière. Le cimetière enveloppe tout, comme la mort enveloppe la vie, et ces oratoires mêmes ouverts à droite et à gauche, par intervalles, sont comme autant de jours ouverts sur l’immortalité, pour consoler un peu l’homme de la nuit dans laquelle il vit ici-bas. Ainsi, tout ce que l’architecture doit faire plus tard, elle le fait déjà ; elle instruit, elle émeut, elle pénètre.
La Mer
Les montagnes sont toutes divines ; elles portent l’empreinte de la main qui les a pétries. Mais que dire de la mer ou plutôt que n’en faut-il pas dire ? La grandeur infinie de la mer ravit dès le premier aspect ; mais il faut la contempler longtemps pour apprendre qu’elle a aussi cette autre partie de la beauté qu’on appelle la grâce. Homère le savait bien, et c’est pourquoi, s’il donnait à l’Océan des dieux terribles et des monstres, il le peuplait en même temps de nymphes et de sirènes enchanteresses.
J’ai vu le jour s’éteindre au fond du golfe de Gascogne, derrière les monts Cantabres, dont les lignes hardies se découpaient nettement sous un ciel très-pur. Ces montagnes plongeaient leur pied dans une bruine lumineuse et dorée qui flottait au-dessus des eaux. Les lames se succédaient azurées, vertes, quelquefois avec des teintes de lilas, de rose et de pourpre, et venaient mourir sur une plage de sable ou caresser les rochers qui encaissent la plage. Le flot montait contre l’écueil et jetait sa blanche écume où la lumière décomposée prenait toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Les gerbes capricieuses jaillissaient avec toute l’élégance de ces eaux que l’art fait jouer dans les jardins des rois. Mais ici, dans le domaine de Dieu, les jeux sont éternels. Chaque jour ils recommencent et varient chaque jour, selon la force des vents et la hauteur des marées. Ces mêmes vagues, si caressantes maintenant, ont des heures de colère où elles semblent déchaînées comme les chevaux de l’Apocalypse ; alors leurs blancs escadrons se pressent pour donner l’assaut aux falaises démantelées qui défendent la terre. Alors on entend des bruits terribles, et comme la voix de l’abîme redemandant la proie qui lui fut arrachée aux jours du déluge. Au-delà de cette variété inépuisable, apparaît l’immuable immensité. Pendant que des scènes toujours nouvelles animent le rivage, la pleine mer s’étend à perte de vue, image de l’infini, telle qu’au temps où la terre n’était pas encore et quand l’esprit de Dieu était porté sur les flots. David avait aussi admiré ce spectacle, et peut-être du haut du Carmel son regard embrassait-il les espaces mouvants de la Méditerranée, lorsqu’il s’écriait : « Les soulèvements de la mer sont admirables : Mirabiles elationes maris. »
Les Phares
Il est des ports dans lesquels un navigateur prudent n’entre jamais sans pilote ; il en existe où, même avec ce secours, on ne se hasarde pas à pénétrer de nuit. On concevra donc aisément combien il est indispensable, si l’on veut éviter d’irréparables accidents, qu’après le coucher du soleil, des signaux de feu bien visibles avertissent, dans toutes les directions, du voisinage de la terre. Il faut, de plus, que chaque navire aperçoive le signal d’assez loin pour qu’il puisse trouver, dans des évolutions souvent fort difficiles, les moyens de se maintenir à quelque distance du rivage jusqu’au moment où le jour paraîtra.
À cause de la rondeur de la terre, la portée d’un phare dépend de sa hauteur. À cet égard, on a toujours obtenu sans difficulté ce que les besoins de la navigation exigent : c’était une simple question de dépense. Le grand édifice, par exemple, dont le fameux architecte Sostrate de Cnide décora, près de trois siècles avant notre ère, l’entrée du port d’Alexandrie, ainsi que la plupart des phares construits par les Romains, s’élevaient bien au-dessus des tours modernes les plus célèbres. Mais, sous les rapports optiques, ces phares étaient peu remarquables ; les faibles rayons qui partaient des feux allumés en plein air à leur sommet avec du bois ou du charbon de terre, ne devaient jamais traverser les épaisses vapeurs qui, dans tous les climats, souillent les basses régions de l’atmosphère. Naguère, quant à la force de la lumière, les phares modernes étaient à peine supérieurs aux anciens. La première amélioration importante qu’ils aient reçue date de la lampe à double courant d’air d’Argand.
Quatre ou cinq lampes à double courant d’air réunies, donneraient, sans aucun doute, autant de clarté que les larges feux qu’entretenaient les Romains à si grands frais sur les tours élevées d’Alexandrie, de Pouzzoles, de Ravenne ; mais, en combinant ces lampes avec des miroirs réfléchissants, leurs effets naturels peuvent être prodigieusement agrandis.
La lumière des corps enflammés se répand uniformément dans toutes les directions : une portion tombe vers le sol, où elle se perd ; une portion différente s’élève et se dissipe dans l’espace. Le navigateur dont vous voulez éclairer la route profite des seuls rayons qui se sont élancés, à peu près horizontalement, de la lampe vers la mer ; tous les rayons, même horizontaux, dirigés du côté de la terre ont été produits en pure perte.
Cette zone de rayons horizontaux forme non-seulement une très-petite partie de la lumière totale, elle a de plus le grave inconvénient de s’affaiblir beaucoup par divergence, de ne porter au loin qu’une lueur à peine sensible. Détruire cet éparpillement fâcheux, profiter de toute la lumière de la lampe, tel était le double problème qu’on avait à résoudre pour étendre la portée, c’est-à-dire, l’utilité des phares ; les miroirs métalliques profonds, connus sous le nom de miroirs paraboliques, en ont fourni une solution satisfaisante.
Quand une lampe est placée au foyer d’un tel miroir, tous les rayons qui en émanent sont ramenés, par la réflexion qu’ils éprouvent sur les parois, à une direction commune ; leur divergence primitive est détruite ; ils forment, en sortant de l’appareil, un cylindre de lumière parallèle à l’axe du miroir. On ramène bien aussi vers l’horizon de la mer une multitude de rayons qui auraient été se perdre sur le sol, vers l’espace ou dans l’intérieur des terres : mais le cylindre de lumière réfléchie n’a plus que la largeur du miroir ; la zone qu’il éclaire a précisément les mêmes dimensions à toute distance, et à moins qu’on n’emploie beaucoup de miroirs pareils, diversement orientés, l’horizon contient de nombreux et larges espaces complétement obscurs, où le pilote ne reçoit jamais aucun signal. On a vaincu cette grave difficulté en imprimant, à l’aide d’un mécanisme d’horlogerie, un mouvement uniforme de rotation au miroir réfléchissant. Le faisceau sortant de ce miroir est alors successivement dirigé vers tous les points de l’horizon.
Chaque vaisseau aperçoit un instant et voit ensuite disparaître la lumière du phare ; d’après l’intervalle qui s’écoule entre deux apparitions ou deux éclipses successives de la lumière, le navigateur sait toujours quelle portion de la côte est en vue ; il ne se trouve plus exposé à prendre pour un phare telle planète, telle étoile de première grandeur, voisine de son lever ou de son coucher, ou tel feu accidentel allumé sur la côte par des pêcheurs, des bûcherons ou des charbonniers, méprises fatales, qui souvent ont été la cause des plus déplorables naufrages.
La Poésie
Chasser tout souvenir et fixer la pensée,Sur un bel axe d’or la tenir balancée,Incertaine, inquiète, immobile pourtant ;Éterniser peut-être un rêve d’un instant ;Aimer le vrai, le beau, chercher leur harmonie ;Écouter dans son cœur l’écho de son génie ;Chanter, rire, pleurer, seul, sans but, au hasard ;D’un sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard ;Faire un travail exquis, plein de crainte et de charme,Faire une perle d’une larme :Du poète ici-bas voilà la passion,Voilà son bien, sa vie et son ambition.
L’Âme du Poëte
Beau lac, j’ai vu, de ce bois sombre,Tes flots s’embraser au soleil ;Ils brillaient de couleurs sans nombre,De bleu, d’orangé, de vermeil.
Mais cet azur, ces roses vives,Cet or qui serpente là-bas,Ces rayons qui baignent tes rives,Ô lac, ne t’appartiennent pas !
Ce n’est pas de tes flots qu’émaneTa clarté si douce à mes yeux ;L’azur de ton sein diaphane,Beau lac, n’est qu’un reflet des cieux.
Sur ton lit de roc et de sable,Tu n’as reçu, pour don natal,Que ta transparence immuableEt tes profondeurs de cristal.
Les couleurs dont ton eau rayonne,Le soleil en toi répété,Cet éclat qu’un beau jour te donne,Tu les dois à ta pureté.
À tes ondes immaculéesComme les neiges des sommets :Dans la source et l’âme troubléesLes cieux ne se peignent jamais.
Toi donc, si tu veux, ô poète,Vivant miroir de l’univers,Qu’animant ton œuvre imparfaite,Le vrai soleil brille en tes vers ;
Si tu veux qu’à travers ses voiles,Un meilleur monde, en souriant,Reflète en ton sein les étoilesEt les roses de l’Orient ;
Que l’homme à ta voix se console,Et, comme au bord de ce lac bleu,Qu’il se penche sur ta parolePour voir passer l’esprit de Dieu ;
Qu’enfin l’adorable natureRespire et vive en tes tableaux...— Garde ton âme toujours pureEt profonde comme ces eaux.
Le Blé
Le blé est une plante que l’homme a changée au point qu’elle n’existe nulle part à l’état de nature : on voit bien qu’il a quelque rapport avec l’ivraie, avec les gramens et quelques autres herbes des prairies, mais on ignore à laquelle on doit le rapporter ; et comme il se renouvelle tous les ans ; comme, servant de nourriture à l’homme, il est de toutes les plantes celle qu’il a le plus travaillée, il est aussi de toutes les plantes celle dont la nature est le plus altérée. L’homme peut donc non seulement faire servir à ses besoins tous les individus de l’univers, mais, avec le temps, changer, modifier et perfectionner les espèces, c’est le plus beau droit qu’il ait sur la nature. Avoir transformé une herbe stérile en blé est une espèce de création dont cependant il ne doit pas s’enorgueillir, puisque ce n’est qu’à la sueur de son front et par des cultures réitérées qu’il peut tirer du sein de la terre ce pain souvent si amer, qui fait sa subsistance.
Le Bocage
Le Bocage comprend une partie du Poitou, de l’Anjou et du comté Nantais.
Ce pays diffère par son aspect, et plus encore par les mœurs de ses habitants, de la plupart des provinces de France. Il est formé de collines en général assez peu élevées, qui ne se rattachent à aucune chaîne de montagnes. Les vallées sont étroites et peu profondes. De fort petits ruisseaux y coulent dans des directions variées : les uns se dirigent vers la Loire, quelques-uns vers la mer ; d’autres se réunissent en débouchant dans la plaine, et forment de petites rivières. Il y a partout beaucoup de rochers de granit. On conçoit qu’un terrain qui n’offre ni chaînes de montagnes, ni rivières, ni vallées étendues, ni même une pente générale, doit être comme une sorte de labyrinthe. Rarement on trouve des hauteurs assez élevées au-dessus des autres coteaux pour servir de point d’observation et commander le pays.
Cependant en approchant de Nantes, le long de la Sèvre, la contrée prend un coup d’œil qui a quelque chose de plus grand. Les collines sont plus hautes et plus escarpées. Cette rivière est rapide et profondément encaissée ; elle roule à travers des masses de rochers, dans des vallons resserrés. Le Bocage n’est plus seulement agreste : il offre là un coup d’œil triste et sauvage. Au contraire, en tirant plus à l’est, dans les cantons qui sont voisins des bords de la Loire, le pays est plus ouvert, les pentes mieux ménagées, et les vallées forment d’assez vastes plaines.
Le Bocage, comme l’indique son nom, est couvert d’arbres. On y voit peu de grandes forêts ; mais chaque champ, chaque prairie, est entourée d’une haie vive qui s’appuie sur des arbres plantés irrégulièrement et fort rapprochés. Ils n’ont point un tronc élevé ni de vastes rameaux. Tous les cinq ans, on coupe leurs branchages et on laisse nue une tige de douze ou quinze pieds. Ces enceintes ne renferment jamais un grand espace. Le terrain est fort divisé ; il est peu fertile en grains. Souvent des champs assez étendus restent longtemps incultes. Ils se couvrent alors de grands genêts ou d’ajoncs épineux. Toutes les vallées et même les dernières pentes des coteaux sont couvertes de prairies. Vue d’un point élevé, la contrée paraît toute verte ; seulement au temps des moissons, des carreaux jaunes se montrent de distance en distance entre les haies. Quelquefois les arbres laissent voir le toit aplati et couvert de tuiles rouges de quelques bâtiments, ou la pointe d’un rocher qui s’élève au-dessus des branches. Presque toujours cet horizon de verdure est très-borné.
Le Riche et le Pauvre
Gitona le teint frais, le visage plein, et les joues pendantes, l’œil fixe et assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée : il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne goûte que médiocrement tout ce qu’il lui dit ; il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut ; il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu’un autre : il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il s’arrête, et l’on s’arrête ; il continue de marcher, et l’on marche ; tous se règlent sur lui ; il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole ; on ne l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler, on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front par fierté ou par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du temps ; il se croit des talents et de l’esprit : il est riche.
Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre ; il dort peu, et d’un sommeil fort léger ; il est abstrait, rêveur, et il a, avec de l’esprit, l’air d’un stupide ; il oublie de dire ce qu’il sait ou de parler d’événements qui lui sont connus ; et, s’il le fait quelquefois, il s’en tire mal : il croit peser à ceux à qui il parle ; il conte brièvement, mais froidement ; il ne se fait pas écouter. Il ne fait point rire ; il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis, il court, il vole pour leur rendre de petits services ; il est complaisant, flatteur, empressé ; il est mystérieux sur ses affaires, quelquefois menteur ; il est superstitieux, scrupuleux, timide ; il marche doucement et légèrement, il semble craindre de fouler la terre ; il marche les yeux baissés et il n’ose les lever sur ceux qui passent ; il n’est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir ; il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et il se retire si on le regarde. Il n’occupe point de lieu, il ne tient point de place ; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n’être point vu ; il se replie, et se renferme dans son manteau ; il n’y a point de rues ni de galeries si embarrassées et si remplies de monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s’asseoir, il se met à peine sur le bord d’un siége ; il parle bas dans la conversation, et il articule mal ; libre néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement prévenu des ministres et du ministère. Il n’ouvre la bouche que pour répondre ; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur soi, et il attend qu’il soit seul pour éternuer, ou si cela lui arrive, c’est à l’insu de la compagnie ; il n’en coûte à personne ni salut, ni compliment : il est pauvre.
Les Parvenus
Ni les troubles, Zénobie, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence : vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice : l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante ; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choisir une plus belle demeure ; la campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l’airain et le porphyre ; les grues et les machines gémissent dans l’air, et font espérer, à ceux qui voyagent vers l’Arabie, de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter, avant de l’habiter vous et les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande reine : employez-y l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et, après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par le péage de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison pour l’embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune.
Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux, vous enchantent, et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède : il n’est plus, il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous ; il n’y a jamais eu un jour serein ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit : ses créanciers l’en ont chassé ; il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement.
Philosophe
Je vais, Clitiphon, à votre porte ; le besoin que j’ai de vous me chasse de mon lit et de ma chambre : plût aux dieux que je ne fusse ni votre client ni votre fâcheux ! Vos esclaves me disent que vous êtes enfermé, et que vous ne pouvez m’écouter que d’une heure entière. Je reviens avant le temps qu’ils m’ont marqué, et ils me disent que vous êtes sorti. Que faites-vous, Clitiphon, dans cet endroit le plus reculé de votre appartement, de si laborieux qui vous empêche de m’entendre ? Vous enfilez quelques mémoires, vous collationnez un registre, vous signez, vous paraphez ; je n’avais qu’une chose à vous demander, et vous n’aviez qu’un mot à me répondre, oui ou non. Voulez-vous être rare ? Rendez service à ceux qui dépendent de vous : vous le serez davantage par cette conduite que par ne vous pas laisser voir. Ô homme important et chargé d’affaires, qui, à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet ! le philosophe est accessible40. Je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter : j’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes : mon antichambre n’est pas faite pour s’y ennuyer en m’attendant ; passez jusqu’à moi sans me faire avertir. Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Pariez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! Le manieur d’argent, l’homme d’affaires, est un ours qu’on ne saurait apprivoiser ; on ne le voit dans sa loge qu’avec peine. Que dis-je ? on ne le voit point ; car d’abord on ne le voit pas encore, et bientôt on ne le voit plus. L’homme de lettres, au contraire, est trivial comme une borne au coin des places ; il est vu de tous, et à toute heure, et en tous états, à table, au lit, nu, habillé, sain ou malade : il ne peut être important, et il ne le veut point être.
Clazomène41
Clazomène a eu l’expérience de toutes les misères de l’humanité. Les maladies l’ont assiégé dès son enfance et l’ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeunesse. Né pour des chagrins plus secrets, il a eu de la hauteur et de l’ambition dans la pauvreté. Il s’est vu dans ses disgrâces méconnu de ceux qu’il aimait. L’injure a flétri sa vertu, et il a été offensé de ceux dont il ne pouvait prendre de vengeance. Ses talents, son travail continuel, son application à bien faire, n’ont pu fléchir la dureté de sa fortune. Sa sagesse n’a pu le garantir de faire des fautes irréparables. Il a souffert le mal qu’il ne méritait pas, et celui que son imprudence lui a attiré. Lorsque la fortune a paru se lasser de le poursuivre, la mort s’est offerte à sa vue. Ses yeux se sont fermés à la fleur de son âge ; et, quand l’espérance trop lente commençait à flatter sa peine, il a eu la douleur insupportable de ne pas laisser assez de bien pour payer ses dettes, et n’a pu sauver sa vertu de cette tache. Si l’on cherche quelque raison d’une destinée si cruelle, on aura, je crois, de la peine à en trouver. Faut-il demander la raison pourquoi des joueurs très-habiles se ruinent au jeu, pendant que d’autres hommes y font leur fortune ? ou pourquoi l’on voit des années qui n’ont ni printemps ni automne, où les fruits de l’année sèchent dans leur fleur ? Toutefois, qu’on ne pense pas que Clazomène eût voulu changer sa misère pour la prospérité des hommes faibles. La fortune peut se jouer de la sagesse des gens vertueux ; mais il ne lui appartient pas de fléchir leur courage.
Les Athéniens
Les Athéniens sont grands faiseurs de nouveautés, également vifs à concevoir et à réaliser par l’exécution ce qu’ils ont conçu. Vainqueurs de leurs ennemis, ils vont à tout ; vaincus, ils s’abattent au dernier degré ; ils usent de leur corps au service public, comme de la chose qui leur est la plus étrangère, et de leur esprit comme d’une propriété qui appartient à la patrie et doit sans cesse être en action pour elle N’emportent-ils pas ce qu’ils ont projeté, ils se croient dépouillés d’un bien à eux. Une fois maîtres de ce qu’ils poursuivent, ils en font peu de cas, par comparaison aux choses à venir. Échouent-ils au contraire dans quelque entreprise, ils ont aussitôt rempli ce vide en se faisant une espérance inverse. Seuls en effet, la chose dont ils ont l’idée, ils la tiennent en même temps qu’ils l’espèrent, par leur promptitude de main à exécuter ce qu’ils résolvent ; et tout cela, ils le font à travers des peines et des périls renouvelés toute leur vie. Ils jouissent peu des biens présents, par cela qu’ils y voient possession toujours uniforme, et que pour eux il n’y a jour de fête que celui où ils achèvent une œuvre nouvelle, ne regardant pas la tranquillité sans trouble comme un moindre mal que l’agitation sans relâche, de sorte que si quelqu’un disait d’eux, en général, qu’ils sont mis au monde pour n’avoir jamais de repos et pour n’en laisser jamais aux autres hommes, il dirait juste.
Invocation à la Bretagne
Ô landes ! ô forêts ! pierres sombres et hautes,Bois qui couvrez nos champs, mers qui battez nos côtes,Villages où les morts errent avec les vents,Bretagne ! d’où te vient l’amour de tes enfants ?Des villes d’Italie, où j’osai, jeune et svelte,Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte,J’arrivai, plein des feux de leur volcan sacré,Mûri par leur soleil, de leurs arts enivré ;Mais dès que je sentis, ô ma terre natale,L’odeur qui des genêts et des landes s’exhale,Lorsque je vis le flux et reflux de la merEt les tristes sapins se balancer dans l’air ;Adieu les orangers, les marbres de Carrare,Mon instinct l’emporta, je redevins barbare,Et j’oubliai les noms des antiques hérosPour chanter les combats des loups et des taureaux
La Vie de famille
Je n’ai jamais goûté avec autant d’intensité et de recueillement le bonheur de la vie de famille. Jamais ce parfum qui circule dans tous les appartements d’une maison pieuse et heureuse ne m’a si bien enveloppé. C’est comme un nuage d’encens invisible que je respire sans cesse. Tous ces menus détails de la vie intime, dont l’enchaînement constitue la journée, sont pour moi autant de nuances d’un charme continu qui va se développant d’un bout à l’autre du jour.
Le salut du matin qui renouvelle en quelque sorte le plaisir de la première arrivée ; le déjeuner, repas dans lequel on fête immédiatement le bonheur de s’être retrouvés ; la promenade qui suit, sorte de salut et d’adoration que nous allons rendre à la nature ; notre rentrée et notre clôture dans une chambre toute lambrissée à l’antique, donnant sur la mer, inaccessible au bruit du ménage, en un mot, vrai sanctuaire du travail ; le dîner qui nous est annoncé, non par le son de la cloche qui rappelle trop le collége ou la grande maison, mais par une voix douce ; la gaieté, les vives plaisanteries, les causeries ondoyantes qui flottent sans cesse durant le repas ; le feu pétillant de branches sèches autour duquel nous pressons nos chaises ; les douces choses qui se disent à la chaleur de la flamme qui bruit tandis que nous causons ; et, s’il fait soleil, la promenade au bord de la mer qui voit venir à elle une mère, son enfant dans les bras ; les lèvres roses de la petite fille qui parlent en même temps que les flots ; quelquefois les larmes qu’elle verse, et les cris de sa douleur enfantine sur le rivage de la mer ; nos pensées à nous, en considérant la mère et l’enfant qui se sourient, ou l’enfant qui pleure et la mère qui tâche de l’apaiser avec la douceur de ses caresses et de sa voix ; l’Océan qui va toujours roulant son train de vagues et de bruits ; les branches mortes que nous coupons en nous en allant çà et là dans le taillis, pour allumer au retour un feu prompt et vif ; ce petit travail de bûcheron qui nous rapproche de la nature et nous rappelle l’ardeur singulière de M. Féli pour le même labeur ; les heures d’étude et d’épanchement poétique, qui nous mènent jusqu’au souper ; ce repas qui nous appelle avec la même douce voix et se passe dans les mêmes joies que le dîner, mais moins éclatantes, parce que le soir voile tout, tempère tout ; la soirée qui s’ouvre par l’éclat d’un feu joyeux, et, de lecture en lecture, de causeries en causeries, va expirer dans le sommeil ; à tous les charmes d’une telle journée ajoutez je ne sais quel rayonnement angélique, quel prestige de paix, de fraîcheur et d’innocence, que répandent la tête blonde, les yeux bleus, la voix argentine, les ris, les petites moues pleines d’intelligence d’un enfant qui, j’en suis sûr, fait envie à plus d’un ange, qui vous enchante, vous séduit, vous fait raffoler avec un léger mouvement de ses lèvres, tant il y a de puissance dans la faiblesse ! à tout cela ajoutez enfin les rêves de l’imagination, et vous serez loin encore d’avoir atteint la mesure de toutes ces félicités intimes.
Les Âges de la vie
De chaque âge, avec soin, retracez nous les mœurs.Peignez de leurs couleurs la vieillesse et l’enfance.Cet enfant, qui déjà s’exprime avec aisance,Et dont le pied plus sûr marque un peu mieux ses pas,Cherche avec ses pareils de folâtres ébats ;Sa colère naît vite, elle est bientôt passée,Et chaque instant qui fuit voit changer sa pensée.Le jeune homme, affranchi d’un censeur ennuyeux,Aime le champ de Mars, les coursiers, et les jeux,Est vain, facile au mal, rétif à la censure,Imprévoyant, léger, prodigue, sans mesure.Changeant dans l’âge mûr de soins et de désirs,L’homme fuit l’imprudence, et craint les repentirs ;Il cherche les honneurs, les amis, la richesse.Des défauts importuns assiégent la vieillesse ;Elle désire, et n’ose, et ne sait plus jouir.Difficile, grondeur, ennemi du plaisir,Lent dans tout ce qu’il fait, le vieillard se tourmente,Gourmande avec chagrin la jeunesse imprudente,Et, ne sachant jamais que vanter son printemps,N’ose sur l’avenir lever des yeux mourants.Ainsi fuit loin de nous, aux jours de notre automne,Cette foule de biens que le printemps nous donne.
L’Enfance
Ni les premiers feux du jour naissant, ni le printemps en sa première verdure, ni la rose en ses premiers parfums, ni le premier chant du rossignol dans les nuits d’avril ou de mai, non, rien, absolument rien dans la nature ou dans l’art, n’égale la beauté, la pureté, la grâce incomparable de l’enfant. Et rien, non, rien dans la religion elle-même, n’attire vers Dieu, ne révèle Dieu, comme la foi et la bonne foi de l’enfant, comme son cœur, sa voix et son regard ; ce cœur si innocent et si passionné, qui veut tout avoir parce qu’il se donne tout entier, et tout savoir parce qu’il n’a rien à cacher : cette voix d’une mélodie si candide et si suave, qui parle à l’homme comme il faudrait toujours parler à Dieu ; ce regard serein et doux, naïf et lumineux, qui plonge sans efforts dans les profondeurs du ciel ! Leurs anges voient toujours Dieu, a dit Notre-Seigneur ; eux, ils n’en savent rien, mais ils en vivent et tressaillent de joie dans cette lumière, où ils croissent pleins de pressentiments, de germes, de ravissants élans. Ceux qui les aiment et qui ne vivent plus que de cet amour, sont parfois baignés, eux aussi, dans cette céleste lumière. La sagesse des nations a dit : Si jeunesse savait ! si vieillesse pouvait ! Or, le père qui aime, le vieux père, possède à la fois la science et la puissance : il sait et il peut aimer sans limite comme sans reproche… Je m’arrête de peur que ces lignes n’aillent navrer quelque cœur désespéré de n’avoir pas connu cette félicité ou, l’ayant connue, de l’avoir perdue sans retour.
La Jeunesse
Les jeunes gens dans leurs mœurs sont pleins de désirs, et ce qu’ils désirent, ils osent le faire ; ils sont inconstants dans leurs désirs et prompts à se dégoûter ; car leur volonté, semblable à la faim et à la soif des malades, a plus de vivacité que de force. Ils sont colères, emportés, et, s’abandonnant à leur fougue, ils ne peuvent se rendre maîtres de leur colère ; avides d’honneurs, ils ne supportent pas d’être comptés pour rien et ils s’indignent quand ils croient qu’on a des torts envers eux. Ils recherchent les distinctions, moins pourtant que la victoire ; car la jeunesse veut s’élever, et la victoire est une prééminence. Ils sont avides de ces deux biens plus que de l’argent ; ils n’attachent aucun prix à l’argent, parce qu’ils n’ont pas fait encore l’épreuve du besoin. Ils ne sont pas méchants, mais simples et candides, parce qu’ils n’ont pas encore eu le spectacle de nombreuses perversités ; confiants, parce qu’ils n’ont pas été trompés souvent ; pleins d’espérance, parce que leur nature bouillante ressemble à l’ivresse du vin, et que d’ailleurs ils n’ont pas encore éprouvé beaucoup de mécomptes46. Le plus souvent ils vivent d’espérances, car l’espérance appartient à l’avenir, comme le souvenir au passé. Pour les jeunes gens l’avenir est long et le passé est court ; car au matin de la vie, on croit n’avoir à se souvenir de rien, mais au contraire tout à espérer, et par là même on se laisse facilement tromper, car on espère facilement. Dans la jeunesse on a plus de courage, parce qu’on est porté à la colère et à l’espérance ; la première fait que nous ne craignons pas, la seconde que nous avons confiance. Les jeunes gens sont portés à rougir, car ils pensent qu’il n’y a de beau que ce que la loi leur apprend à regarder comme tel. Ils sont magnanimes parce qu’ils n’ont pas encore été rapetissés par la vie et qu’ils n’ont pas subi l’épreuve du besoin ; il y a d’ailleurs de la magnanimité à se croire digne de grandes choses et ce sentiment naît dans l’âme qui espère. Dans leur conduite ils préfèrent le beau à rutile ; leur vie est plus honnête que calculée, car le calcul poursuit l’utile et la vertu, le beau. À cet âge plus qu’à tout autre, ils aiment leurs amis et leurs camarades, parce qu’ils se plaisent à vivre en compagnie et que ne jugeant rien d’après la règle de l’utile, ce n’est pas d’après cette règle qu’ils jugent leurs amis. Toutes les fois qu’ils pèchent c’est par excès et par ardeur ; ils ne suivent pas la maxime de Chilon47, ils font tout avec excès. Il y a excès dans leur amitié, dans leur haine et dans tout le reste également. Ils croient tout savoir et affirment avec force ; c’est la cause de l’excès qu’ils mettent en tout. S’ils font mal, c’est par envie d’offenser et non par méchanceté. Ils sont portés à la pitié, parce qu’ils croient tous les hommes honnêtes et meilleurs qu’ils ne sont ; et cela, parce qu’appliquant au prochain la mesure de leur innocence, ils pensent qu’il souffre sans le mériter. Ils aiment à rire, ce qui fait aussi qu’ils sont railleurs, la raillerie étant une offense polie. Voilà quelles sont les mœurs des jeunes gens.
L’Amour paternel
Avec les premières ombres de la vieillesse, le sentiment de la paternité descend dans notre cœur et prend possession du vide qu’y ont laissé ses précédentes affections. Ce n’est pas une décadence, gardez-vous de le croire ; après le regard de Dieu sur le monde, rien n’est plus beau que le regard du vieillard sur l’enfant, regard si pur, si tendre, si désintéressé, et qui marque dans notre vie le point même de la perfection et de la plus haute similitude avec Dieu. Le corps baisse avec l’âge, l’esprit peut-être aussi, mais non pas l’âme, par laquelle nous aimons. La paternité est autant supérieure à l’amour que l’amour lui-même est supérieur à l’amitié. La paternité couronne la vie. Ge serait l’amour sans tache et plein, si de l’enfant au père il y avait le retour égal de l’ami à l’ami, de l’époux à l’épouse ; mais il n’en est rien. Quand nous étions enfants, on nous aimait plus que nous n’aimions, et, devenus vieux, nous aimons à notre tour plus que nous ne sommes aimés. Il ne faut pas s’en plaindre. Vos enfants reprennent le chemin que vous avez suivi vous-mêmes, le chemin de l’amitié, le chemin de l’amour, traces ardentes qui ne leur permettent pas de récompenser cette passion à cheveux blancs que nous appelons la paternité. C’est l’honneur de l’homme de retrouver dans ses enfants l’ingratitude qu’il eut pour ses pères et de finir ainsi, comme Dieu, par un sentiment désintéressé.
De l’esprit
On consultait un homme, qui avait quelque connaissance du cœur humain, sur une tragédie qu’on devait représenter ; il répondit qu’il y avait tant d’esprit dans cette pièce qu’il doutait de son succès. Quoi ! dira-t-on, est-ce là un défaut, dans un temps où tout le monde veut avoir de l’esprit, où l’on n’écrit que pour montrer qu’on en a, où le public applaudit même aux pensées les plus fausses, quand elles j sont brillantes ? Oui, sans doute, on applaudira le premier jour, et on s’ennuiera le second.
Ce qu’on appelle esprit est tantôt une comparaison nouvelle, tantôt une allusion fine : ici, l’abus d’un mot qu’on présente dans un sens, et qu’on laisse entendre dans un autre ; là, un rapport délicat entre deux idées peu communes : c’est une métaphore singulière, c’est une recherche de ce qu’un objet ne présente pas d’abord, mais de ce qui est en effet dans lui : c’est l’art, ou de réunir deux choses éloignées, ou de diviser deux choses qui paraissent se joindre, ou de les opposer Tune à l’autre ; c’est celui de ne dire qu’à moitié la pensée pour la laisser deviner ; enfin, je vous parlerais de toutes les différentes façons de montrer de l’esprit, si j’en avais davantage.
Mais tous ces brillants (et je ne parle pas des faux brillants) ne conviennent point ou conviennent fort rarement à un ouvrage sérieux, et qui doit intéresser. La raison en est qu’alors c’est l’auteur qui paraît, et que le public ne veut voir que le héros. Or, ce héros est toujours ou dans la passion ou en danger. Le danger et les passions ne cherchent point l’esprit. Priam et Hécube ne font point d’épigrammes, quand leurs enfants sont égorgés dans Troie embrasée. Didon ne soupire point en madrigaux, en volant au bûcher sur lequel elle va s’immoler ; Démosthène n’a point de jolies pensées, quand il anime les Athéniens à la guerre ; s’il en avait il serait un rhéteur, et il est un homme d’État.
Ces jeux de l’imagination, ces finesses, ces tours, ces traits saillants, ces gaietés, ces petites sentences coupées, ces familiarités ingénieuses qu’on prodigue aujourd’hui, ne conviennent qu’aux petits ouvrages de pur agrément. La façade du Louvre, de Perrault, est simple et majestueuse. Un cabinet peut recevoir avec grâce de petits ornements. Ayez autant d’esprit que vous voudrez, ou que vous pourrez, dans un madrigal, dans des vers légers, dans une scène de comédie, qui ne sera ni passionnée ni naïve ; dans un compliment, dans un petit roman, dans une lettre, où vous vous égayerez, pour égayer vos amis. Mais une pensée fine, ingénieuse, une comparaison juste et fleurie, est un défaut, quand la raison seule ou la passion doivent parler, ou bien quand on doit traiter de grands intérêts ; ce n’est pas alors du faux bel-esprit, mais c’est de l’esprit déplacé, et toute beauté hors de sa place cesse d’être beauté.
Troisième partie.
Genre dramatique. — Genre oratoire
Récit de Médée
Je vivais innocente, adorée,Heureuse ! Un jour, s’avance en notre âpre contréeUn jeune homme cherchant sous ce ciel étrangerCe que cherche un héros, la gloire et le danger.Il demande mon père… il entre… Ô misérable !Dieux cruels ! mal sacré ! Vénus impitoyable !À son premier regard, avant qu’il eût parlé,Une stupeur muette au cœur me prend ! Troublé,Mon œil flotte au hasard : une âpre inquiétudeMe tourmente… Mon cœur fléchit de lassitude…Je souffre !… Mais il parle !… et bientôt… et soudain,Un torrent de bonheur coule à flots dans mon sein !Comme si quelque dieu m’eût jetée en délire,Je sentais, malgré moi, ma bouche lui sourire,Et les yeux ardemment attachés à ses traits,J’écoutais ! j’aspirais ! je regardais !… j’aimais !…
……… Dès lors, je n’eus qu’une pensée,Son salut ! Pour armer sa valeur insensée,Il fallait dépouiller mon père… je le fis !Trahir notre cité, nos dieux… je les trahis !Mais que devins-je, hélas ! quand, après sa victoire,Il me dit tout en pleurs : Viens, je te dois ma gloire,Viens ! je t’aime ! fuyons !………
Va-t’en ! disais-je, va ! Notre amour est fatal !Viens, me répondait-il, ou bien je meurs ! Dans l’ombreJe m’élance à travers le palais vaste et sombre ;Mais avec désespoir il s’attachait à moi,Me répétant : Je meurs si je repars sans toi !Ô nuit ! terrible nuit ; nuit d’adieux et d’alarmes !Je les parcourais tous, en les baignant de larmes,Ces lieux, ces lieux aimés, où pendant dix-sept ansMes jours avaient coulé comme un jour de printemps ;Je m’attachais aux murs, aux meubles de famille,Je baisais à genoux mon lit de jeune fille,Sanglotant et criant… Ah ! pourquoi donc, pourquoiLes dieux, héros fatal, t’ont-ils conduit vers moi ?Mais, hélas ! quel surcroît d’angoisse et de misère,Quand j’entrai dans la chambre où reposait ma mère !Que je m’agenouillai, sans bruit, à ce chevetOù près d’elle souvent mon sommeil s’achevait,Et que tout à côté de sa tête si chèreDéposant mes cheveux en offrande… Ô ma mère !Patrie !… amis !… parents !… êtres chers et sacrés,Voyez, voyez mon sort, et vous pardonnerez !
Querelle entre Agamemnon et Achille
ACHILLE.
Un bruit assez étrange est venu jusqu’à moi,Seigneur ; je l’ai jugé trop peu digne de foi.On dit, et sans horreur je ne puis le redire,Qu’aujourd’hui par votre ordre Iphigénie expire ;Que vous-même, étouffant tout sentiment humain,Vous l’allez à Calchas livrer de votre main.On dit que, sous mon nom à l’autel appelée,Je ne l’y conduisais que pour être immolée ;Et que, d’un faux hymen nous abusant tous deux,Vous vouliez me charger d’un emploi si honteux.Qu’en dites-vous, seigneur ? Que faut-il que j’en pense ?Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense ?AGAMEMNON.
Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins,Ma fille ignore encor mes ordres souverains ;Et, quand il sera temps qu’elle en soit informée,Vous apprendrez son sort : j’en instruirai l’armée.ACHILLE.
Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.AGAMEMNON.
Pourquoi le demander, puisque vous le savez ?ACHILLE.
Pourquoi je le demande ? Ô ciel ! le puis-je croire,Qu’on ose des fureurs avouer la plus noire ?Vous pensez qu’approuvant vos desseins odieux,Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ?AGAMEMNON.
Mais vous, qui me parlez d’une voix menaçante,Oubliez-vous ici qui vous interrogez ?ACHILLE.
Oubliez-vous qui j’aime et qui vous outragez ?AGAMEMNON.
Et qui vous a chargé du soin de ma famille ?Ne pourrai-je, sans vous, disposer de ma fille ?Ne suis-je plus son père ? Êtes-vous son époux ?Et ne peut elle…ACHILLE.
Non, elle n’est plus à vous :On ne m’abuse point par des promesses vaines.Tant qu’un reste de sang coulera dans mes veines,Vous deviez à mon sort unir tous ses moments,Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.Et n’est-ce pas pour moi que vous l’avez mandée ?AGAMEMNON.
Plaignez-vous donc aux dieux qui me l’ont demandée :Accusez et Calchas et le camp tout entier,Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier.ACHILLE.
Moi !AGAMEMNON.
Vous, qui, de l’Asie embrassant la conquête,Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête ;Vous, qui, vous offensant de mes justes terreurs,Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.Mon cœur pour la sauver vous ouvrait une voie ;Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.Je vous fermais le champ où vous voulez courir ;Vous le voulez, partez : sa mort va vous l’ouvrir.ACHILLE.
Juste ciel ! puis-je entendre et souffrir ce langage ?Est-ce ainsi qu’au parjure on ajoute l’outrage ?Moi, je voulais partir aux dépens de ses jours ?Et que m’a fait, à moi, cette Troie où je cours ?Au pied de ses remparts quel intérêt m’appelle ?Pour qui, sourd à la voix d’une mère immortelle,Et d’un père éperdu négligeant les avis,Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur fils ?Jamais vaisseaux partis des rives du ScamandreAux champs thessaliens osèrent-ils descendre ?Et jamais dans Larisse un lâche ravisseurMe vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur ?Qu’ai-je à me plaindre ? Où sont les pertes que j’ai faites ?Je n’y vais que pour vous, barbare que vous êtes ;Pour vous à qui des Grecs moi seul je ne dois rien ;Vous que j’ai fait nommer et leur chef et le mien ;Vous que mon bras vengeait dans Lesbos enflammée,Avant que vous eussiez assemblé votre armée.Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?Depuis quand pense-t-on qu’inutile à moi-même,Je me laisse ravir une épouse que j’aime ?Seul, d’un honteux affront votre frère blessé,A-t-il droit de venger son amour offensé ?Votre fille me plut, je prétendis lui plaire ;Elle est de mes serments seule dépositaire :Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats,Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.Qu’il poursuive, s’il veut, son épouse enlevée ;Qu’il cherche une victoire à mon sang réservée ;Je ne connais Priam, Hélène, ni Paris :Je voulais votre fille, et ne pars qu’à ce prix.AGAMEMNON.
Fuyez donc : retournez dans votre Thessalie.Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.Assez d’autres viendront, à mes ordres soumis,Se couvrir des lauriers qui vous furent promis ;Et, par d’heureux exploits forçant la destinée,Trouveront d’Ilion la fatale journée.J’entrevois vos mépris, et juge, à vos discours,Combien j’achèterais vos superbes secours.De la Grèce déjà vous vous rendez l’arbitre :Ses rois, à vous ouïr, m’ont paré d’un vain titre.Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.Un bienfait reproché tint toujours lieu d’offenseJe veux moins de valeur et plus d’obéissance.Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux ;Et je romps tous les nœuds qui m’attachent à vous.ACHILLE.
Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère :D’Iphigénie encor je respecte le père.Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de roisM’aurait osé braver pour la dernière fois.Je ne dis plus qu’un mot : c’est à vous de m’entendre :J’ai votre fille ensemble et ma gloire à défendre :Pour aller jusqu’au cœur que vous voulez percer,Voilà par quel chemin vos coups doivent passer.
Dénouement d’Iphigénie
ARCAS.
N’en doutez point, madame, un dieu combat pour vous.Achille, en ce moment, exauce vos prières ;Il a brisé des Grecs les trop faibles barrières :Achille est à l’autel. Calchas est éperdu :Le fatal sacrifice est encore suspendu.On se menace, on court, l’air gémit, le fer brille.Achille fait ranger autour de votre filleTous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.Le triste Agamemnon, qui n’ose l’avouer,Pour détourner ses yeux des meurtres qu’il présage,Ou pour cacher ses pleurs, s’est voilé le visage ;Venez, puisqu’il se tait, venez, par vos discours,De votre défenseur appuyer le secours.Lui-même de sa main, de sang toute fumante,Il veut entre vos bras remettre son amante ;Lui-même il m’a chargé de conduire vos pas :Ne craignez rien.CLYTEMNESTRE.
Moi, craindre ! Ah ! courons, cher Arcas,Le plus affreux péril n’a rien dont je pâlisse,J’irai partout… Mais, dieux ! ne vois-je pas Ulysse ?C’est lui : ma fille est morte ! Arcas, il n’est plus temps !ULYSSE.
Non, votre fille vit, et les dieux sont contents.Rassurez-vous : le ciel a voulu vous la rendre.CLYTEMNESTRE.
Elle vit ! et c’est vous qui venez me l’apprendre !ULYSSE.
Oui, c’est moi qui longtemps, contre elle et contre vous,Ai cru devoir, madame, affermir votre époux :Moi qui, jaloux tantôt de l’honneur de nos armes,Par d’austères conseils ai fait couler vos larmes :Et qui viens, puisqu’enfin le ciel est apaisé,Réparer tout l’ennui que je vous ai causé.CLYTEMNESTRE.
Ma fille ! Ah ! prince ! Ô ciel ! je demeure éperdue.Quel miracle, seigneur, quel dieu me l’a rendue ?ULYSSE.
Vous m’en voyez moi-même, en cet heureux moment,Saisi d’horreur, de joie et de ravissement.Jamais jour n’a paru si mortel à la Grèce.Déjà de tout le camp la discorde maîtresseAvait sur tous les yeux mis son bandeau fatal,Et donné du combat le funeste signal.De ce spectacle affreux votre fille alarméeVoyait pour elle Achille, et contre elle l’armée ;Mais quoique seul pour elle, Achille furieuxÉpouvantait l’armée, et partageait les dieux.Déjà de traits en l’air s’élevait un nuage ;Déjà coulait le sang, prémices du carnage :Entre les deux partis Calchas s’est avancé,L’œil farouche, l’air sombre et le poil hérissé,Terrible et plein du dieu qui l’agitait sans doute :« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous, Grecs, qu’on m’écoute.Le dieu qui maintenant vous parle par ma voixM’explique son oracle, et m’instruit de son choix.Un autre sang d’Hélène, une autre IphigénieSur ce bord immolée y doit laisser sa vie.Thésée avec Hélène uni secrètementFit succéder l’hymen à son enlèvement :Une fille en sortit, que sa mère a celée ;Du nom d’Iphigénie elle fut appelée.Je vis moi-même alors le fruit de leurs amours :D’un sinistre avenir je menaçai ses jours.Sous un nom emprunté sa noire destinéeEt ses propres fureurs ici l’ont amenée.Elle me voit, m’entend, elle est devant vos yeux :Et c’est elle, en un mot, que demandent les dieux. »Ainsi parla Calchas. Tout le camp immobileL’écoute avec frayeur, et regarde Ériphile.Elle était à l’autel, et peut-être en son cœurDu fatal sacrifice accusait la lenteur.Elle-même tantôt, d’une course subite,Était venue aux Grecs annoncer votre fuite.On admire en secret sa naissance et son sort.Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,L’armée à haute voix se déclare contre elle,Et prononce à Calchas sa sentence mortelle.Déjà pour la saisir Calchas lève le bras :« Arrête, a-t-elle dit, et ne m’approche pas.Le sang de ces héros dont tu me fais descendreSans tes profanes mains saura bien se répandre. »Furieuse, elle vole, et, sur l’autel prochain,Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.À peine son sang coule et fait rougir la terre,Les dieux font sur l’autel entendre le tonnerre ;Les vents agitent l’air d’heureux frémissements,Et la mer leur répond par des mugissements ;La rive au loin gémit blanchissante d’écume :La flamme du bûcher d’elle-même s’allume ;Le ciel brille d’éclairs, s’entr’ouvre, et parmi nousJette une sainte horreur qui nous rassure tous.Le soldat étonné dit que dans une nueJusque sur le bûcher Diane est descendue,Et croit que, s’élevant au travers de ses feux,Elle portait au ciel notre encens et nos vœux.Tout s’empresse, tout part ; la seule IphigénieDans ce commun bonheur pleure son ennemie.Des mains d’Agamemnon venez la recevoir ;Venez : Achille et lui, brûlent de vous revoir,Madame, et désormais tous deux d’intelligence,Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.CLYTEMNESTRE.
Par quel prix, quel encens, ô ciel, puis-je jamaisRécompenser Achille, et payer tes bienfaits !
Le triomphe d’Ulysse
TÉLÉMAQUE, à Eumée.
Porcher,Donne l’arc au vieillard.Eumée prend l’arc et le donne à Ulysse qui l’examine.
— Tous les prétendants se remettent à table.
ANTINOÜS.
Voyez le bel archer !EURYMAQUE.
Comme il retourne l’arc, et comme il l’examine !CTÉSIPPE.
Il ne le tendra pas.ANTINOÜS.
Que le ciel l’extermine !Il l’a tendu.Les prétendants se lèvent.
CHŒUR DES PORCHERS.
Miracle ! amis ! l’arc est tendu.DEMI-CHŒUR.
Le tonnerre a grondé ; l’avez-vous entendu ?DEMI-CHŒUR.
La corde s’est roidie avec un son bizarre.DEMI-CHŒUR.
Oui, c’était comme un cri plaintif.LE CHŒUR.
Il se prépareQuelque chose d’étrange et de mystérieux.Ulysse prend une flèche dans le carquois, la pose sur l’arc et tire.
— Tous se penchent pour regarder.
ANTINOÜS.
Quelle honte pour nous ! il est victorieux.Moment de stupeur. — Antinoüs va voir, dans la cour, si la flèche a réellement passé par les anneaux.
CHŒUR DES PORCHERS.
Victoire au mendiant ! victoire !Le mendiant est le plus fort.À lui la gloireD’avoir tendu l’arc sans effort !Sa flèche a sifflé dans l’espace ;Le mendiant est bon archer.Sa flèche siffle, vole et passePar les anneaux, sans les toucher.ULYSSE.
Vous ne vous plaindrez pas que je vous déshonore,Télémaque ; votre hôte est vigoureux encore.Je viens de tendre l’arc, sans m’efforcer beaucoup,Et ma flèche a touché le but du premier coup.— Il s’agit maintenant d’un tout autre exercice ;Voyons si Jupiter veut que j’y réussisse.Il fait un signe à Télémaque, qui s’arme de l’épée, de la pique et du bouclier suspendu au pilier ; puis il tend l’arc de nouveau, en perce Antinoüs d’une flèche, au moment où celui-ci rentre dans la salle.
EURYMAQUE, à Ulysse.
Malheureux ! qu’as-tu fait ? — Qu’on le saisisse !ULYSSE, versant les flèches à ses pieds, et quittant ses haillons.
Ah ! chiens !Vous ne m’attendiez pas quand vous pilliez mes biens ?Vous me croyiez encor sous les murs de Pergame,Lorsque, de mon vivant, vous poursuiviez ma femme,Sans pudeur, sans remords, sans avoir sous les yeuxLe blâme des humains, ni le courroux des Dieux.Ah ! vous ne saviez pas qu’au jour de la justice,Terrible, armé du glaive, apparaîtrait Ulysse.— Le voilà. Pâlissez ; car la mort est sur vous.EURYMAQUE.
Si vous êtes Ulysse, Ulysse, entendez-nous.Vous ne vous plaignez pas sans griefs véritables ;Oui, l’on a dévasté vos champs et vos étables.Montrant le corps d’Antinoüs.Voilà l’auteur du mal ; c’est lui dont les leçonsNous poussaient aux excès que nous reconnaissons.Il git ; il a subi sa peine légitime ;Mais vous, contentez-vous d’une seule victime,Et nous vous donnerons, pour ce qu’on vous a pris,De l’airain et de l’or, et des bœufs d’un grand prix.ULYSSE.
Quand vous me donneriez tous vos biens, ceux des vôtres,Et ceux de vos parents, et même beaucoup d’autres,Je ne cesserai pas de me venger, avantQue je n’aie immolé le dernier poursuivant.
Songe de Clytemnestre.
C’était l’heure où le jour lutte avec les ténèbres ;Le cœur préoccupé d’images moins funèbres,Il me semblait qu’admise aux pieds des Immortels,D’Apollon désarmé j’encensais les autels.Vers les derniers parvis de la demeure sainteJe m’avance… un jeune homme en occupait l’enceinte ;Suppliant comme moi, comme moi criminel,Il demandait aux dieux un pardon solennel.Un long voile de deuil me cachait son visage ;Il portait dans ses mains, selon l’antique usage,Le rameau de cyprès d’un lin pur couronné ;Il me montrait le sang dont il était baigné,Et tenait embrassé, plein d’une crainte amère,Le trépied redoutable, en s’écriant : Ma mère !…Sous quelque arrêt fatal ce jeune homme accabléM’inspirait un amour d’un vague effroi mêlé.En le voyant frappé du châtiment suprême,Électre, j’oubliais de prier pour moi-même,Et je lui souhaitais des dieux moins ennemis,Sans savoir quel forfait ses mains avaient commis.Il fallait qu’il fût grand ; peut-être sans exemple.Les déesses du Styx l’attendaient hors du temple,Et n’osaient le poursuivre en ces lieux redoutés ;Lorsqu’une femme, une ombre aux bras ensanglantés,Menaçante, apparaît dans l’enceinte immortelle :« Déesses, l’assassin vous échappe, dit-elle ;Réveillez vos fureurs, suivez cet inhumain,À la trace du sang qui coule de sa main ;L’empreinte de ce sang ne peut être lavée ;Rendez-moi, rendez-moi ma victime enlevée ;Qu’Apollon le rejette ; et du temple vomi,Qu’il rencontre partout votre autel ennemi ! »Ainsi parlait de loin cette ombre courroucée ;Et moi, pour la fléchir, sur ses pas élancée,J’embrassais ses genoux, palpitante d’effroi ;Ce spectre… cette femme, Électre, c’était moi !J’ai reconnu mes traits, défigurés, terribles ;Je portais dans mes flancs deux blessures horribles ;J’appelais, j’excitais les pâles déités,Je pressais d’aiguillons leurs serpents irrités,Et l’horreur qu’inspirait leur foule meurtrière,Au cœur du suppliant éteignait la prière...
Lamentations d’Électre
Elle reçoit des mains de Pylade l’urne où elle croit que sont enfermées les cendres de son frère.
Restes chéris !… Ô reste !… Ô Destins trop jaloux !…Voilà ce que le Ciel gardait à mes souffrances !Voilà tout mon bonheur ; voilà mes espérances !…Lorsque de ce palais tu partis, noble enfant,Je te voyais de force et de santé brillant !…Pourquoi t’ai-je envoyé sur la terre étrangère ?...Tu dormirais du moins au tombeau de ton père !Pourquoi t’ai-je sauvé ?… Tu meurs dans la douleur,Loin du pays natal, loin des bras de ta sœur,Sans amis, sans famille !… À ton heure fatale,Mes mains n’ont pas sur toi répandu l’eau lustrale !Je n’ai point recueilli sur ton triste bûcherCes cendres que bientôt l’on viendra m’arracher !…Ô regrets du passé !… Doux rêves de l’enfance !…Une urne, tout est là !… J’accusais son absence,Et c’est ainsi, grands dieux ! qu’il revient dans mes bras !Que sont-ils devenus, ces jours si chers, hélas !Où je lui prodiguais, libre, joyeuse et fière,Cet amour et ces soins qu’inspire un cœur de mère ?...Aussi quels doux transports, quand il nommait sa sœur !Tout fuit, tout disparait en un jour de malheur ;Ta mort m’a tout ravi, comme un funeste orage,Et de mon avenir s’accomplit le naufrage !…Le crime est triomphant, sans remords, sans terreurs ;Mon père a succombé !… Tu péris et je meurs !…Je meurs !… Pourquoi vivrais-je ?… Une indigne marâtre,D’un infâme assassin lâchement idolâtre,S’enivre de sa joie !… Un dieu persécuteurM’enlève mon soutien et frappe mon vengeur !…Tu me l’avais promis, tu devais reparaître,Et, le glaive à la main, te faire reconnaître !…Une urne, un souvenir !… Voilà donc ce retour !…Le Ciel, fléau des miens, ne rend à mon amourQu’une cendre glacée, une froide poussière ;J’embrasse un vain fantôme, une ombre… et c’est mon frère !Triste dépouille, ô dieux !… Urne sainte, ouvre-toi !Oui, place pour la sœur !… Oreste, reçois-moi !Que le même séjour au moins nous appartienne ;Réunis nos destins !… Joins une ombre à la tienne !…L’espoir de ta présence était mon seul trésor,Et, vivante avec toi, j’aimais la vie encor !…Mon seul vœu maintenant, c’est qu’enfin je succombe ;Le deuil est sur la terre, et la paix dans la tombe.
Le premier Brutus
BRUTE.
Que me veux-tu, Valère ?VALÈRE.
Ami, réjouis-toi : tes vœux sont satisfaits,Et nous allons passer des discours aux effets.On se lasse à la fin de trembler sous un homme.J’ai visité plusieurs des principaux de Rome,Et tous, patriciens, chevaliers, sénateurs,Que déjà du tyran fatiguaient les hauteurs,Se voient poussés à bout par la guerre aux Rutules,Dont les énormes frais dévorent leurs pécules.J’ai flatté leur rancune, enflammé leurs esprits,Appuyé sur les points qui les avaient aigris,Puis, après le courroux éveillant l’espérance,J’ai fait à leurs regards luire la délivrance,Et ne les ai quittés qu’en laissant dans leur seinLe germe enraciné d’un vigoureux dessein.Déjà des mots hardis se disent à l’oreille ;Déjà l’on s’interroge, on discute, on conseille,Et, les Tarquins absents, de secrètes leçonsCirculent dans un air moins chargé de soupçons.J’ai reçu ce matin le sénateur Procule :Aucun n’ose avancer, mais aucun ne recule ;On est sur la limite, et c’est l’instant précisDe pousser en avant ceux qui sont indécis.Il manque, a dit Procule, un chef qui nous commande,Et moi j’ai répondu : « Ce chef qu’on se demande,Il vit ; il paraîtra quand il en sera temps,Et, je vous le promets, vous en serez contents. »Là, j’ai clos l’entretien sans plus ample ouverture.C’est alors, plaise aux Dieux qu’il soit de bon augure,C’est alors que le bruit me vint de ton retour.Qu’en dis-tu, Junius ? n’est-ce pas à ton tour ?Ne faut-il pas agir ?BRUTE.
Il faut encore attendre.VALÈRE.
Est-ce Brute qui parle ? Et que viens-je d’entendre ?Brute tient sa vengeance, et diffère à punir !BRUTE.
Je ne diffère, ami, que pour mieux la tenir.VALÈRE.
Pourtant quand aurons-nous l’occasion plus mûre ?Le tyran est absent, et le sénat murmure.BRUTE.
Oui, de Tarquin ici le palais est vacant ;Mais il a transporté son palais dans son camp,Et, lorsqu’il reviendra suivi de ses cohortes,Le trajet sera court des tentes à nos portes.En outre, à Rome même il n’est pas sans appui ;Le sénat est pour nous, mais le peuple est pour lui.Le peuple se sent peu de son orgueil farouche :Ce qui frappe les grands n’est pas ce qui le touche.Les foudres de Tarquin, épargnant les lieux bas,Sur les seules hauteurs concentrent leurs éclats,Et le peuple, à couvert, voit courir, sur sa tête,Vers d’autres régions, la royale tempête.Indifférent au sort de ce débat lointain,Son penchant est tourné du côté du butin.C’est dans ce but secret que Tarquin fait ses guerres :Il se gagne le peuple en lui gagnant des terres.Chacun, sans nuire à l’autre, a sa proie à ronger :Tarquin a le sénat, le peuple a l’étranger.La foule ne s’émeut contre la tyrannieQu’au moment qu’elle en touche au doigt l’ignominie,Lorsque, se répandant sur un terrain nouveau,La licence descend jusques à son niveau,Et quitte les sommets, où vit la politique,Pour se ruer au sein du foyer domestique.Ces abus de pouvoir sont les plus odieux,Car, d’un même danger instruisant tous les yeux,Révoltant de chacun les entrailles intimes,Ils forcent tous les rangs à plaindre les victimes,Et, par leur attentat contre le droit commun,En s’adressant à tous, font craindre pour chacun.Athènes, récemment, en offrit un exemple :Hipparque, autre Tarquin, fut frappé dans un temple.Quinze ans il opprima : quinze ans on le souffrit :Il outrage une femme, et ce jour, il périt.VALÈRE.
Mais quand en viendront-ils à ce point ?BRUTE.
Laisse faire ;L’impunité les pousse, et c’est en quoi j’espère.Un premier attentat, couronné du succès,Est un chemin frayé vers les derniers excès.VALÈRE.
Et voilà le hasard où ton espoir se fonde !D’un caprice dépend ta sagesse profonde !Dans l’ombre de vingt ans un projet médité,Tu le firais au sort plus qu’à ta volonté !Et si l’occasion ne nous est plus offerte ?Et si tout est trahi par une découverte ?As-tu bien réfléchi ?BRUTE.
J’ai bien balancé tout.VALÈRE.
Et ton dernier avis ?BRUTE.
Est d’aller jusqu’au bout.Mieux j’ai mûri mon plan, plus je dois être fermeÀ ne le pas risquer, en en pressant le terme.VALÈRE.
Ainsi, ton père mort…BRUTE.
Plus tard sera vengé.VALÈRE.
Tes affronts…BRUTE.
Je suis fait au rôle d’outragé.VALÈRE.
Et tous nos partisans dont j’excitai le zèleComment de ce retard prendront-ils la nouvelle ?Que leur dirai-je alors qu’ils me demanderontPourquoi mon bras est lent, quand mon langage est prompt ?BRUTE.
Tu leur diras : C’est peu de songer à détruire,Si l’on ne songe encor comme on veut reconstruire ;Et le ressentiment n’opère qu’à demi,S’il ne sert une cause en frappant l’ennemi.Or, les Tarquins chassés, qui mettra-t-on en place ?Sera-ce le sénat, ou bien la populace ?Ou, si l’on veut tenter l’essai d’un autre roi,Quel sera cet élu ?VALÈRE.
Brute, ce sera toi.BRUTE.
Une autre ambition que celle-là me guide :Je veux le bien de Rome, et je le veux solide.Connais mieux mes projets : jusqu’ici l’entretienRoula sur la vengeance et le choix du moyen.Il est temps aujourd’hui que chacun de nous sache,Par-delà les combats, quelle sera sa tâche.Valère, si mon vœu doit prévaloir, ni moi,Ni personne, jamais ne se nommera roi.Tarquin fut un tyran ; un autre pourrait l’être.Rome, telle qu’elle est, n’a pas besoin d’un maître.Quand, faible et menacée, il fallait qu’au débutElle vainquît sans cesse au prix de son salut,Alors, il était bon qu’une forte puissanceAux insubordonnés apprît l’obéissance,Et pour mieux faire face au choc environnant,Doublât la résistance en la disciplinant.La grandeur du danger tenait l’âme en haleine.Et nourrissait ainsi la fierté sous la gêne,Le guerrier respirait dans le sujet soumis.Mais Rome a triomphé de tous ses ennemis,Et, ne combattant plus pour sauver ses murailles,N’a plus la même ardeur à gagner des batailles.Cette sécurité, dans laquelle on s’endort,Rend les esprits trop mous, et le pouvoir trop fort.Depuis qu’il ne sert plus la défense commune,Le sceptre n’a servi que sa propre fortune ;Affranchi du péril de nos rivaux anciens,Il s’essaie à présent contre les citoyens.Son audace s’accroît du peu de résistance ;Rome, trop tôt sauvée, a perdu sa constance,Et, façonnée aux lois, n’a même plus au cœurD’un peuple impolicé la sauvage vigueur.Partout, dans nos maisons, nos repas, nos costumes,S’étalent la mollesse et l’oubli des coutumes.Le manteau militaire est trop lourd pour nos bras ;La ceinture elle-même est presque un embarras ;La pierre des palais succède aux murs de terreQui des rudes aïeux fermaient la chambre austère.Toute force s’énerve en ce relâchement,Et, de notre déclin signe plus alarmant !Cette vertu qui fuit longtemps après les autres,La pudeur de la femme a péri chez les nôtres.Enfin Rome se meurt, si par un brusque effort,Une crise ne vient l’arracher à la mort.Pour la régénérer et lui redonner l’âme,De son orgueil éteint pour rallumer la flamme,Pour qu’elle sente en soi fleurir sa puberté,Il n’est qu’un seul moyen, et c’est la liberté.Cette seconde ardeur remplaçant la première,Rome redeviendra tout énergique et fière.Elle eût été chétive, esclave de ses rois ;Libre, elle soumettra l’Italie à ses lois.VALÈRE.
Donc tu prétends qu’ici règne la multitude ?BRUTE.
Non, non : ce nous serait une autre servitude.Le peuple turbulent, qui suit sa passion,Est une proie acquise à chaque faction.Celui qui sait le mieux flatter l’aveugle masse.Entraîne son suffrage, et gouverne à sa place ;Et les ambitions, mises en mouvement,Ne produisent que trouble et que déchirement.Laissons les sénateurs exercer leur tutelle :À nos patriciens laissons leur clientèle.Il convient d’élever, par-dessus tous les fronts,Des hommes que leur rang désigne pour patrons,Afin qu’en de tels choix le bas peuple consulteCet indice éclatant plutôt que le tumulte.Conservons, en un mot, ce qui fut autrefois :Je ne veux rien changer à Rome que les rois.VALÈRE.
Poursuis.BRUTE.
J’ai visité le pays des Hellènes,Fréquenté ceux de Delphe, et de Sparte, et d’Athènes,À la fois consulté l’oracle d’Apollon,L’oracle de Lycurgue et celui de Solon.Sparte divise en deux l’autorité royale ;De ses deux rois rivaux la puissance est égale ;En sorte que chacun, sur l’autre ayant les yeux,Lui sert de frein au mal, et d’aiguillon au mieux.Ainsi, l’un contient l’autre, et cet heureux partageTourne leur jalousie au commun avantage.Mais un règne trop long fait des loisirs trop grands ;L’habitude du trône engendre les tyrans.Il vaut mieux en cela suivre la loi d’Athènes :Alors que la carrière a des bornes certaines,L’ambition des chefs, ardente à s’illustrer,Se hâte, et ne prend pas le temps de conspirer.Aucun d’eux n’est tenté d’abuser de l’empire,Car chacun à son tour craint de l’éprouver pire,Sachant que le pouvoir lui glisse dans la main,Qu’il commande aujourd’hui pour obéir demain.Puisqu’ainsi chaque mode a son côté plus sage,Je voudrais qu’on puisât dans l’un et l’autre usage ;Que Rome, comme Sparte, obéit à deux chefs,Mais prescrivît un terme à leurs pouvoirs plus brefs,Et, pour choisir le point qu’Athènes nous enseigne,Dans le cercle d’un an bornât leur double règne.Tel est mon plan, Valère, et je tiens pour certainQu’il prépare au pays un glorieux destin.Tu connais maintenant mon sentiment intime ;Dis-moi s’il a ton blâme, ou s’il a ton estime.VALÈRE.
D’Égérie elle-même, ô grand législateur !Ton projet a reçu le souffle inspirateur.Il est digne à la fois du pays et de l’homme,D être conçu par Brute, et pratiqué par Rome.
Sertorius
SERTORIUS à Pompée.
… Seigneur, vous servez comme un autre ;Et nous, qui jugeons tout sur la foi de nos yeux,Et laissons le dedans à pénétrer aux Dieux,Nous craignons votre exemple, et doutons si dans RomeIl n’instruit point le peuple à prendre loi d’un hommeEt si votre valeur, sous le pouvoir d’autrui,Ne sème point pour vous, lorsqu’elle agit pour lui.Comme je vous estime, il m’est aisé de croireQue de la liberté vous feriez votre gloire,Que votre âme en secret lui donne tous ses vœux ;Mais, si je m’en rapporte aux esprits soupçonneux,Vous aidez aux Romains à faire essai d’un maître,Sous ce flatteur espoir qu’un jour vous pourrez l’être ;La main qui les opprime et que vous soutenez,Les accoutume au joug que vous leur destinez ;Et, doutant s’ils voudront se faire à l’esclavage,Aux périls de Sylla, vous tâtez leur courage.POMPÉE.
Le temps détrompera ceux qui parlent ainsi ;Mais justifiera-t-il ce que l’on voit ici ?Permettez qu’à mon tour je parle avec franchise ;Votre exemple à la fois m’instruit et m’autorise ;Je juge, comme vous, sur la foi de mes yeux,Et laisse le dedans à pénétrer aux Dieux.Ne vit-on pas ici sous les ordres d’un homme ?N’y commandez-vous pas comme Sylla dans Rome ?Du nom de dictateur, du nom de général,Qu’importe, si des deux le pouvoir est égal ?Les titres différents ne font rien à la chose ;Vous imposez des lois ainsi qu’il en impose ;Et, s’il est périlleux de s’en faire haïr,Il ne serait pas sûr de vous désobéir.Pour moi, si quelque jour je suis ce que vous êtes,J’en userai peut-être alors comme vous faites :Jusque-là…SERTORIUS.
Vous pourriez en douter jusque-là,Et me faire un peu moins ressembler à Sylla.Si je commande ici, le sénat me l’ordonne ;Mes ordres n’ont encore assassiné personne ;Je n’ai pour ennemis que ceux du bien commun ;Je leur fais bonne guerre, et n’en proscris pas un.C’est un asile ouvert que mon pouvoir suprême ;Et, si l’on m’obéit, ce n’est qu’autant qu’on m’aime.POMPÉE.
Et votre empire en est d’autant plus dangereux,Qu’il rend de vos vertus les peuples amoureux,Qu’en assujettissant vous avez l’art de plaire ;Qu’on croit n’être en vos fers qu’esclave volontaire ;Et que la liberté trouvera peu de jourÀ détruire un pouvoir que fait régner l’amour.Ainsi parlent, seigneur, les âmes soupçonneuses,Mais n’examinons point ces questions fâcheuses.L’estime et le respect sont de justes tributsQu’aux plus fiers ennemis arrachent les vertusAh ! si je pouvais vous rendre à la république,Que je croirais lui faire un présent magnifique !Et que j’irais, seigneur, à Rome avec plaisir,Puisque la trêve enfin m’en donne le loisir,Si j’y pouvais porter quelque faible espéranceD’y conclure un accord d’une telle importance !Près de l’heureux Sylla ne puis-je rien pour vous ?Et près de vous, seigneur, ne puis-je rien pour tous ?Il est doux de revoir les murs de sa patrie :C’est elle par ma voix, seigneur, qui vous en prie,C’est Rome…SERTORIUS.
Le séjour de votre potentat,Qui n’a que ses fureurs pour maximes d’État !Je n’appelle plus Rome un enclos de murailles,Que ses proscriptions comblent de funérailles ;Ces murs, dont le destin fut autrefois si beau,N’en sont que la prison, ou plutôt le tombeau :Mais pour revivre ailleurs dans sa première force.Avec les faux Romains elle a fait plein divorce ;Et comme autour de moi j’ai tous ses vrais appuis,Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis.Est-ce être tout Romain qu’être chef d’une guerreQui veut tenir aux fers les maîtres de la terre ?Ce nom, sans vous et lui, nous serait encor dû ;C’est par lui, c’est par vous, que nous l’avons perdu ;C’est vous qui sous le joug traînez des cœurs si braves ;Ils étaient plus que rois, ils sont moindres qu’esclaves ;Et la gloire qui suit vos plus nobles travauxNe fait qu’approfondir l’abîme de leurs maux ;Leur misère est le fruit de votre illustre peine.Et vous pensez avoir l’âme toute romaine !Vous avez hérité ce nom de vos aïeux ;Mais s’il vous était cher, vous le rempliriez mieux.
Dénouement de Cinna
AUGUSTE.
Prends un siége, Cinna, prends, et sur toute choseObserve exactement la loi que je t’impose :Prête, sans me troubler, l’oreille à mes discours ;D’aucun mot, d’aucun cri, n’en interromps le cours ;Tiens ta langue captive ; et, si ce grand silenceÀ ton émotion fait quelque violence,Tu pourras me répondre après tout à loisir :Sur ce point seulement contente mon désir.CINNA.
Je vous obéirai, seigneur.AUGUSTE.
Qu’il te souvienneDe garder ta parole, et je tiendrai la mienne.Tu vois le jour, Cinna ; mais ceux dont tu le tiensFurent les ennemis de mon père, et les miens :Au milieu de leur camp tu reçus la naissance ;Et lorsqu’après leur mort tu vins en ma puissance,Leur haine enracinée au milieu de ton seinT’avait mis contre moi les armes à la main :Tu fus mon ennemi même avant que de naître,Et tu le fus encor quand tu me pus connaître,Et l’inclination jamais n’a démentiCe sang qui t’avait fait du contraire parti :Autant que tu l’as pu les effets l’ont suivie.Je ne m’en suis vengé qu’en te donnant la vie ;Je te fis prisonnier pour te combler de biens ;Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens ;Je te restituai d’abord ton patrimoine ;Je t’enrichis après des dépouilles d’Antoine,Et tu sais que depuis, à chaque occasion,Je suis tombé pour toi dans la profusion ;Toutes les dignités que tu m’as demandées,Je te les ai sur l’heure et sans peine accordées ;Je t’ai préféré même à ceux dont les parentsOnt jadis dans mon camp tenu les premiers rangs,À ceux qui de leur sang m’ont acheté l’empire,Et qui m’ont conservé le jour que je respire ;De la façon enfin qu’avec toi j’ai vécu,Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu.Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène,Après tant de faveurs montrer un peu de haine,Je te donnai sa place en ce triste accident,Et te fis, après lui, mon plus cher confident.Aujourd’hui même encor, mon âme irrésolueMe pressant de quitter ma puissance absolue,De Maxime et de toi j’ai pris les seuls avis,Et ce sont, malgré lui, les tiens que j’ai suivis.Bien plus, ce même jour, je te donne Émilie,Le digne objet des vœux de toute l’Italie,Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins,Qu’en te couronnant roi je t’aurais donné moins.Tu t’en souviens, Cinna, tant d’heur et tant de gloireNe peuvent pas sitôt sortir de ta mémoire ;Mais ce qu’on ne pourrait jamais s’imaginer,Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner.CINNA.
Moi ! seigneur, moi, que j’eusse une âme si traîtresse !Qu’un si lâche dessein… auguste.Tu tiens mal ta promesse :Sieds-toi, je n’ai pas dit encor ce que veux ;Tu te justifiras après, si tu le peux.Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.Tu veux m’assassiner, demain, au Capitole,Pendant le sacrifice, et ta main pour signalMe doit au lieu d’encens donner le coup fatal ;La moitié de tes gens doit occuper la porte,L’autre moitié te suivre et te prêter main-forte.Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons ?De tous ces meurtriers te dirai-je les noms ?Procule, Glabrion, Virginian, Rutile,Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile,Maxime, qu’après toi j’avais le plus aimé :Le reste ne vaut pas l’honneur d’être nommé ;Un tas d’hommes perdus de dettes et de crimes,Que pressent de mes lois les ordres légitimes,Et qui, désespérant de les plus éviter,Si tout n’est renversé, ne sauraient subsister.Tu te tais maintenant, et gardes le silence,Plus par confusion que par obéissance.Quel était ton dessein, et que prétendais-tuAprès m’avoir au temple à tes pieds abattu ?Affranchir ton pays d’un pouvoir monarchique ?Si j’ai bien entendu tantôt ta politique,Son salut désormais dépend d’un souverain,Qui pour tout conserver tienne tout en sa main ;Et si sa liberté te faisait entreprendre,Tu ne m’eusses jamais empêché de la rendre ;Tu l’aurais acceptée au nom de tout l’État,Sans vouloir l’acquérir par un assassinat.Quel était donc ton but ? D’y régner en ma place ?D’un étrange malheur son destin le menace,Si pour monter au trône et lui donner la loiTu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi,Si jusques à ce point son sort est déplorable,Que lu sois après moi le plus considérable,Et que ce grand fardeau de l’empire romainNe puisse après ma mort tomber mieux qu’en ta main.Apprends à te connaître, et descends en toi-même ;On t’honore dans Rome, on te courtise, on t’aime,Chacun tremble sous toi, chacun t’offre des vœux,Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux ;Mais tu ferais pitié même à ceux qu’elle irrite,Si je t’abandonnais à ton peu de mérite.Ose me démentir ; dis-moi ce que tu vaux ;Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux,Les rares qualités par où tu m’as dû plaire,Et tout ce qui t’élève au-dessus du vulgaire.Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient ;Elle seule t’élève, et seule te soutient ;C’est elle qu’on adore, et non pas ta personne ;Tu n’as crédit ni rang qu’autant qu’elle t’en donne ;Et pour te faire choir je n’aurais aujourd’huiQu’à retirer la main qui seule est ton appui.J’aime mieux toutefois céder à ton envie ;Règne, si tu le peux, aux dépens de ma vie ;Mais oses-tu penser que les Serviliens,Les Cosses, les Métels, les Pauls, les FabiensEt tant d’autres enfin de qui les grands couragesDes héros de leur sang sont les vives images,Quittent le noble orgueil d’un sang si généreuxJusqu’à pouvoir souffrir que tu règnes sur eux ?
Projets de Mithridate
MITHRIDATE.
Approchez, mes enfants. Enfin l’heure est venueQu’il faut que mon secret éclate à votre vue.À mes nobles projets je vois tout conspirer ;Il ne me reste plus qu’à vous les déclarer.Je fuis : ainsi le veut la fortune ennemie ;Mais vous savez trop bien l’histoire de ma vie,Pour croire que longtemps, soigneux de me cacher,J’attende en ces déserts qu’on me vienne chercher.La guerre a ses faveurs ainsi que ses disgrâces :Déjà plus d’une fois, retournant sur mes traces,Tandis que l’ennemi par ma fuite trompéTenait après son char un vain peuple occupé,Et, gravant en airain ses frêles avantages,De mes États conquis enchaînait les images,Le Bosphore m’a vu, par de nouveaux apprêts,Ramener la terreur au fond de ses marais ;Et, chassant les Romains de l’Asie étonnée,Renverser en un jour l’ouvrage d’une année.D’autres temps, d’autres soins. L’Orient accabléNe peut plus soutenir leur effort redoublé ;Il voit plus que jamais ses campagnes couvertesDe Romains que la guerre enrichit de nos pertes.Des biens des nations ravisseurs altérés,Le bruit de nos trésors les a tous attirés :Ils y courent en foule, et, jaloux l’un de l’autre,Désertent leur pays pour inonder le nôtre.Moi seul je leur résiste. Ou lassés, ou soumis,Ma funeste amitié pèse à tous mes amis.Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.Le grand nom de Pompée assure sa conquête :C’est l’effroi de l’Asie. Et, loin de l’y chercher,C’est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.Ce dessein vous surprend, et vous croyez peut-êtreQue le seul désespoir aujourd’hui le fait naître,J’excuse votre erreur ; et, pour être approuvés,De semblables projets veulent être achevés.Ne vous figurez point que de cette contréePar d’éternels remparts Rome soit séparée.Je sais tous les chemins par où je dois passer ;Et, si la mort bientôt ne me vient traverser,Sans reculer plus loin l’effet de ma parole,Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.Doutez-vous que l’Euxin ne me porte en deux joursAux lieux où le Danube y vient finir son cours ;Que du Scythe avec moi l’alliance juréeDe l’Europe en ces lieux ne me livre l’entrée ?Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats.Nous verrons notre camp grossir à chaque pas :Daces, Pannoniens, la fière Germanie,Tous n’attendent qu’un chef contre la tyrannie.Vous avez vu l’Espagne, et surtout les Gaulois,Contre ces mêmes murs qu’ils ont pris autrefoisExciter ma vengeance, et, jusque dans la GrècePar des ambassadeurs accuser ma paresse ;Ils savent que, sur eux prêt à se déborder,Ce torrent, s’il m’entraîne, ira tout inonder ;Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,Guider dans l’Italie et suivre mon passage.C’est là qu’en arrivant, plus qu’en tout le chemin,Vous trouverez partout l’horreur du nom romain,Et la triste Italie encor toute fumanteDes feux qu’a rallumés sa liberté mourante.Non, princes, ce n’est point au bout de l’universQue Rome fait sentir tout le poids de ses fers ;Et, de près inspirant les haines les plus fortes,Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.Ah ! s’ils ont pu choisir pour leur libérateurSpartacus, un esclave, un vil gladiateur,S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent ;De quelle noble ardeur pensez-vous qu’ils se rangentSous les drapeaux d’un roi longtemps victorieux,Qui voit jusqu’à Cyrus remonter ses aïeux ?Que dis-je ? en quel état croyez-vous la surprendre ?Vide de légions qui la puissent défendre,Tandis que tout s’occupe à me persécuter,Leurs femmes, leurs enfants, pourront-ils m’arrêter ?Marchons, et dans son sein rejetons cette guerreQue sa fureur envoie aux deux bouts de la terre.Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers ;Qu’ils tremblent à leur tour, pour leurs propres foyers.Annibal l’a prédit, croyons-en ce grand homme :Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.Noyons-la dans son sang justement répandu,Brûlons ce Capitole où j’étais attendu ;Détruisons ces honneurs, et faisons disparaîtreLa honte de cent rois, et la mienne peut-être ;Et, la flamme à la main, effaçons tous ces nomsQue Rome y consacrait à d’éternels affronts.Voilà l’ambition dont mon âme est saisie.Ne croyez point pourtant qu’éloigné de l’AsieJ’en laisse les Romains tranquilles possesseurs.Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.Je veux que, d’ennemis partout enveloppée,Rome rappelle en vain le secours de Pompée.Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,Consent de succéder à ma juste fureur :Près d’unir avec moi sa haine et sa famille,Il me demande un fils pour époux à sa fille.Cet honneur vous regarde et j’ai fait choix de vousPharnace ; allez, soyez ce bienheureux époux.Demain, sans différer, je prétends que l’auroreDécouvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.Vous, que rien n’y retient, partez dès ce moment,Et méritez mon choix par votre empressement.Achevez cet hymen, et, repassant l’Euphrate,Faites voir à l’Asie un autre Mithridate.Que nos tyrans communs en pâlissent d’effroi,Et que le bruit, à Rome, en vienne jusqu’à moi.
Dernière péripétie de Britannicus
NÉRON.
Narcisse, c’est assez, je reconnais ce soin,Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.NARCISSE.
Quoi ! pour Britannicus votre haine affaiblieMe défend…NÉRON.
Oui, Narcisse : on nous réconcilie.NARCISSE.
Je me garderai bien de vous en détourner,Seigneur. Mais il s’est vu tantôt emprisonner :Cette offense en son cœur sera longtemps nouvelle.Il n’est point de secrets que le temps ne révèle :
Il saura que ma main lui devait présenterUn poison que votre ordre avait fait apprêter.Les dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !Mais peut-être il fera ce que vous n’osez faire.NÉRON.
On répond de son cœur ; et je vaincrai le mien.NARCISSE.
Et l’hymen de Junie en est-il le lien ?Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice ?NÉRON.
C’est prendre trop de soin. Quoi qu’il en soit, Narcisse,Je ne le compte plus parmi mes ennemis.NARCISSE.
Agrippine, seigneur, se l’était bien promis :Elle a repris sur vous son souverain empire.NÉRON.
Quoi donc ? Qu’a-t-elle dit ? Et que voulez-vous dire ?NARCISSE.
Elle s’en est vantée assez publiquement.NÉRON.
De quoi ?NARCISSE.
Qu’elle n’avait qu’à vous voir un moment ;Qu’à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste,On verrait succéder un silence modeste ;Que vous-même à la paix souscririez le premier :Heureux que sa bonté daignât tout oublier !NÉRON.
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse ?Je n’ai que trop de pente à punir son audace ;Et, si je m’en croyais, ce triomphe indiscretSerait bientôt suivi d’un éternel regret.Mais de tout l’univers quel sera le langage ?Sur les pas des tyrans veux-tu que je m’engage,Et que Rome, effaçant tant de titres d’honneur,Me laisse pour tout nom celui d’empoisonneur ?Ils mettront ma vengeance au rang des parricides.NARCISSE.
Et prenez-vous, seigneur, leurs caprices pour guides ?Avez-vous prétendu qu’ils se tairaient toujours ?Est-ce à vous de prêter l’oreille à leurs discours ?De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire ?Et serez-vous le seul que vous n’oserez croire ?Mais, seigneur, les Romains ne vous sont pas connus :Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.Tant de précaution affaiblit votre règne :Ils croiront, en effet, mériter qu’on les craigne.Au joug, depuis longtemps, ils se sont façonnés ;Ils adorent la main qui les tient enchaînés.Vous les verrez toujours ardents à vous complaire :Leur prompte servitude a fatigué Tibère.Moi-même, revêtu d’un pouvoir emprunté,Que je reçus de Claude avec la liberté,J’ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,Tenté leur patience, et ne l’ai point lassée.D’un empoisonnement vous craignez la noirceur ?Faites périr le frère, abandonnez la sœur ;Rome, sur les autels prodiguant les victimes,Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes :Vous verrez mettre au rang des jours infortunésCeux où jadis la sœur et le frère sont nés.NÉRON.
Narcisse, encore un coup, je ne puis l’entreprendre,J’ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.Je ne veux point encore, en lui manquant de foi,Donner à sa vertu des armes contre moi.J’oppose à ses raisons un courage inutile :Je ne l’écoute point avec un cœur tranquille.NARCISSE.
Burrhus ne pense pas, seigneur, tout ce qu’il dit :Son adroite vertu ménage son crédit ;Ou plutôt ils n’ont tous qu’une même pensée.Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée ;Vous seriez libre alors, seigneur, et devant vous,Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous.Quoi donc ! ignorez-vous tout ce qu’ils osent dire ?« Néron, s’ils en sont crus, n’est point né pour l’empire ;Il ne dit, il ne fait que ce qu’on lui prescrit :Burrhus conduit son cœur, Sénèque son esprit.Pour toute ambition, pour vertu singulière,Il excelle à conduire un char dans la carrière,À disputer des prix indignes de ses mains,À se donner lui-même en spectacle aux Romains,À venir prodiguer sa voix sur un théâtre,À réciter les chants qu’il veut qu’on idolâtre ;Tandis que des soldats, de moments en moments,Vont arracher pour lui des applaudissements. »Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?NÉRON.
Viens, Narcisse : allons voir ce que nous devons faire.
Dénouement de Polyeucte
POLYEUCTE.
Que tout cet artifice est de mauvaise grâceAprès avoir deux fois essayé la menace,Après m’avoir fait voir Néarque dans la mort,Après avoir tenté l’amour et son effort,Après m’avoir montré cette soif du baptême,Pour opposer à Dieu l’intérêt de Dieu même,Vous vous joignez ensemble ! ah ! ruses de l’enfer !Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher !Vos résolutions usent trop de remise ;Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.Je n’adore qu’un Dieu, maître de l’univers,Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers ;Un Dieu qui, nous aimant d’une amour infinie,Voulut mourir pour nous avec ignominie,Et qui, par un effort de cet excès d’amour,Veut pour nous en victime être offert chaque jour.Mais j’ai tort d’en parler à qui ne peut m’entendre.Voyez l’aveugle erreur que vous osez défendre :Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux :Vous n’en punissez point qui n’ait son maître aux cieux ;La prostitution, l’adultère, l’inceste,Le vol, l’assassinat, et tout ce qu’on déteste,C’est l’exemple qu’à suivre offrent vos immortels.J’ai profané leur temple et brisé leurs autels ;Je le ferais encor, si j’avais à le faire,Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,Même aux yeux du sénat, aux yeux de l’empereur.FÉLIX.
Enfin ma bonté cède à ma juste fureur :Adore-les, ou meurs.POLYEUCTE.
Je suis chrétien.FÉLIX.
Impie !Adore-les, te dis-je ; ou renonce à la vie.POLYEUCTE.
Je suis chrétien.FÉLIX.
Tu l’es ? Ô cœur trop obstiné !Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.PAULINE.
Où le conduisez-vous ?FÉLIX.
À la mort.POLYEUCTE.
À la gloire.Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.PAULINE.
Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.
Monologue d’Hamlet.
Je ne sais que résoudre… immobile et troublé,C’est rester trop longtemps de mon doute accablé ;C’est trop souffrir la vie et le poids qui me tue.Eh ! qu’offre donc la mort à mon âme abattue ?Un asile assuré, le plus doux des cheminsQui conduit au repos les malheureux humains.Mourons ! Que craindre encor quand on a cessé d’être ?La mort, c’est le sommeil… c’est un réveil peut-être.Peut-être… Ah ! c’est ce mot qui glace épouvantéL’homme au bord du cercueil par le doute arrêté ;Devant ce vaste abîme il se jette en arrière,Ressaisit l’existence, et s’attache à la terre.Dans nos troubles pressants, qui peut nous avertirDes secrets de ce monde où tout va s’engloutir ?Sans l’effroi qu’il inspire, et la terreur sacréeQui défend son passage et siége à son entrée,Combien de malheureux iraient dans le tombeauDe leurs longues douleurs déposer le fardeau !Ah ! que ce port souvent est vu d’un œil d’enviePar le faible agité sur les flots de la vie !Mais il craint dans ses maux, au-delà du trépas,Des maux plus grands encore, et qu’il ne connaît pas.Redoutable avenir, tu glaces mon courage !Va, laisse à ma douleur achever son ouvrage.
Extraits de Louis XI
Le médecin du roi
COITIER.
Du médecin d’un roi sait-on quelle est la vie ?Cet esclave absolu, qui parle en souverain,Ment lorsqu’il se dit libre, et porte un joug d’airain.Je ne m’appartiens pas ; un autre me possède :Absent, il me maudit, et présent, il m’obsède ;Il me laisse à regret la santé qu’il n’a pas ;S’il reste, il faut rester ; s’il part, suivre ses pas ;Sous un plus dur fardeau baissant ma tête altièreQue les obscurs varlets courbés sous sa litière.Confiné près de lui dans ce triste séjour,Quand je vois sa raison décroître avec le jour,Quand de ce triple pont, qui le rassure à peine,J’entends crier la herse et retomber la chaîne,C’est moi qu’il fait asseoir au pied du lit royalOù l’insomnie ardente irrite encor son mal ;Moi, que d’un faux aveu sa voix flatteuse abuseS’il craint qu’en sommeillant un rêve ne l’accuse ;Moi, que dans ses fureurs, il chasse avec dédain ;Moi, que dans ses tourments il rappelle soudain ;Toujours moi, dont le nom s’échappe de sa boucheLorsqu’un remords vengeur vient secouer sa couche.Mais s’il charge mes jours du poids de ses ennuis,Du cri de ses douleurs s’il fatigue mes nuits ;Quand ce spectre imposteur, maître de sa souffrance,De la vie en mourant affecte l’apparence,Je raille sans pitié ses efforts superflusPour jouer à mes yeux la force qu’il n’a plus :Misérable par lui, je le fais misérable ;Je lui rends en terreur l’ennui dont il m’accable ;Et pour souffrir tous deux nous vivrons réunis,L’un de l’autre tyrans, l’un par l’autre punis,Toujours prêts à briser le nœud qui nous rassemble,Et toujours condamnés au malheur d’être ensemble,Jusqu’à ce que la mort, qui rompra nos liens,Lui reprenant mes jours dont il a fait les siens,Se lève entre nous deux, nous désunisse, et vienneS’emparer de sa vie et me rendre la mienne.
C. Delavigne.
Péripétie du 4e acte
Scène IV. — COITIER. LOUIS.
LOUIS.
Ne crois pas éviter le sort que tu mérites :Tu l’auras ; mes tourments, c’est toi qui les irrites.À braver ma fureur leur excès t’enhardit.Mais je t’écraserai.COITIER.
Vous l’avez déjà dit,Sire, faites-le donc.LOUIS.
Certes, je vais le faire.Ton faux savoir n’est bon qu’à tromper le vulgaire.Ton art ! j’en ris ; tes soins ! que me font-ils, tes soins ?Rien. Je m’en passerai ; je n’en vivrai pas moins.Je veux : ma volonté suffit pour que je vive ;Je le sens, j’en suis sûr.COITIER.
Alors, quoi qu’il arrive,Essayez-en.LOUIS.
Oui, traître, oui, le saint que j’attendsPeut réparer d’un mot les ravages du temps.Il va ressusciter cette force abattue ;Son souffle emportera la douleur qui me tue.COITIER.
Qu’il se hâte.LOUIS.
Pour toi, privé de jour et d’air,Captif, le corps plié sous un réseau de fer,Tu verras, à travers les barreaux de ta cage,Ma jeunesse nouvelle insulter à ta rage.COITIER.
D’accord.LOUIS.
Tu le verras.COITIER.
Sans doute.LOUIS.
Faux ami,M’as-tu trouvé pour toi généreux à demi ?Va, tu n’es qu’un ingrat !COITIER.
Ce fut pour ne pas l’êtreQue je sauvai Nemours.LOUIS.
L’assassin de ton maître.Lui qui voulait ma perte !COITIER.
En chevalier : son brasCombat, quand il se venge, et n’assassine pas.Je devais tout au père, et me tiendrais infâme,Si ses bienfaits passés ne vivaient dans mon âme.LOUIS.
Mais les miens sont présents, et tu trahis les miens.Tu le trompes, ce roi qui t’a comblé de biens.De quel prix n’ai-je pas récompensé tes peines ?De l’or, je t’en accable et tes mains en sont pleines.Je donne sans compter, comme un autre promet :Nemours, pour être aimé, fit-il plus ?COITIER.
Il m’aimait.Vous, quels sont-ils vos droits à ma reconnaissance ?Dieu merci ! nous traitons de puissance à puissance ;L’un pour l’autre une fois n’ayons point de secret :Vous donnez par terreur, je prends par intérêt.En consumant ma vie à prolonger la vôtre,J’en cède une moitié, pour mieux jouir de l’autre.Je vends et vous payez ; ce n’est plus qu’un contrat :Où le cœur n’est pour rien, personne n’est ingrat.Les rois avec de l’or pensent que tout s’achète ;Mais un don qu’on vous doit, un bienfait qu’on vous jette,Laissent votre âme à l’aise avec le bienfaiteur.On paye un courtisan, on paye un serviteur ;Un ami, sire, on l’aime ; et n’eût-il pour salaireQu’un regard attendri quand il a pu vous plaire,Qu’un mot sorti du cœur quand il vous tend les bras,Il aime, il est à vous, mais il ne se vend pas :Comme on se donne à lui, sans partage il se donne,Et, parjure à l’honneur lorsqu’il vous abandonne,S’il vous regarde en face après avoir failli,On a droit de lui dire : Ingrat, tu m’as trahi !LOUIS.
Eh bien ! mon bon Coitier, je t’aimerai, je t’aime.COITIER.
Pour vous.LOUIS.
Sans intérêt. Ma souffrance est extrême,J’en conviens ; mais le saint peut me guérir demain.C’est donc par amitié que je te tends la main :De tels nœuds sont trop doux pour que rien les détruise.
Scène V. — Les précédents, OLIVIER, puis FRANÇOIS DE PAULE.
OLIVIER.
Sire, François de Paule attend qu’on l’introduise.LOUIS.
(Montrant Coitier.)
Entrez. Voyez, mon père ; il a bravé son roiEt je lui pardonnais. Coitier, rentre chez toi.(En le conduisant jusqu’à son appartement.)
Sur la foi d’un ami, dors d’un sommeil tranquille.(Après avoir fermé la porte sur lui.)
Ah ! traître, si jamais tu deviens inutile !…(Il fait signe à Olivier de sortir.)
Scène VI. — LOUIS, FRANÇOIS DE PAULE.
LOUIS.
Nous voilà sans témoins.FRANÇOIS DE PAULE.
Que voulez-vous de moi ?LOUIS, prosterné.
Je tremble à vos genoux d’espérance et d’effroi.FRANÇOIS DE PAULE.
Relevez-vous, mon fils !LOUIS.
J’y reste pour attendreLa faveur qui sur moi de vos mains va descendre,Et veux, courbant mon front à la terre attaché,Baiser jusqu’à la place où vos pas ont touché.FRANÇOIS DE PAULE.
Devant sa créature, en me rendant hommage,Ne prosternez pas Dieu dans sa royale image ;Prince, relevez-vous.LOUIS, debout.
J’espère un bien si grand !Comment m’abaisser trop, saint homme, en l’implorant ?FRANÇOIS DE PAULE.
Que puis-je ?LOUIS.
Tout, mon père ; oui, tout vous est possible :Vous réchauffez d’un souffle une chaire insensible.FRANÇOIS DE PAULE.
Moi !LOUIS.
Vous dites aux morts : Sortez de vos tombeaux !Ils en sortent.FRANÇOIS DE PAULE.
Qui, moi !LOUIS.
Vous dites à nos maux :Guérissez !…FRANÇOIS DE PAULE.
Moi, mon fils !LOUIS.
Soudain nos maux guérissent.Que votre voix l’ordonne, et les cieux s’éclaircissent ;Le vent gronde ou s’apaise à son commandement ;La foudre qui tombait remonte au firmament.Ô vous, qui dans les airs retenez la rosée,Ou versez sa fraîcheur à la plante épuisée,Faites d’un corps vieilli reverdir la vigueur !Voyez, je suis mourant, ranimez ma langueur :Tendez vers moi les bras ; touchez ces traits livides,Et vos mains, en passant, vont effacer mes rides.FRANÇOIS DE PAULE.
Que me demandez-vous, mon fils ? vous m’étonnez.Suis-je l’égal de Dieu ? C’est vous qui m’apprenezQue je vais par le monde en rendant des oracles,Et qu’en ouvrant les mains je sème les miracles.LOUIS.
Au moins dix ans, mon père ! accordez-moi dix ans,Et je vous comblerai d’honneurs et de présents.Tenez, de tous les saints je porte ici les restes !Si j’obtiens ces… vingt ans par vos secours célestes,Rome, qui peut presser les rangs des bienheureux,Près d’eux vous placera, que dis-je ? au-dessus d’eux.Je veux sous votre nom fonder des basiliques,Je veux de jaspe et d’or surcharger vos reliques ;Mais vingt ans, c’est trop peu pour tant d’or et d’encens.Non : un miracle entier ! De mes jours renaissants,Que la clarté sitôt ne me soit pas ravie ;Un miracle ! la vie ! ah ! prolongez ma vie !FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu n’a pas mis son œuvre au pouvoir d’un mortel.Vous seul, quand tout périt, vous seriez éternel !Roi, Dieu ne le veut pas. Sa faible créatureNe peut changer pour vous l’ordre de la nature.Ce qui grandit décroît, ce qui naît se détruit,L’homme avec son ouvrage, et l’arbre avec son fruit.Tout produit pour le temps : c’est la loi de ce monde,Et pour l’éternité la mort seule est féconde.LOUIS.
Je me lasse à la fin : moine, fais ton devoir ;Exerce en ma faveur ton merveilleux pouvoir,Ou j’aurai, s’il le faut, recours à la contrainte.Je suis roi : sur mon front j’ai reçu l’huile sainte…Ah ! pardon ! mais aux rois, mais aux fronts couronnésNe devez-vous pas plus qu’à ces infortunés,Ces affligés obscurs, que, sans votre prière,Dieu n’eût pas de si haut cherchés dans leur poussière ?FRANÇOIS DE PAULE.
Les rois et les sujets sont égaux devant lui :Comme à tous ses enfants il vous doit son appui ;Mais ces secours divins que votre voix réclame,Plus juste envers vous-même, invoquez-les pour l’âme.LOUIS.
Non, c’est trop à la fois : demandons pour le corps ;L’âme, j’y songerai.FRANÇOIS DE PAULE.
Roi, ce sont vos remords,C’est cette plaie ardente et par le crime ouverteQui traîne lentement votre corps à sa perte.LOUIS.
Les prêtres m’ont absous.FRANÇOIS DE PAULE.
Vain espoir ! vous sentezPeser sur vos douleurs trente ans d’iniquités.Confessez votre honte, exposez vos blessures :Qu’un repentir sincère en lave les souillures.LOUIS.
Je guérirai ?FRANÇOIS DE PAULE.
Peut-être.LOUIS.
Oui, vous le promettez :Je vais tout dire.FRANÇOIS DE PAULE.
À moi ?LOUIS.
Je le veux : écoutez.
FRANÇOIS DE PAULE, qui s’assied tandis que le roi reste debout les mains jointes.
Pécheur, qui m’appelez à ce saint ministère,Parlez donc.LOUIS, après avoir dit mentalement son Confiteor.
Je ne puis et je n’ose me taire.FRANÇOIS DE PAULE.
Qu’avez-vous fait ?LOUIS.
L’effroi qu’il conçut du dauphinFit mourir le feu roi de langueur et de faim.FRANÇOIS DE PAULE.
Un fils a de son père abrégé la vieillesse !LOUIS.
Le dauphin… c’était moi.FRANÇOIS DE PAULE.
Vous !LOUIS.
Mais tant de faiblessePerdait tout, livrait tout aux mains d’un favori :La France périssait, si le roi n’eût péri.Les intérêts d’État sont des raisons si hautes !…FRANÇOIS DE PAULE.
Confessez, mauvais fils ; n’excusez pas vos fautes !LOUIS.
J’avais un frère.FRANÇOIS DE PAULE.
Eh bien ?LOUIS.
Qui fut… empoisonné.FRANÇOIS DE PAULE.
Le fut-il par votre ordre ?LOUIS.
Ils l’ont tous soupçonné.FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu !LOUIS.
Si ceux qui l’ont dit tombaient en ma puissance !…FRANÇOIS DE PAULE.
Est-ce vrai ?LOUIS.
Du cercueil son spectre qui s’élancePeut seul m’en accuser avec impunité.FRANÇOIS DE PAULE.
C’est donc vrai ?LOUIS.
Mais le traître, il l’avait mérité.FRANÇOIS DE PAULE, se levant.
Et contre ses remords ton cœur cherche un refuge !Tremble ! j’étais ton frère et je deviens ton juge.Écrasé sous ta faute au pied du tribunal,Baisse donc maintenant, courbe ton front royal.Rentre dans le néant, majesté périssable !Je ne vois plus le roi, j’écoute le coupable.Fratricide, à genoux !LOUIS, tombant à genoux.
Je frémis !FRANÇOIS DE PAULE.
Repens-toi.LOUIS, se traînant jusqu’à lui et s’attachant à ses habits.
C’est ma faute, ma faute, ayez pitié de moi !En frappant ma poitrine, à genoux je déplore,Sans y chercher d’excuse, un autre crime encore.FRANÇOIS DE PAULE, qui retombe assis.
Ce n’est pas tout ?LOUIS.
Nemours !… il avait conspiré :Mais sa mort… son forfait du moins est avéré.Mais sous son échafaud ses enfants dont les larmes…Trois fois contre son maître il avait pris les armes.Sa vie, en s’échappant, a rejailli sur eux.(En se relevant.)
C’était juste.FRANÇOIS DE PAULE, le rejetant à genoux.
Ah ! cruel !LOUIS.
Juste, mais rigoureux :J’en conviens : j’ai puni… non, j’ai commis des crimes :Dans l’air le nœud fatal étouffa mes victimes ;L’acier les déchira dans un puits meurtrier ;L’onde fut mon bourreau, la terre mon geôlierDes captifs que ces tours couvrent de leurs muraillesGémissent oubliés au fond de ses entrailles.FRANÇOIS DE PAULE.
Ah ! puisqu’il est des maux que tu peux réparer,Viens !LOUIS, debout.
Où donc ?FRANÇOIS DE PAULE.
Ces captifs, allons les délivrer.LOUIS.
L’intérêt le défend.FRANÇOIS DE PAULE, aux pieds du roi.
La charité l’ordonne.Viens, viens sauver ton âme.LOUIS.
En risquant ma couronne !Roi, je ne le veux pas.FRANÇOIS DE PAULE.
Mais tu le dois, chrétien.LOUIS.
Je me suis repenti, c’est assez.FRANÇOIS DE PAULE, se relevant.
Ce n’est rien.LOUIS.
N’ai-je pas de mes torts fait un aveu sincère ?FRANÇOIS DE PAULE.
Ils ne s’effacent pas, tant qu’on y persévère.LOUIS.
L’Église a des pardons qu’un roi peut acheter.FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu ne vend pas les siens : il faut, les mériter.LOUIS, avec désespoir.
Ils me sont dévolus, et par droit de misère !Ah ! si dans mes tourments vous descendiez, mon père,Je vous arracherais des larmes de pitié !Les angoisses du corps n’en sont qu’une moitié,Poignante, intolérable, et la moindre peut-être.Je ne me plais qu’aux lieux où je ne puis pas être.En vain je sors de moi : fils rebelle jadis,Je me vois dans mon père et me crains dans mon fils.Je n’ai pas un ami : je hais ou je méprise ;L’effroi me tord le cœur sans jamais lâcher prise.Il n’est point de retraite où j’échappe aux remords ;Je veux fuir les vivants, je suis avec les morts.Ce sont des jours affreux ; j’ai des nuits plus terribles !L’ombre pour m’abuser prend des formes visibles ;Le silence me parle, et mon Sauveur me dit,Quand je viens le prier : Que me veux-tu, maudit ?Un démon, si je dors, s’assied sur ma poitrine.Je l’écarte ; un fer nu s’y plonge et m’assassine.Je me lève éperdu ; des flots de sang humainViennent battre ma couche, elle y nage, et ma mainQue penche sur leur gouffre une main qui la glaceSent des lambeaux hideux monter à leur surface…FRANÇOIS DE PAULE.
Malheureux ! que dis-tu !LOUIS.
Vous frémissez : eh bien !Mes veilles, les voilà ! ce sommeil, c’est le mien ;C’est ma vie ; et mourant, j’en ai soif, je veux vivre,Et ce calice amer, dont le poison m’enivre,De toutes mes douleurs cet horrible aliment,La peur de l’épuiser est mon plus grand tourment !FRANÇOIS DE PAULE.
Viens donc, en essayant du pardon des injures,Viens de ton agonie apaiser les tortures.Un acte de bonté te rendra le sommeil,Et quelques voix du moins béniront ton réveil.N’hésite pas.LOUIS.
Plus tard !FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu voudra-t-il attendre ?LOUIS.
Demain !FRANÇOIS DE PAULE.
Mais dès demain la mort peut te surprendre,Ce soir, dans un instant.LOUIS.
Je suis bien enfermé,Bien défendu.FRANÇOIS DE PAULE.
L’est-on quand on n’est pas aimé ?Ah ! viens.LOUIS.
Non, laissez-moi du temps pour m’y résoudre.FRANÇOIS DE PAULE.
Adieu donc, meurtrier, je ne saurais t’absoudre.LOUIS.
Quoi ! me condamnez-vous ?FRANÇOIS DE PAULE.
Dieu peut tout pardonner :Lorsqu’il hésite encor, dois-je te condamner ?Mais profite, ô mon fils, du répit qu’il t’accorde :Pleure, conjure, obtiens de sa miséricordeQu’enfin ton cœur brisé s’ouvre à ces malheureux.Pardonne, et que le jour recommence pour eux.Quand tu voulais fléchir la céleste vengeance,Du sein de leurs cachots, du fond de leur souffrance,À ta voix qu’ils couvraient leurs cris ont répondu ;Fais-les taire, et de Dieu tu seras entendu.
Les mondes
Soleil, globe de feu, gigantesque fournaise,Chaos incandescent où bout une genèse,Océan furieux où flottent éperdusLes liquides granits et les métaux fondus,Heurtant, brisant, mêlant leurs vagues enflamméesSous de noirs ouragans tout chargés de fumées ;Houle ardente, où parfois nage un îlot vermeil,Tache aujourd’hui, demain écorce du soleil ;Autour de toi se meut, ô fécond incendie,La terre, notre mère, à peine refroidie ;Et, refroidis comme elle et comme elle habités,Mars sanglant, et Vénus, l’astre aux blanches clartés :Dans tes proches splendeurs Mercure qui se baigne,Et Saturne en exil aux confins de ton règne ;Et par Dieu, puis par moi, couronné dans l’étherD’un quadruple bandeau de lunes, Jupiter.
Mais, astre souverain, centre de tous ces mondes,Par-delà ton empire aux limites profondes,Des milliers de soleils, si nombreux, si touffus,Qu’on ne peut les compter dans leurs groupes confus,Prolongent, comme toi, leurs immenses cratères,Font mouvoir, comme toi, des mondes planétaires,Qui tournent autour d’eux, qui composent leur cour,Et tiennent de leur roi la chaleur et le jour.Oh ! oui, vous êtes mieux que des lampes nocturnes,Qu’allumeraient pour nous des veilleurs taciturnes,Innombrables lueurs, étoiles qui poudrezDe votre sable d’or les chemins azurés ;Chez vous palpite aussi la vie universelle,Grands foyers où notre œil ne voit qu’une étincelle.
Montons, montons encor. D’autres deux fécondésSont, par-delà nos cieux, d’étoiles inondés.Franchissant notre azur, mon hardi télescopeDe notre amas stellaire a percé l’enveloppe ;Hors de ce tourbillon monstrueux de soleils,J’ai vu l’infini plein de tourbillons pareils ;Oui, dans ces gouffres bleus, dans ces profondeurs sombresDont la distance échappe au langage des nombres,Il est — je les ai vus — des nuages laiteux,
Des gouttes de lumière aux rayons si douteux,Qu’un ver luisant caché dans l’herbe de nos routes,Jette assez de lueur pour les éclipser toutes ;La lentille, abordant ces archipels lointains,Résout leur blancheur vague en mille astres distincts,Puis entrevoit encore, ascension sans borne,D’autres fourmillements dans l’immensité morne.Et quand, le télescope étant vaincu, mon œilDu vide et de la nuit croit atteindre le seuilAu regard impuissant succède la pensée,Qui d’espace en espace éperdument lancée,Ne cessant de sonder l’infini lumineux,Est prise, en le sondant, d’effroi vertigineux·
Et partout l’action, le mouvement et l’âme !Partout, roulant autour de leurs centres en flamme,Des globes habités, dont les hôtes pensantsVivent comme je vis, sentent ce que je sens ;Les uns plus abaissés, et les autres peut-êtrePlus élevés que nous sur le degré de l’être !Que c’est grand ! que c’est beau ! Dans quel culte profondL’esprit, plein de stupeur, s’abîme et se confond !Inépuisable Auteur, que ta toute-puissanceS’y montre dans sa gloire et sa magnificence !Que la vie, épanchée à flots dans l’infini,Proclame vastement ton nom partout béni !
Allez, persécuteurs, lancez vos anathèmes !Je suis religieux beaucoup plus que vous-mêmes.Dieu, que vous invoquez, mieux que vous je le sers :Ce petit tas de boue est pour vous l’univers ;Pour moi sur tous les points l’œuvre divine éclate ;Vous la rétrécissez, et moi, je la dilate ;Comme on mettait des rois au char triomphateur,Je mets des univers aux pieds du Créateur.
Marie Stuart à Élisabeth
Par où commencerai-je ! Et comment à ma bouchePrêterai-je un discours qui vous plaise et vous touche ?Accorde-moi, mon Dieu, de ne point l’offenser !Émousse tous les traits qui pourraient la blesser !Toutefois, quand d’un mot mon destin peut dépendreSans me plaindre de vous, je ne puis me défendre.Oui, vous fûtes injuste et cruelle envers moi.Seule, sans défiance, en vous mettant ma foi,Comme une suppliante enfin, j’étais venue ;Et vous, entre vos mains vous m’avez retenue.De tous les souverains blessant la majesté,Malgré les saintes lois de l’hospitalité,Malgré le droit des gens et la foi réclamée,Dans les murs d’un cachot vous m’avez enfermée.Dépouillée à la fois de toutes mes grandeurs,Sans secours, sans amis, presque sans serviteurs,Au plus vil dénûment dans ma prison réduite.Devant un tribunal, moi reine, on m’a conduite ;Enfin, n’en parlons plus : qu’en un profond oubliTout ce que j’ai souffert demeure enseveli ;Je veux en accuser la seule destinée.Contre moi, malgré vous, vous fûtes entraînée ;Vous n’êtes pas coupable, et je ne le suis pas ;Un esprit de l’abîme, envoyé sur nos pas,A jeté dans nos cœurs cette haine funeste,Et des hommes méchants ont achevé le reste.La démence a du glaive armé contre vos joursCeux dont on n’avait point invoqué le secours.Tel est le sort des rois : leur haine en maux féconde,Enfante la discorde et divise le monde.
J’ai tout dit. C’est à vous, ma sœur, de nous juger.Entre nous maintenant il n’est point d’étranger.Nous nous voyons enfin. Si j’ai pu vous déplaire,Parlez ; dites mes torts ; je veux vous satisfaire.Ah ! que ne m’avez-vous dès l’abord accordéL’entretien par mes vœux si longtemps demandé !Nous n’aurions pas, ma sœur, en ce jour déplorable,Une telle entrevue et dans un lieu semblable.
Louis XIII et Richelieu
LE ROI.
Je veux être le maître,Oui, monsieur, et non plus seulement le paraître !RICHELIEU.
Je vois avec douleur que mon maître et mon roiPrête à mes ennemis plus de crédit qu’à moi.LE ROI.
Je ne puis rien sentir ni penser par moi-même,N’est-ce pas ? — Grâce à vous, voilà les bruits qu’on sème.— Non, monsieur, il n’est pas d’intrigue là-dessous ;Personne auprès de moi ne vous a nui… que vous.Je suis las d’obéir dans mon propre royaume,Et de n’être d’un roi que l’ombre et le fantôme ;Je suis las de subir l’hypocrite hauteurD’un tyran qui devrait être mon serviteur.À ma sujétion lorsque je me résigne.Tout le sang de mon père en mes veines s’indigne,Et je ne sais vraiment par quelle lâchetéJusqu’à présent, monsieur, je vous ai supporté.RICHELIEU.
C’est que vous me sentez salutaire à la France :Voilà tout le secret de votre tolérance ;Car je n’ignore pas que Votre MajestéDans le fond de son cœur m’a toujours détesté.LE ROI.
Vous êtes clairvoyant.RICHELIEU.
C’est un triste salaire,Sire, de tant d’efforts que j’ai faits pour vous plaire.LE ROI.
Oui, je suis un ingrat ! car, grâce à vous, j’ai prisL’existence en dégoût et moi-même en mépris.Quand mon front soucieux à la vitre s’appuie,J’entends autour de moi dire : « Le roi s’ennuie. »— Moi-même je le dis parfois. Mais, si tous ceuxQui me voient contempler la rue en paresseux,Pouvaient comprendre alors avec quel œil d’envieJe regarde passer le travail et la vie,Monarque enseveli dans mon oisivetéEt condamné par vous à l’inutilité,Certe, ils admireraient qu’en mon âme la haineN’ait pas vaincu plus tôt la patience humaine !Mais la mesure est comble enfin ! L’homme et le roiD’un égal désespoir se révoltent en moi.Je veux me relever de cette modestieQui vous livrait mes dés pour jouer ma partie ;Je ne veux plus de vous service ni conseil,Je vous veux, en un mot, chasser de mon soleil !RICHELIEU.
Contre un pareil discours je ne puis que me taire,Sire. Retirez-moi des mains le ministère.Loin de vous opposer la moindre objection,J’ai besoin de repos, comme vous d’action ;Car, si dans la langueur votre tête se penche,La fièvre du travail a fait la mienne blanche.Regardez ces yeux creux, ce visage blafard :Je n’ai que cinquante ans, et suis presque un vieillard :Et mon médecin dit que si je continueCe métier dont l’ardeur me ronge et m’exténue,J’y laisserai ma vie, et cela dans un tempsQu’il prévoit et qu’il fixe environ à sept ans.Je n’aurais pas rendu mon poste, mais j’embrasseComme faveur du ciel, sire, votre disgrâce.LE ROI.
Tout est donc pour le mieux, monsieur ! J’en suis ravi.RICHELIEU.
Le roi reconnaît-il que je l’ai bien servi ?LE ROI.
Peut-être ! — Vous aurez un grand compte à me rendre.RICHELIEU.
Si Votre Majesté sur-le-champ veut l’entendre…LE ROI.
Rien ne presse.RICHELIEU.
Pardon, sire ! il est très-pressantD’être juste.LE ROI.
Monsieur !RICHELIEU.
Juste et reconnaissant.Je ne m’en irai pas sur ce cruel peut-êtreQue ma loyauté laisse en l’esprit de mon maître ;Et dissiper chez lui le doute en cet endroit,Ce n’est pas seulement mon devoir, c’est mon droit.LE ROI.
Je retire le mot.RICHELIEU.
Pour conserver le doute ?LE ROI.
Monsieur ! — Puisqu’il le faut, parlez. Je vous écoute.RICHELIEU.
Quand Votre Majesté m’admit dans son conseil,Le royaume au mourant qu’on vole était pareil ;La France s’en allait en lambeaux, démembréePar deux usurpateurs ardents à la curée :Le parti huguenot, de plus en plus hardi,Qui formait un État presque libre au Midi ;La féodalité, de tout le sol maîtresse,Qui mettait presque un roi dans chaque forteresse ;Si bien que la révolte à Votre Majesté,Au lieu d’un châtiment, arrachait un traité.LE ROI.
Je m’en souviens, monsieur.RICHELIEU.
Pour comble de misère,Ceux mêmes qui devaient guérir le double ulcère,Pareils à des laquais plus qu’à des médecins,Autour du moribond ne songeaient qu’aux larcins.Des maux intérieurs c’était la conséquenceQue la France au dehors changeât de contenance.L’honneur national, si cher au grand Henri,Mourait avec le reste aux mains du favori,Et, l’État n’étant plus assez puissant ni richePour mettre une barrière à la maison d’Autriche,On ne consomma point notre honte à demi :On attela la France au char de l’ennemi !Ah ! sire, vous parliez du sang de votre pèreQu’en vos veines le joug d’un ministre exaspère :C’est là qu’il aurait dû s’indigner et bouillir,Avant que de laisser l’opprobre s’accomplir !LE ROI.
Doutez-vous que l’honneur de la France m’émeuve ?RICHELIEU.
Comment en douterais-je ? En suis-je pas la preuve ?Si vous ne l’aimiez pas, la France, avec ferveur,Auriez-vous supporté le joug de son sauveur ?Parlons à cœur ouvert en rompant notre chaîne :Si vous me haïssez, je comprends votre haine,Car Richelieu peut-être, à votre place, eût euPlus de haine que vous, sire, et moins de vertu.LE ROI.
Mais peut-être Louis avec votre génieAurait à votre place eu moins de tyrannie.RICHELIEU.
Si je ne vous avais toujours forcé la main,Notre œuvre à moitié faite avortait en chemin.Dans les temps d’anarchie et de lutte où nous sommes,Il faut violenter les choses et les hommes ;Le despotisme seul féconde le chaos ;Je veux ! — L’enfantement du monde est dans ces mots.— Et d’ailleurs, le succès a passé la souffrance !Voyez la royauté, c’est-à-dire la France,Assise fortement, les deux pieds appuyésSur les débris fumants des partis foudroyés !Elle a pu, réduisant chez elle les divorces,Sur l’impie étranger lancer toutes ses forces.Ses revers au début ne m’inquiètent pas :Elle est comme un cheval qui choppe au premier pas,Mais dont l’emportement, croissant dans la carrière,Ne connaît bientôt plus ni fossé ni barrière.Qu’on ne détourne pas sa course, et je prétendsQu’elle prenne la tête avant qu’il soit longtemps !Sire, je vous le dis : un grand siècle commence,De tous côtés il s’ouvre un horizon immense ;Le monde ancien expire, et c’est de nos travaux,Sire, que datera l’ère des temps nouveaux.Quelle gloire à cueillir ! et quelle grande choseFera mon successeur, s’il comprend et s’il ose !Mais je le cherche en vain, cet esprit ferme et sûrQui pourra de mes plans récolter le fruit mûr,Et j’aurai la douleur de voir tomber mon œuvreEntre les mains d’un traître ou celles d’un manœuvre.LE ROI.
C’est un orgueil que rien ne saurait surpasserDe ne vous croire pas possible à remplacer.RICHELIEU.
Sire, si je l’étais, pourquoi donc votre haineS’est-elle en me gardant imposé tant de gêne ?LE ROI.
Si vous ne l’étiez pas, vous l’êtes aujourd’hui :Vos solides travaux forment un point d’appuiSur lequel l’ouvrier, même le plus novice,Pourra d’après vos plans achever l’édifice.RICHELIEU.
Pour moi, je ne connais propre à me succéderQue le père Joseph.LE ROI.
Mieux vaudrait vous garder.Non, non ; le successeur que mon choix vous destineAssiste à vos travaux depuis leur origine ;Je puis entièrement m’assurer sur sa foi,Car, en un mot, monsieur, ce successeur c’est moi.RICHELIEU.
Vous, sire ?LE ROI.
Moi, monsieur. Qu’en pensez-vous ?RICHELIEU.
Rien, sire.LE ROI.
Vous me blâmez au fond, et n’osez pas le dire.RICHELIEU.
Quand mon maître résout, je ne sais qu’approuver ;Seulement je prévois ce qui peut arriver ;Que Votre Majesté tout d’abord s’évertueEt soutienne un moment le fardeau qui me tue,Je le crois. Mais bientôt, sous la charge accablé,Peut-être même aussi par des revers troublé,Vous rouvrirez la porte aux avis d’une mèreQue vous rappellerez d’un exil nécessaire.LE ROI.
Peut-être !RICHELIEU.
C’est certain : vous êtes trop bon filsPour la traiter aussi durement que je fis.Une fois revenue, au conseil avec elleRentreront votre frère et toute sa… séquelle ;Parmi cet entourage à l’Espagne gagné,Fléchissez un instant, et tout est ruiné.La féodalité triomphe avec l’Autriche,Et le sol labouré par moi retourne en friche.LE ROI.
J’admire pour combien votre sagacitéCompte dans ses calculs mon imbécillité.Que votre inquiétude en ce point se rassure !Je ne suis pas un roi fainéant, je vous jure,Et j’ai pu supporter un maire du palais,Sans être maniable à mes autres valets.RICHELIEU.
Personne autant que moi, sire, ne le souhaite.Je vois, à la façon dont mon maître me traite,Qu’il faut me retirer.LE ROI.
Adieu, monsieur, adieu.RICHELIEU.
Ne faites pas cela, non, sire, au nom de Dieu !LE ROI.
Monsieur !RICHELIEU.
Permettez-moi l’orgueilleuse assuranceDe dire que je suis nécessaire à la France !Moi seul peux jusqu’au bout soutenir le fardeau ;Laissez-moi ce pouvoir qui me mène au tombeau.LE ROI.
Vos dédains des grandeurs, monsieur, ne durent guère !RICHELIEU.
Ah ! sire, il s’agit bien d’ambition vulgaire !Pouvez-vous soupçonner d’intérêt personnelL’homme qui veut rester dans un poste mortel ?Mais ne m’arrachez pas mon œuvre inachevée.Sire ! mon existence à ma tâche est rivée !C’est le seul rêve humain dont je sois convaincu,Et je dois en mourir, puisque j’en ai vécu.LE ROI.
Quand donc permettrez-vous à mon tour que je vive ?RICHELIEU.
Que la vérité, sire, une fois vous arrive !Ne vous abusez pas sur votre mission :C’est la vertu des rois que l’abnégation,Et n’appréhendez pas qu’elle vous rapetisse,Sire : un homme est bien grand par un grand sacrifice.LE ROI.
À vous toute la gloire, à moi l’obscurité !Votre orgueil a besoin de mon humilité.RICHELIEU.
S’il faut que cet orgueil devant vous s’humilie,Voyez : mon front blanchi s’incline, et je supplie.Sire, daignez sauver la France par mes mains,Et, dépouillant tous deux les intérêts humains,Sachons sacrifier à l’auguste patrie,Le monarque sa haine et le sujet sa vie !LE ROI.
Je ne peux plus !RICHELIEU.
Eh bien, je vous en avertis,Vous répondrez à Dieu des malheurs du pays ;Car, je l’affirme ici sur mon âme immortelle,La France périra si je m’éloigne d’elle.LE ROI.
À défaut de génie, ô divin Créateur !Donnez la patience à votre serviteur !— Régnez, si le salut de mon État l’ordonne ;Je vous laisse le sceptre et garde la couronne.Mais soyez assez grand, juste et victorieux,Pour que mon sacrifice ait raison à mes yeux,Et qu’à mes successeurs l’éclat de votre gloire,Expliquant ma conduite, absolve ma mémoire.RICHELIEU.
Oh ! sire…LE ROI.
Pas un mot, pas un remerciement.Les dépêches sont là : lisez tranquillement.Pour moi, que les destins de la France rejettent,Je retourne à mes chiens, — seuls amis qui me fêtent.RICHELIEU.
Dans son abaissement il est plus grand que moi.— Le royaume est sauvé ! Dieu protége le roi !
Les Triumvirs de la Convention
DANTON.
Le triomphe est complet. Nous sommes tout-puissants ;Le peuple élève aux cieux nos noms retentissants.Tout nous appartient, clubs, comités, ministères,Justice, emplois civils et forces militaires ;Et la Convention acclame sans débatsNos décrets, qu’elle vote et ne discute pas.La Gironde a longtemps balancé notre empire,Les destins sont fixés et la Gironde expire.La révolution est à nous cette fois.Eh bien ! qu’en ferons-nous, puisqu’elle est à nous trois ?ROBESPIERRE.
La révolution n’appartient à personne,Je ferai, quant à moi, ce que le peuple ordonne.DANTON.
Eh ! sans doute, le peuple est souverain, c’est dit ;Mais tu n’es pas aux clubs où cela s’applaudit.Laissons donc entre nous ce mot sonore et vide ;On sait bien que le peuple a besoin qu’on le guide.Je dis qu’il faut régler par un commun accordLa révolution dont nous tenons le sort.— Voulez-vous la pousser jusques aux derniers actes,Ouvrir aux passions toutes leurs cataractes,Et tout bouleverser, au point que le soleilN’aura pas encor vu cataclysme pareil ?— Nous le pouvons. Pourtant, songez-y, vous dirai-je ;Nous avons abattu le dernier privilége ;Que reste-t-il encor qui puisse être emporté,Sinon les fondements de la société ?— Croyez-vous que la crise approche de son terme ?Voulez-vous établir un gouvernement ferme ?Nous le pouvons. D’un mot, créateurs ou fléaux,Nous allons faire l’ordre ou faire le chaos.De l’audace, ai-je dit en lançant le tonnerre,L’audace est l’instrument révolutionnaire ;Mais après la bataille il faut pacifier ;Nous avons démoli, sachons édifier.Autres sont les moyens de construire et d’abattre :S’il fallait faire peur quand il fallait combattre ;Quand nous avons vaincu nous devons consommerL’œuvre républicaine en la faisant aimer :Elle aura tous les cœurs si l’ordre recommence.Pour cela que faut-il ? La force et la clémence.L’égalité, respect à la Convention,Nous allons faire l’ordre ou faire le chaos.De l’audace, ai-je dit en lançant le tonnerre,L’audace est l’instrument révolutionnaire ;Mais après la bataille il faut pacifier ;Nous avons démoli, sachons édifier.Autres sont les moyens de construire et d’abattre :S’il fallait faire peur quand il fallait combattre ;Quand nous avons vaincu nous devons consommerL’œuvre républicaine en la faisant aimer :Elle aura tous les cœurs si l’ordre recommence.Pour cela que faut-il ? La force et la clémence.L’égalité, respect à la Convention,Gouvernement puissant, unité d’action,Tout est là ! Mais d’abord désarmons la Commune.Deux souverainetés, c’est trop. Il n’en faut qu’une.Qu’en dis-tu, Robespierre ?ROBESPIERRE.
Ah ! que demandes-tu ?Je suis bien fatigué d’avoir tant combattu.À quoi bon les efforts du patriote austère ?La vertu fut toujours trop rare sur la terre,Et l’on se décourage à poursuivre ici basLe bien que l’on veut faire et que l’on ne fait pas.(À part.) DANTON. (Haut.)
Bon ! sa vieille chanson ! — Essayons tous ensemble.ROBESPIERRE.
Les essais ne sont pas si faciles qu’il semble.La liberté ne vit que par les bonnes mœurs ;Pour réformer l’État, réformez donc les cœurs ;Sinon, vainqueurs d’un roi, mais vaincus par le vice,Vous n’aurez fait bientôt que changer de service.Eh bien ! substituer pour le commun bonheurLes lois de la morale aux lois d’un faux honneur,La raison éclairée au sombre fanatisme,Le devoir au calcul, l’amour à l’égoïsme,Développer l’essor des instincts généreux,Ne pas souffrir qu’en France il soit un malheureux,Fonder l’égalité, ce beau rêve du juste,En faisant respecter ce qui doit être auguste,Ce n’est pas là, Danton, l’effet d’un coup de main ;C’est un travail immense et le chef-d’œuvre humain ;Et la probité seule, alliée au génie,Peut des mœurs et des lois créer cette harmonie.DANTON, à part.
Déclamateur !MARAT, à part.
Tartufe !DANTON.
Un chef-d’œuvre en effet !Pour en venir à bout dis-nous comment on fait.ROBESPIERRE.
Cultivez la raison ; l’instruction premièreDoit luire à tout le monde ; ainsi que la lumière.Formez la conscience, et d’abord sachez bien,S’il ne parle de Dieu, que ce mot ne dit rien.On foule aux pieds la loi qui n’a pas pour tutelleLe dogme d’un Dieu juste et d’une âme immortelle.Dogmes consolateurs, soutenez l’innocent !Troublez, dogmes vengeurs, le crime pâlissant !Célestes alliés de la justice humaine,Épurez, exaltez l’âme républicaine !Vous faites les héros, et l’athéisme abjectFait le tyran cruel et le lâche sujet.DANTON.
D’accord : et je partage en tout point ta doctrine ;Encor faut-il du temps avant qu’on l’enracine.Les enfants grandiront sans doute et leur raisonPortera d’heureux fruits, quand viendra la saison ;Mais le peuple actuel, qui manqua de bons maîtres,Nous peut, en attendant, jeter par les fenêtres.Je ne vois rien d’où sorte un prochain résultat ;J’entends le philosophe et non l’homme d’État.J’ai peur qu’à dire vrai tes regards ne se noientDans un fond vaporeux dont les lignes ondoient,Et que tous ces grands mots, bonheur, vertu, raison,Dont la demi-lueur flotte sur l’horizon,N’éclairent qu’une vague et fausse perspectiveQu’on voit s’évanouir aussitôt qu’on arrive.ROBESPIERRE.
Oui, je sais que ces mots excitent tes dédains ;Ils faisaient, avant toi, rire les Girondins.Tous les ambitieux ont eu cette méthode.Le matérialisme à leurs plans est commode.Corrompus, corrupteurs, ils avaient observéQu’on asservit sans peine un peuple dépravé.César, qui méditait l’esclavage de Rome,Soutient qu’après la mort rien ne survit à l’homme54.Mais Socrate mourant entretient ses amisDes immortels destins que Dieu nous a promis55.Je sais aussi, je sais que la vertu succombe ;Le chemin du devoir est celui de la tombe.Haï, calomnié dans ses meilleurs desseins,L’homme intègre est toujours entouré d’assassins.Eh bien ! je m’abandonne à leurs mains scélérates.Je boirai sans regret la coupe de Socrates.DANTON.
On ne te l’offre pas. — Voyons, parle, Marat.MARAT.
Ah ! tu t’abaisses donc jusqu’à moi, frère ingrat ?Et Marat n’est donc plus ce maniaque acerbeQui compromet les plans de Danton le superbe ?Je ne suis ni cafard, ni faiseur de discours,Et vais tout droit au but, par des chemins très-courts.Eh bien ! la liberté ne sera pas fondée,Si l’on ne suit ma simple et lumineuse idée.On la connaît déjà ; je l’ai dans mes écritsIndiquée aux penseurs et non aux beaux esprits.Il faut qu’on nomme un chef, un tribun militaire,Un dictateur ; le nom ne fait rien à l’affaire :Il faut que ce tribun, entouré de licteurs,Recherche et mette à mort tous les conspirateurs,De crainte des abus, que son unique tâcheSoit de faire tomber les têtes sous la hache,Et qu’un boulet aux pieds, insigne du pouvoir,L’enchaîne au châtiment, s’il manque à son devoir.Je coupe ainsi d’un coup les trames qu’on prépare,Et j’épargne te sang dont il faut être avare.DANTON, à Robespierre.
Toujours fou !MARAT.
L’an passé, c’était encor plus sûr.Nous jouirions déjà du calme le plus pur.Cent têtes qu’il fallait couper en temps utileNous auraient dispensés d’en couper trois cent mille.ROBESPIERRE.
Trois cent mille !MARAT.
Ah ! Danton, j’avais espoir en toiJe voulais te donner ce redoutable emploi :Ton audace m’a plu, mais j’ai connu bien viteQue l’audace était grande et la sphère petite.Ton esprit ne sait pas planer dans ces hauteursOù tout scrupule échappe aux vrais législateurs.Les terrestres liens t’empêchent de m’y suivre ;D’un misérable orgueil ta parole t’enivre ;Des flatteurs empressés te prodiguent l’encens ;L’or, l’amour, les festins ont captivé tes sens,Et la dépouille belge, hélas ! est la CapoueOù le victorieux dans la mollesse échoue.ROBESPIERRE.
J’en connais de plus fous.MARAT.
J’ai, la lanterne en main,Cherché ; je n’ai point vu d’homme sur mon chemin.L’un manque de grandeur, et l’autre de courage.Alors ce sera moi qui ferai votre ouvrage.DANTON.
Enfin, que veux-tu donc ?MARAT.
Je ne pense pas, moi,Que tout soit terminé dès qu’on n’a plus de roi.C’est le commencement. — Je sais que chez les nôtresQuelques-uns ne voulaient que la place des autres,Et tiennent que chacun doit être satisfait,Quand ce sont eux qui font ce que d’autres ont fait.Leur révolution se mesure à leur taille.— Ce n’est pas pour si peu, Danton, que je travaille.Ami du peuple hier, je le suis aujourd’hui.J’ai souffert, j’ai lutté, j’ai haï comme lui ;Misère, oubli, dédain, hauteur patricienne,Ses affronts sont les miens ; sa vengeance est la mienne.Il le sait ; il défend celui qui le défend.Or, je porterai loin son drapeau triomphant !Il ne me suffit pas d’un changement de forme,Au sein des profondeurs j’enfonce la réforme ;Je veux, armé du soc, retourner les sillons ;À l’ombre les habits ! au soleil les haillons !Je veux que la misère écrase l’opulence,Que le pauvre à son tour ait le droit d’insolence,Qu’on tremble devant ceux qui manqueront de pain,Et qu’ils aient leurs flatteurs, courtisans de la faim.Chapeau bas, grands seigneurs, bourgeois et valetaille !Vos maîtres vont passer : saluez la canaille !— Oh ! ce sont des plaisirs lentement savourés,Et qui compensent bien tant d’affronts dévorés,Que cet abaissement d’une classe arrogante,Se parant gauchement de la veste indigente,S’exerçant aux jurons, et, chute sans grandeur,Des cris qu’elle déteste exagérant l’ardeur !DANTON.
Morbleu ! la liberté ne veut pas de despotes,Chapeau bas, grands seigneurs ! chapeau bas, sans-culottes !Et saluez la loi, non les individus ;Car ce n’est qu’à la loi que ces respects sont dus.Le nouveau droit commun confond toutes les classes ;Je ne distingue plus ni familles ni races ;Le peuple est tout le monde, et les nobles anciens,Tombés nobles, se sont relevés citoyens !MARAT.
Tu n’y comprends rien.DANTON.
Non, je n’ai pas ce génie ;Je veux tout simplement briser la tyrannie ;Qu’elle vienne d’en haut, qu’elle vienne d’en bas,Elle est la tyrannie, et je ne l’aime pas.MARAT.
C’est fort bien, va du pauvre au riche que tu flattes,Prends-toi d’amour subit pour les aristocrates ;Va, va, ce n’est pas toi qui les peux relever ;Prends garde de te perdre en voulant les sauver.Quant au peuple, il saura se passer de ton aide.Tu m’as interrogé, Je t’ai dit le remède…DANTON.
Beau remède !MARAT.
Nommez sans délai, sans retard,Nommez un dictateur ; demain sera trop tard.Le peuple vengera lui-même son injure,Et ce sera terrible, alors, je vous le jure.Rien n’arrêtera plus l’effusion du sang ;Moi-même à la régler je serais impuissant.Le peuple brandissant le glaive de l’archange :« Bavardez, dira-t-il, bavardez ; je me venge. »Et son glaive au fourreau ne sera point remis,Qu’il n’ait exterminé ses derniers ennemis :Courtisans, financiers, accapareurs, pirates,Robins, calotins, bref, tous les aristocrates.DANTON.
Aristocrates ! bah ! vieux mot, spectre abattu !Où sont-ils ? qui sont-ils ! à quoi les connais-tu ?MARAT.
C’est facile : les mains blanches et délicates,Les dentelles, l’habit de soie, — aristocrates !Quiconque est en voiture, ou sort de l’Opéra,Tient maison, a valets, chevaux, et cætera,Aristocrate ! — On peut le tuer sans scrupule.DANTON.
C’est la pleine démence.ROBESPIERRE.
Atroce et ridicule !DANTON.
La fièvre est dans tes yeux et brise ton accent ;Les persécutions ont enflammé ton sang ;Les cachots souterrains, qui t’ont prêté leur ombre.Ont laissé sur ton cœur quelque chose de sombre.Repose-toi, Marat, et sache à ce proposQue la Convention te permet le repos.MARAT.
C’est beaucoup d’intérêt ; merci, je t’en dispense.Je ne suis pas encor si malade qu’on pense.Sois tranquille ; il me reste, en ce corps si chétif,Pour ôter plus d’un masque un sang assez actif.Oui, j’ai vécu trois ans dans les caves funèbres ;Comme l’oiseau de nuit, j’ai hanté les ténèbres ;J’en suis fier : c’est de là que, malgré les tyrans,La vérité dardait ses rayons pénétrants.Et voilà donc le fruit de mes longues alarmes !Ainsi contre moi-même on en tire des armes !L’homme des souterrains est sanguinaire et fou ;J’ai la soif d’un vampire et les yeux d’un hibou ;Ambitieux, dit l’autre ; et c’est encor clémence,Quand je suis seulement accusé de démence.Ambitieux ! Pourquoi ? j’ignore les besoins.(Il montre son logement.)
Voyez : quel Phocion s’est contenté de moins !— Un fou ! mais j’en appelle à ma plume savante ;J’ai fait jusqu’à ce jour vingt livres, et m’en vante.— Un homme sanguinaire ! Ah ! je fus toujours doux ;Cœurs sensibles et bons, je m’en rapporte à vous !C’est la sainte équité, c’est la philanthropieQui m’ont seules armé contre une caste impie.Il me fut démontré qu’épargner cent coquins,C’est vouer à la mort mille républicains ;Dès lors quel cœur de fer, quel homme sans entraillesEût condamné la France à tant de funérailles !Et quand c’est pour sauver tout un peuple innocent,Sied-il de marchander quelques gouttes de sang ?— Par exemple, à quoi donc vous sert la guillotine,Puisque vous laissez vivre et Biron et Custine ?DANTON.
Comment ! deux généraux !MARAT.
Deux Dumouriez ! PourquoiN’extermine-t-on pas la famille du roi ?DANTON.
Des femmes !MARAT.
Que fait-on, l’échafaud les demande,De Vergniaud, de Brissot et de toute leur bande ?DANTON.
Des représentants !MARAT.
Non ; des rebelles, morbleu !Barbaroux, leur ami, met l’Occident en feu.Plus d’une fois déjà j’ai demandé leurs têtes,Mais la Convention ne lit pas mes requêtes ;On me croit moribond, n’est-il pas vrai ? tout beau !Messieurs ; ne pleurez pas déjà sur mon tombeau.Cette troisième lettre est aux autres pareille ;Si la Convention fait encore sourde oreille,Malade, frissonnant, fiévreux, je me feraiPorter à la tribune et je vous la lirai.Pour toi, Danton, j’aurai l’œil sur tes défaillances.Ami de Dumouriez, veille à tes alliances !Je ne sais par quel dieu son bras fut désarmé ;Mais Achille a paru bien mou, le trente-un mai.Adversaire courtois, sous une forme rude,Tu frappais la Gironde avec mansuétude ;Tu regrettais de vaincre et de couper les fleursDont s’émaillait l’esprit de ces jolis parleurs,Si bien que, débutant par des coups de tonnerre,L’orage s’épuisait en fracas débonnaire.La haine est pour ton cœur un fardeau trop pesant ?Tant pis ! — Il faut haïr un parti malfaisant.L’indulgence est un jeu plus brillant, je l’avoue,Mais un jeu dangereux pour celui qui le joue.DANTON.
Fais ce que tu voudras, morbleu ! — Je suis dresséÀ menacer, et non à me voir menacé.Je m’appelle Danton. Vois-tu cette main largeQui broie un trône, et lance un peuple au pas de charge ?Ne la trouves-tu pas assez forte, dis-moi,Pour t’écraser toi-même en s’abattant sur toi ?Va, ma tête est solide encor sur mon épaule ;La révolution tourne autour de ce pôle.Trouve un autre Danton, si tu peux ! Jusque-là,Regarde avec respect la tête que voilà.Écoute, je suis franc ; ne craignant rien au monde,J’ai voulu, comme vous, abattre la Gironde.Si j’avais appuyé ceux que j’ai combattus,Ils seraient les vainqueurs, vous seriez les battus.J’ai voulu leur défaite et ne veux pas leurs têtes ;Ils sont représentants aussi bien que vous l’êtes ;Je ne veux plus livrer ce nom à des méprisQue le peuple déjà n’a que trop bien appris.Plus d’échafaud, d’ailleurs, ni pour eux, ni pour d’autres !Mes yeux ne sont pas plus timides que les vôtres ;Je comprends un moment de colère, un frisson,Un vertige sanglant qui trouble la raison,Déchaîne les instincts de la bête féroce,Et pousse tout un peuple à quelque drame atroce ;L’humanité gémit et se voile le front ;C’est la vengeance, c’est épouvantable et prompt.— Mais que la fièvre cesse et la soif soit la même !Ériger froidement l’échafaud en système !Fi donc ! — j’aimerais mieux, mourant avec honneur.Être guillotiné qu’être guillotineur !MARAT.
À ton gré !ROBESPIERRE.
Citoyens, trêve à cette dispute !Le patriote est calme et gravement discute !DANTON.
Morbleu ! je parle haut et ne pratique pasLa prudence de ceux qui s’indignent tout bas,MARAT.
Le silence est habile, et plus d’un bon apôtreSait, entre deux partis, ménager l’un et l’autre.ROBESPIERRE.
Je ne ménage rien, Marat. — Quand il le faut,Je suis homme, Danton, à savoir parler haut.— Toujours le bien public me dicta ma réponse ;Et puisque vous voulez qu’ici je me prononce,Deux partis dangereux se disputent l’État :L’un pousse à la faiblesse, et l’autre à l’attentat.Ceux-là, les corrompus, sont prompts à l’indulgence ;Ceux-ci, les forcenés, ne rêvent que vengeance ;Les uns veulent fonder, noblesse pire encor,La noblesse bourgeoise et le règne de l’or ;Les autres, appelant le pillage à leur aide,Lâchent les indigents sur celui qui possède.C’est le vice ou l’excès. — Eh bien ! je ne suis pasDu parti des Verrès, ni des Catilinas...— J’aime le peuple ; à lui le souverain pouvoir !Mais je ne fais appel qu’à l’instinct du devoir.Je parle au dévoûment, et non pas à l’envie ;Ma voix par la morale au bonheur le convie.Quand luiront-ils pour nous ces beaux jours fraternels ?Quand nous ne craindrons plus les complots criminels.L’échafaud jusqu’alors est encor salutaire ;L’homme juste, à regret, s’en fait une arme austère ;C’est aux mains des vertus qu’il remet la terreur ;Il punit sans faiblesse et punit sans fureur.DANTON.
J’entends : une façon de tuer pastorale,Un bourreau vertueux pratiquant la morale !ROBESPIERRE.
Il est vrai que septembre y va d’autre façon,Et peut, quant aux bourreaux, nous faire la leçon,DANTON.
Ah ! septembre ! — c’est bien. — Ô justice dernière !Il me manquait encor d’indigner Robespierre !Puisqu’un homme sans haine et sans mauvais orgueilNe reçoit nulle part un généreux accueil,Puisqu’on ne trouve ici, pour raison politique,Que fureur insensée ou chimère emphatique,Adieu. — J’ai pu faillir dans le feu des combats ;Quel est le combattant qui ne s’emporte pas ?Mais la postérité dira, pour être juste,Qu’un souffle humain sortait de ce poumon robuste ;Qu’implacable au superbe, et clément au vaincu,Ma colère au combat n’a jamais survécu.
Le Peuple athénien.
LE CHŒUR DES GUÊPES.
Maintenant, spectateurs, si l’un de vous s’étonneDes transformations qu’il voit dans ma personne ;S’il veut savoir pourquoi, si bien défiguré,J’ai les traits d’une guêpe et son dard acéré,Il le saura bientôt : je vais vous en instruire.Qui je suis ? Un tel dard suffit pour vous le dire :Attique. — C’est mon nom. J’affirme que je suisSeul autochthone et seul enfant de ce pays.Race guerrière et forte ; en toute circonstance,Athènes de ses fils a connu la vaillance.Le Barbare l’atteste, et peut s’en souvenir.Un jour, il apparut : il venait envahir,Il venait inonder de feux et de fuméeNos guêpiers qu’il voulait, Athènes bien-aimée.Téméraire !… — Aussitôt, enivrés de courroux,Homme contre homme, allant, courant, bondissant tous,Tous, la lance en arrêt, serrant les dents de rage,Nous ouvrîmes du coup la lutte et le carnage.Que de traits ! Le soleil en était obscurci !Et le soir, l’ennemi chassé sortait d’ici,Grâce aux dieux ! — Nos guerriers, gage de sa défaite,Avaient avant la lutte aperçu la chouette.Il eût fallu nous voir comme nous les poussions,Le glaive dans les reins, ces épais bataillons !Ils fuyaient… Mais nos dards, achevant notre ouvrage,Leur transperçaient encor les yeux et le visage57.Demandez-leur quel peuple est vaillant entre tous :« C’est votre guêpe attique, avoueront-ils, c’est vous !… »J’étais terrible alors. Je m’élançais sans crainte.Jusque sur leurs vaisseaux leur troupe était atteinte.C’est qu’alors, citoyens, sans fourbe et sans détour,Loin d’être sycophante et d’aimer les discours,À de plus nobles soins, ailleurs on avait l’âme.On était matelot, on n’aimait que sa rame ;Et l’on prenait ainsi provinces et cités,Et les Mèdes ainsi par nous étaient domptés,Et nous vous rapportions ces revenus superbesQue mangent aujourd’hui vos gouvernants imberbes.
Dénouement de la Ciguë
CLINIAS.
Allez ! cette existence, à l’instant de finir,Ne vaut pas un regret, pas même un souvenir.Ma mort est nécessaire ; il faut que je périssePour me tirer enfin de ce bourbier du vice.
HIPPOLYTE.
Lorsque je vous dois tant…CLINIAS.
Vous ne me devez rien.C’est moi qui vous dois tout, et vous le savez bien ;Je vous dois… un instant de fierté qui m’enivre ;Je vous dois de mourir tel que j’aurais dû vivre !Dans un dédain haineux mon cœur s’était serréAu spectacle des gens dont j’étais entouré,Et j’avais, méprisant compagnons et maîtresses,Laissé tarir en moi la source des tendresses.Enfin de ces méchants j’étais presque l’égal,Et n’avais plus de bon que la haine du mal,Quand vous êtes venue en mon orgueil arideÉpancher la fraîcheur de votre âme limpide,Et mettre dans mon cœur, aux portes du tombeau,La douceur d’admirer quelque chose de beau.HIPPOLYTE.
Ah ! seigneur, vous vivrez ! votre âme raffermieSans fléchir maintenant peut soutenir la vie ;Vous saurez, fatigué d’un spectacle odieux,Qu’il existe des cœurs où reposer vos yeux...
La Popularité
Écoute :La popularité, que pour toi je redoute,Commence, en nous prenant sur ses ailes de feu,Par nous donner beaucoup et nous demander peu.Elle est amie ardente ou mortelle ennemie,Et, comme elle a sa gloire, elle a son infamie.Jeune, tu dois l’aimer : son charme décevantFait battre mon vieux cœur, il m’enivre ; et souvent ;Au fond de la tribune où ta voix me remue,Quand d’un même transport toute une chambre émueSe lève, t’applaudit, te porte jusqu’aux cieux,Je sens des pleurs divins me rouler dans les yeux.Mais, si la volonté n’est égale au génie,Cette faveur bientôt se tourne en tyrannie.Tel qui croit la conduire est par elle entraîné :Elle demande alors plus qu’elle n’a donné.On fait pour lui complaire un premier sacrifice,Un second, puis un autre : et quand à son capriceOn a cédé fortune et repos et bonheur,Elle vient fièrement vous demander l’honneur ;Non pas cet honneur faux qu’elle-même dispense,Mais l’estime de soi qu’aucun bien ne compense.Ou l’honnête homme alors, ou le dieu doit tomber :Vaincre dans cette lutte est encor succomber.On résiste, elle ordonne ; on fléchit, elle opprimeEt traîne le vaincu des fautes jusqu’au crime.De son ordre, au contraire, avez-vous fait mépris :Cachez-vous, apostat, ou voyez à ses crisSe dresser de fureur ceux qu’elle tient en lessePour flatter qui lui cède et mordre qui la blesse :Des vertus qu’ils n’ont plus ces détracteurs si bas.Ces insulteurs gagés des talents qu’ils n’ont pas.Elle excite leur meute, et les pousse, et se vengeEn vous jetant au front leur colère et leur fange.Voilà ce qu’elle fut, ce qu’elle est de nos jours,Ce qu’en un pays libre on la verra toujours ;Et s’il faut être enfin ou paraître coupable,Laissant là l’honneur faux pour l’honneur véritable,Souviens-toi qu’il vaut mieux tomber en citoyenSous le mépris de tous, que mériter le tien.
Le Misanthrope. — Scène des portraits.
CLITANDRE.
Parbleu ! je viens du Louvre, où Cléonte, au levé,Madame, a bien paru ridicule achevé.N’a-t-il point quelque ami qui pût, sur ses manières,D’un charitable avis lui prêter les lumières ?CÉLIMÈNE.
Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort :Partout il porte un air qui saute aux yeux d’abord ;Et lorsqu’on le revoit après un peu d’absence,On le retrouve encor plus plein d’extravagance.ACASTE.
Parbleu ! s’il faut parler de gens extravagants,Je viens d’en essuyer un des plus fatigants :Damon, le raisonneur, qui m’a, ne vous déplaise,Une heure au grand soleil tenu hors de ma chaise.CÉLIMÈNE.
C’est un parleur étrange, et qui trouve toujoursL’art de ne vous rien dire avec de grands discours :Dans les propos qu’il tient on ne voit jamais goutte,Et ce n’est que du bruit que tout ce qu’on écoute.ÉLIANTE.
Ce début n’est pas mal ; et contre le prochainLa conversation prend un assez bon train.CLITANDRE.
Timante encor, madame, est un bon caractère.CÉLIMÈNE.
C’est de la tête aux pieds un homme tout mystère,Qui vous jette en passant un coup d’œil égaré,Et, sans aucune affaire, est toujours affairé.Tout ce qu’il vous débite en grimaces abonde ;À force de façons il assomme le monde ;Sans cesse il a tout bas, pour rompre l’entretien,Un secret à vous dire, et ce secret n’est rien :De la moindre vétille il fait une merveille,Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreilleACASTE.
Et Géralde, madame !CÉLIMÈNE.
Ô l’ennuyeux conteur !Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur ;Dans le brillant commerce il se môle sans cesse,Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse.La qualité l’entête ; et tous ses entretiensNe sont que de chevaux, d’équipage et de chiens ;Il tutoie, en parlant, ceux du plus haut étage,Et le nom de monsieur est chez lui hors d’usage.CLITANDRE.
On dit qu’avec Bélise il est du dernier bien.CÉLIMÈNE.
Le pauvre esprit de femme et le sec entretien !Lorsqu’elle vient me voir je souffre le martyre :Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire ;Et la stérilité de son expressionFait mourir à tous coups la conversation.En vain, pour attaquer son stupide silence,De tous les lieux communs vous prenez l’assistance ;Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud,Sont des fonds qu’avec elle on épuise bientôt.Cependant sa visite, assez insupportable,Traîne en une longueur encore épouvantable ;Et l’on demande l’heure, et l’on bâille vingt fois,Qu’elle grouille aussi peu qu’une pièce de bois.ACASTE.
Que vous semble d’Adraste ?CÉLIMÈNE.
Ah ! quel orgueil extrême ?C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même :Son mérite jamais n’est content de la cour ;Contre elle il fait métier de pester chaque jour ;Et l’on ne donne emploi, charge ni bénéfice,Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.CLITANDRE.
Mais le jeune Cléon chez qui vont aujourd’huiNos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui ?CÉLIMÈNE.
Que de son cuisinier il s’est fait un mérite,Et que c’est à sa table à qui l’on rend visite.ÉLIANTE.
Il prend soin d’y servir des mets fort délicats.CÉLIMÈNE.
Oui ; mais je voudrais bien qu’il ne s’y servît pas :C’est un fort méchant plat que toute sa personne,Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu’il donne.PHILINTE.
On fait assez de cas de son oncle Damis.Qu’en dites-vous, madame ?CÉLIMÈNE.
Il est de mes amis.PHILINTE.
Je le trouve honnête homme, et d’un air assez sage.CÉLIMÈNE.
Oui ; mais il veut avoir trop d’esprit, dont j’enrage.Il est guindé sans cesse, et, dans tous ses propos,On voit qu’il se travaille à dire de bons mots.Depuis que dans sa tête il s’est mis d’être habile,Rien ne touche son goût, tant il est difficile !Il veut voir des défauts à tout ce qu’on écrit,Et pense que louer n’est pas d’un bel esprit,Que c’est être savant que trouver à redire,Qu’il n’appartient qu’aux sots d’admirer et de rire ;Et qu’en n’approuvant rien des ouvrages du temps,Il se met au-dessus de tous les autres gens.Aux conversations même il trouve à reprendre :Ce sont propos trop bas pour y daigner descendre ;Et, les deux bras croisés, du haut de son espritIl regarde en pitié tout ce que chacun dit.ACASTE.
Dieu me damne ! voilà son portrait véritable.CLITANDRE, à Célimène.
Pour bien peindre les gens vous, êtes admirable.ALCESTE.
Allons ferme ! poussez, mes bons amis de cour,Vous n’en épargnez point, et chacun a son tour :Cependant aucun d’eux à vos yeux ne se montre,Qu’on ne vous voie, en hâte, aller à sa rencontre,Lui présenter la main, et d’un baiser flatteurAppuyer le serment d’être son serviteur.CLITANDRE.
Pourquoi s’en prendre à nous ? Si ce qu’on dit vous blesse,Il faut que le reproche à madame s’adresse.ALCESTE.
Non, morbleu ! c’est à vous ; et vos ris complaisantsTirent de son esprit tous ces traits médisants.Son humeur satirique est sans cesse nourriePar le coupable encens de votre flatterie ;Et son cœur à railler trouverait moins d’appas,S’il avait observé qu’on ne l’applaudit pas.C’est ainsi qu’aux flatteurs on doit partout se prendreDes vices où l’on voit les humains se répandre.PHILINTE.
Mais pourquoi pour ces gens un intérêt si grand,Vous qui condamneriez ce qu’en eux on reprend ?CÉLIMÈNE.
Et ne faut-il pas bien que monsieur contredise ?À la commune voix veut-on qu’il se réduise,Et qu’il ne fasse pas éclater en tous lieuxL’esprit contrariant qu’il a reçu des cieux ?Le sentiment d’autrui n’est jamais pour lui plaire ;Il prend toujours en main l’opinion contraire,Et penserait paraître un homme du commun,Si l’on voyait qu’il fût de l’avis de quelqu’un.L’honneur de contredire a pour lui tant de charmes,Qu’il prend contre lui-même assez souvent les armes ;Et ses vrais sentiments sont combattus par lui,Aussitôt qu’il les voit dans la bouche d’autrui.
La Vertu véritable.
CLORINDE.
Non, non ! restez, mademoiselle.Car pénible pour vous et pour moi douloureux,Cet entretien pourtant importe à toutes deux.CÉLIE.
Mon Dieu, je ne suis pas votre juge, madame.CLORINDE.
Vous me jugez pourtant et d’un sévère blâme !Oui, ma vie est coupable, oui, mon cœur a failli...Mais vous ne savez pas de quels coups assailli !Comment le sauriez-vous, âme chaste et tranquilleÀ qui la vie est douce et la vertu facile,Enfant qui pour gardiens de votre tendre honneurAvez une famille et surtout le bonheur !…Comment le sauriez-vous ce qu’en ses froides veillesLa pauvreté murmure à de jeunes oreilles ?Vous ne comprenez pas, n’ayant jamais eu faim,Qu’on renonce à l’honneur pour un morceau de pain.CÉLIE.
J’ignore ce que peut conseiller la misère ;Mais suivre ses conseils n’est pas si nécessaireQu’on ne voie, en dépit de la faim et du froid,Plus d’une pauvre fille honnête et marchant droit.CLORINDE.
Ah ! celle-là déploie un courage sublimeSans doute. Admirez-la, mais plaignez la victime.CÉLIE.
Oui, d’avoir préféré par un honteux effortL’infamie au travail, à la faim, à la mort ;Oui, de s’être à jamais de l’estime bannieEn troquant le malheur contre l’ignominie ;Oui, si le mot peut être en ce sens employé,Je la plains de ne plus mériter de pitié.CLORINDE.
Voilà votre clémence ! — Ainsi rien dans ce monde,Ni repentir amer, ni souffrance profonde,Ni résolution ferme pour l’avenir,Demandant mon pardon, ne pourra l’obtenir ?CÉLIE.
Vous me faites parler sur d’étranges matières,Et mon esprit sans doute y manque de lumières ;Mais puisqu’à prononcer il se trouve réduit :Qui déteste sa faute en doit haïr le fruit ;Vos remords sont douteux s’ils vous laissent l’audace,Madame, d’usurper plus longtemps cette place.CLORINDE.
Je ne la souille plus et n’en dois pas sortir !J’ai d’une autre façon prouvé mon repentir,Oui, par une action si noble et si loyaleQue des plus généreux elle me fait l’égale !J’ai toutes les vertus du rang que j’usurpais :Ma conscience peut le retenir en paix !CÉLIE.
Votre bonne action — car je veux bien y croire —N’est qu’un commencement de l’œuvre expiatoire.La vertu me paraît comme un temple sacré :Si la porte par où l’on sort n’a qu’un degré,Celle par où l’on rentre en a cent, j’imagine,Que l’on monte à genoux, en frappant sa poitrine.CLORINDE.
Comme ils se tiennent tous ! et comme les parentsDressent les premiers-nés à n’ouvrir pas les rangs !Ô race des heureux ! phalange impénétrableQui rendez le retour impossible au coupable,Faisant au repentir un si rude cheminQu’on ne peut y marcher avec un pied humain,Vous répondrez à Dieu des âmes fourvoyéesQue vos rigueurs auront au vice renvoyées !CÉLIE.
Dieu, dites-vous ? — Sachez que les honnêtes gensTrahiraient sa justice à vous être indulgents !Car votre arrêt n’est pas seulement leur vengeance :C’est l’encouragement et c’est la récompenseDe ces fières vertus qui dans un galetasOnt froid et faim, madame, et ne se rendent pas.CLORINDE.
Assez, mademoiselle, assez !CÉLIE.
Je me retire ;Je vous en ai dit plus que je n’en voulais dire...Adieu. C’est la première et la dernière foisQue sur de tels sujets j’ose élever la voix.
Figaro
Parce que vous êtes un grand seigneur, monsieur le comte, vous vous croyez un grand génie ! Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus ; du reste, homme assez ordinaire ; tandis que moi, morbleu61 ! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans pour gouverner toutes les Espagnes.
Est-il rien de plus bizarre que ma destinée ? Fils de je ne sais qui, volé par des bandits, élevé dans leurs mœurs, je m’en dégoûte, je veux courir une carrière honnête ; et partout je suis repoussé ! J’apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie, et tout le crédit d’un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette de vétérinaire ! Las d’attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre ; me fussé-je mis une pierre au cou ! Je broche une comédie dans les mœurs du sérail : auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet sans scrupule ; à l’instant un envoyé de je ne sais où se plaint que j’offense dans mes vers la Sublime-Porte, la Perse, une partie de la presqu’île de l’Inde, toute l’Égypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d’Alger et du Maroc ; et voilà ma comédie flambée pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate en nous disant : « Chiens de chrétiens ! » Ne pouvant avilir l’esprit, on se venge en le maltraitant. Mes joues se creusaient, mon terme était échu ; je voyais de loin arriver l’affreux recors, la plume fichée dans sa perruque ; en frémissant je m’évertue. Il s’élève une question sur la nature des richesses ; et, comme il n’est pas nécessaire de tenir les choses pour en raisonner, n’ayant pas un sou, j’écris sur la valeur de l’argent et sur son produit net ; aussitôt, je vois du fond d’un fiacre se baisser pour moi le pont d’un château fort, à l’entrée duquel je laissai l’espérance et la liberté.
Que je voudrais bien tenir un de ces puissants de quatre jours, si légers sur le mal qu’ils ordonnent, quand une bonne disgrâce a cuvé son orgueil ! Je lui dirais que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours ; que sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.
Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue ; et comme il faut dîner quoiqu’on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question. On me dit que, pendant ma retraite économique, il s’est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s’étend même à celle de la presse ; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits ni de l’autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l’Opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l’inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j’annonce un écrit périodique, et croyant n’aller sur les brisées d’aucun autre, je le nomme Journal inutile. Aussitôt, je vois s’élever contre moi mille pauvres hères à la feuille ; on me supprime, et me voilà derechef sans emplois.
Le désespoir m’allait saisir : on pense à moi pour une place ; mais, par malheur, j’y étais propre : il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l’obtint. Il ne me restait plus qu’à voler ; je me fais banquier de pharaon : alors, bonnes gens ! je soupe en ville, et les personnes dites comme il faut m’ouvrent poliment leur maison en retenant pour elles les trois quarts du profit. J’aurais bien pu me remonter ; je commençais même à comprendre que, pour gagner du bien, le savoir-faire vaux mieux que le savoir. Mais comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittai le monde, et vingt brasses d’eau m’en allaient séparer, lorsqu’un Dieu bienfaisant m’appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais ; puis, laissant la fumée aux sots qui s’en nourrissent et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci.
L’Honneur et l’Argent
GEORGE.
Pourquoi me suis-je mis dans ce cas misérable !RODOLPHE.
Eh ! quoi ! te repens-tu de ton acte honorable ?GEORGE.
Ah ! morbleu ! si c’était à refaire !RODOLPHE.
Comment !GEORGE.
Mon Dieu ! j’étalerais ma honte effrontément,Et je dirais : Messieurs, j’ai fait comme vous autres ;Honorables faquins, place ! je suis des vôtres.Vous, monsieur, vous n’avez ni principe ni foi,Et votre avancement est votre seule loi ;Touchez là ! — Vous, monsieur, à la fin de la lutte,Vous flattez la victoire et flétrissez la chute ;Soyons amis ! — Salut, ô pieux débauché,Que le mot effarouche, et non pas le péché !Salut, ô Turcaret ! salut, ô parasiteQui souris des bons mots que Turcaret débite !Banqueroutiers, valets, libertins, renégats,Fripons de toute espèce et de tous les états,Salut, nous nous devons un respect réciproque ;Nous comprenons l’esprit positif de l’époque ;Nous sommes des pieds-plats, oui, des marauds, d’accord ;Mais le monde est à nous, car nous avons de l’or.RODOLPHE.
Je ne prends ces propos que pour une boutade :C’est un signe pourtant que l’esprit est malade ;Et si tu ne prends garde à ces velléités,Tu descends le penchant qui mène aux lâchetés.Songe à Raymond à qui tu refusais ta porte ;Il avait cependant une excuse plus forte ;Il fallait qu’il nourrît sa femme, au lieu que toi,Tu vis seul, et l’on a toujours assez pour soi.Ah ! j’aurais aujourd’hui beau jeu… mais sois tranquille :Je n’abuserai pas d’un triomphe facile ;Je te veux seulement dire quelques mots francs,Dictés par l’amitié comme je la comprends.— Tu fis bien de payer les dettes paternelles ;Mais c’était obéir aux règles éternelles :Tu serais méprisable, ayant autrement fait ;Puis, du premier instinct c’était le prompt effet :Un sacrifice fier charme une âme hautaine ;La gloire en est présente, et la douleur lointaine.Je ne méconnais point un acte noble en soi ;Tu fis bien ; mais beaucoup auraient fait comme toi.La vertu, qui n’est pas d’un facile exercice,C’est la persévérance après le sacrifice ;C’est, quand le premier feu s’est lentement éteint,La résolution qui survit à l’instinct,Et seule devant soi, paisible, refroidie,Par un monde oublieux n’étant point applaudie,À travers les besoins, l’injure et le dégoût,Modeste et ferme, suit son chemin jusqu’au bout.Voilà mon vrai héros ! voilà mon homme rare !Ce n’est pas celui-là que l’amour-propre égare ;Il ne rougirait pas d’un honnête métier,Et croirait plus louable, et même plus altier,De vivre dignement de l’art que Ton enseigneQue d’épouser la dot de quelque vieille duègne.GEORGE.
Rodolphe !RODOLPHE.
Que veux-tu, c’est ainsi que je voi ;Qui vend son cœur vendra son honneur et sa foi ;Et si tu consommais l’acte où l’on te convie,Je ne te reverrais, pour ma part, de la vie.GEORGE.
Libre à toi ! Ce sera ma dernière leçonRODOLPHE.
Que veux-tu dire ?GEORGE.
Ovide a dit avec raison :Heureux, tu compteras des amitiés sans nombre ;Mais adieu les amis, si le temps devient sombre62.
Paris et la Campagne
MADAME HUGUET.
Nul chagrin n’est durable,Et la pauvreté seule est un mal incurable.HUBERT.
Belle morale ! — Hé bien, c’est ainsi qu’à ParisSont contraints de penser les plus sages esprits ;La cause ? — Encombrement des carrières civiles !La cause ? — Emportement de nos champs vers les villes,Des villes vers Paris. Le fermier, de son fieuFait orgueilleusement un robin de chef-lieu ;Le robin, enhardi par un succès facile,Envoie imprudemment son fils dans la grand’ville ;La France s’y bouscule ; et le ParisienAprès s’être épuisé pour vivre dit au sien :« Je ne peux rien pour toi, la route est obstruée ;Si tu n’es pas de force à faire ta trouée,Il faut te faufiler, être mince et glissant,Autour de toi ne rien garder d’embarrassant,Et me crever d’abord toutes ces boursoufluresDe jeunesse et d’honneur qui gênent tes allures.Courage, mon garçon ! de toi-même vainqueur,Pour faire argent de tout, commence par ton cœur !Sois malheureux plutôt que d’être misérable,Car la pauvreté seule est un mal incurable. »MADAME HUGUET.
Je déplore avec vous un tel encombrement ;Mais trouvez un moyen d’en sortir autrement !MATHILDE.
Et comment se fait-il, voilà ce que j’admire,Qu’aucun père à son fils ne s’avise de dire :« Paris est encombré de hardis compagnons ;Retourne aux champs déserts, aux champs d’où nous venons ;Portes-y ta jeunesse et tes saines idées ;Qu’elles jouissent là de leurs franches coudées,Et, qu’au lieu d’épuiser en arides travauxLa source des vrais biens pour en payer de faux,Loin des servilités dont la ville te somme,Tu puisses te donner le luxe d’honnête homme ! »MADAME HUGUET.
Veux-tu dire par là que Philippe aujourd’huiFerait mieux de placer en biens fonds ?HUBERT.
Cent fois oui.MADAME HUGUET.
Mais il serait plus pauvre encore, car la terreNe rapporte que trois.HUBERT.
À son propriétaire :Plus quatre à son fermier, quelquefois cinq et plus ;Ce qui fait huit ou neuf, s’il n’est pas trop obtus.MADAME HUGUET.
Vous me croyez aussi par trop parisienne ;Quelle terre a jamais rendu neuf ?HUBERT.
Mais… la mienne ;Et j’en connais une autre à vendre qui la vaut.MADAME HUGUET.
Tout cela n’entre pas très-bien dans mon cerveau ;Mais qu’il se fasse ici neuf mille francs de rente,Je l’admets : à Paris il s’en fera quarante.MATHILDE.
Crois-tu qu’il en sera plus riche ?MADAME HUGUET.
Oui, je le crois.MATHILDE.
Sur nos neuf mille francs nous en épargnons trois.MADAME HUGUET.
Bah !MATHILDE.
Rien ne coûte ici des choses de la vie ;Notre table est toujours abondamment servie :C’est la chasse qui paye avec la basse-cour ;Nous avons neuf chevaux, des chevaux de labourSi tu veux, mais qui vont encore à la voiture,Et même n’y font pas trop mauvaise figure.Nous avons cinq valets, valets de ferme, soit !Mais dont le dévouement à rien n’est maladroit.Le pain se fait chez nous, et chez nous la lessive ;Et la terre est si bonne envers qui la cultiveQu’elle nous donne encore, outre tous ses produitsNotre provision de bois, de vin, de fruits...Enfin notre maison est assez spacieusePour laisser croître en paix la plante précieuse,Celle qui manque d’air sous vos plombs étouffants,L’ornement du foyer, le respect des enfants.Mon pauvre frère, avec les produits de sa charge,Aura-t-il à Paris une vie assez large ?MADAME HUGUET.
Il n’est pas fait pour vivre en paysan… Pardon ;Le mot m’est échappé, cher ami.HUBERT.
Faites donc.MADAME HUGUET.
Il lui faut une vie élégante, une vieIntellectuelle…HUBERT.
Oui, qui lui sera servie,Parlons-en !MADAME HUGUET.
La fortune…HUBERT.
Est un leurre en ce cas :Sa femme aura du luxe, et lui n’en aura pas.Elle passe son temps, pour se tenir en joie,À lire des romans sur des meubles en soie ;Quant au pauvre avoué, son riche appartementNe lui sert que la nuit, à dormir seulement.Il habite le jour dans un cabinet sombreQue de sa nudité la paperasse encombre ;Esclave d’un client ergoteur et mesquin,Trop heureux s’il n’a pas à servir un coquin ;Il passe une moitié du jour en robe noire,Triste harnais, et l’autre, autour d’une écritoire ;Enfin, par la fatigue au manœuvre pareil,Quand il rentre le soir pour chercher le sommeilDans cet appartement dont le luxe l’irrite,Il se trouve indigent et s’endort au plus vite.MADAME HUGUET.
À l’entendre, on dirait, ma parole d’honneur,Qu’il vit d’oisiveté tout comme un grand seigneur !HUBERT.
Non, madame ; mais moi, je passe mes journéesÀ la fraîche senteur des terres retournées ;Aux prochaines moissons travaillant avec Dieu,Des puissances d’en bas je m’inquiète peu ;Toute servilité de ma vie est exclue,Et mes blés mûriront sans que je les salue.Comment le temps charmé passe-t-il ? je ne sais ;Ma journée est trop courte à tout ce que je fais.Je rapporte à ma femme, heureuse et souriante,La fatigue des champs saine et fortifiante,Et, riche le matin, le soir plus riche encor,À mon heureux foyer j’admire mon trésor...À l’enfer de Paris quelque jour cette issueSera des bons esprits à la fin aperçue.Montrons-en le chemin à ce siècle emporté ;C’est là qu’est le salut de la société.Remettez en honneur le soc de la charrue,Repeuplez la campagne aux dépens de la rue ;Grevez d’impôts la ville et dégrevez les champs,Ayez moins de bourgeois et plus de paysans.
L’Homme de sens
Qu’on reçoive chez soi marquis, duc ou duchesse,C’est bien, si l’on est duc, et je ne le suis pas.Ma maison me convient ; mais si je risque un pasDans ce cercle titré dont l’éclat vous transporte,À cent devoirs fâcheux je cours ouvrir ma porte.Mon appétit s’en va lorsque je vois siégerTout l’ennui des grands airs dans ma salle à manger.Ma langue est paresseuse à rompre le silenceS’il faut, au lieu de vous, dire votre excellence,Ou, Mécène du jour, flatter les favorisDe l’Apollon bâtard qu’on adore à Paris.Je ne sais pas encor de quel air on écouteVos auteurs nébuleux auxquels je n’entends goutté,Et tout leur bel esprit ne fait que m’étourdir,Moi, qui cherche à comprendre avant que d’applaudir.De traiter ces Messieurs j’aurais eu la manie,Si j’étais assez sot pour me croire un génie :Mais, grâce à du bon sens, je sais ce que je vaux.Jouissons sans fracas du fruit de mes travaux,Avec de bonnes gens, des gens qu’on puisse entendre,Qui de leur nom pour nous n’aient pas l’air de descendre,Qui ne m’observent pas pour me prendre en défaut,Si je parle sans gêne ou si je ris trop haut,Et ne croient pas me faire une grâce infinieEn me trouvant chez moi de bonne compagnie.Voilà mes gens, voilà les amis que je veux,Sûr qu’ils seront pour moi ce que je suis pour eux.
Le Chemin de la Vie humaine
La vie humaine est semblable à un chemin dont l’issue est un précipice affreux. On nous en avertit dès le premier pas ; mais la loi est prononcée, il faut avancer toujours. Je voudrais retourner sur mes pas : Marche ! marche ! Un poids invincible, une force irrésistible nous entraîne, il faut sans cesse avancer vers le précipice. Mille traverses, mille peines nous fatiguent et nous inquiètent dans la route. Encore si je pouvais éviter ce précipice affreux ! Non, non ; il faut marcher, il faut courir : telle est la rapidité des années.
On se console pourtant, parce que de temps en temps on rencontre des objets qui nous divertissent, des eaux courantes, des fleurs qui passent. On voudrait s’arrêter : Marche ! marche ! Et cependant on voit tomber derrière soi tout ce qu’on avait passé : fracas effroyable ! inévitable ruine ! On se console, parce qu’on emporte quelques fleurs cueillies en passant, qu’on voit se faner entre ses mains du matin au soir, et quelques fruits qu’on perd en les goûtant : enchantement ! illusion ! Toujours entraîné, tu approches du gouffre affreux : déjà tout commence à s’effacer, les jardins moins fleuris, les fleurs moins brillantes, leurs couleurs moins vives, les prairies moins riantes, les eaux moins claires : tout se ternit, tout s’efface. L’ombre de la mort se présente ; on commence à sentir l’approche du gouffre fatal. Mais il faut aller sur le bord. Encore un pas : déjà l’horreur trouble les sens, la tête tourne, les yeux s’égarent. Il faut marcher ; on voudrait retourner en arrière ; plus de moyen : tout est tombé, tout est évanoui, tout est échappé.
Un Missionnaire à la cour
À la vue d’un auditoire si nouveau pour moi, il semble, mes frères, que je ne devrais ouvrir la bouche que pour vous demander grâce en faveur d’un pauvre missionnaire dépourvu de tous les talents que vous exigez quand on vient vous parler de votre salut. J’éprouve cependant aujourd’hui un sentiment différent : et, si je suis humilié, gardez-vous de croire que je m’abaisse aux misérables inquiétudes de la vanité. À Dieu ne plaise qu’un ministre du ciel pense jamais avoir besoin d’excuse auprès de vous ! car, qui que vous soyez, vous n’êtes, comme moi, que des pécheurs. C’est devant votre Dieu et le mien que je me sens pressé dans ce moment de frapper ma poitrine.
Jusqu’à présent j’ai publié les justices du Très-Haut dans des temples couverts de chaume ; j’ai prêché les rigueurs de la pénitence à des infortunés qui manquaient de pain ; j’ai annoncé aux bons habitants des campagnes les vérités les plus effrayantes de ma religion. Qu’ai-je fait, malheureux ! j’ai contristé les pauvres, les meilleurs amis de mon Dieu ; j’ai porté l’épouvante et la douleur dans ces âmes simples et fidèles que j’aurais dû plaindre et consoler.
C’est ici, où mes regards ne tombent que sur des grands, sur des riches, sur des oppresseurs de l’humanité souffrante ou des pécheurs audacieux et endurcis, ah ! c’est ici seulement qu’il fallait faire retentir la parole sainte dans toute la force de son tonnerre, et placer avec moi dans cette chaire, d’un côté la mort qui nous menace, et de l’autre, mon grand Dieu qui vient vous juger. Je tiens aujourd’hui votre sentence à la main : tremblez donc devant moi, hommes superbes et dédaigneux qui m’écoulez ! La nécessité du salut, la certitude de la mort, l’incertitude de cette heure si effroyable pour vous, l’impénitence finale, le jugement dernier, le petit nombre des élus, l’enfer, et par-dessus tout l’éternité, l’éternité ! voilà les sujets dont je viens vous entretenir, et que j’aurais dû sans doute réserver pour vous seuls.
Et qu’ai-je besoin de vos suffrages, qui me damneraient peut-être sans vous sauver ? Dieu va vous émouvoir, tandis que son indigne ministre vous parlera ; car j’ai acquis une expérience de ses miséricordes. Alors, pénétrés d’horreur pour vos iniquités passées, vous viendrez vous jeter entre mes bras en versant des larmes de componction et de repentir, et, à force de remords, vous me trouverez assez éloquent
Sur le petit nombre des Élus
Je m’arrête à vous, mes frères, qui êtes ici assemblés : je ne parle plus du reste des hommes ; je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre : et voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants, à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle : car vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui ; tous ces désirs de changement qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de la mort ; c’est l’expérience de tous les siècles ; tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau, sera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez aujourd’hui à rendre ; et sur ce que vous seriez, si l’on venait vous juger dans le moment, vous pouvez presque décider de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.
Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : Si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez-vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande : vous l’ignorez, je l’ignore moi-même ; vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent ; mais, si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant Jésus-Christ ; qui sont-ils ? Beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir ; encore plus qui le voudraient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin, un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion : voilà le parti des réprouvés. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte : car ils en seront retranchés au grand jour : paraissez maintenant, justes ; où êtes-vous ? restes d’Israël, passez à la droite froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de cette paille destinée au feu ; ô Dieu ! où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage ?
Au Roi Louis XVI en 1775
On loue, sire, et on implore en même temps votre bienfaisance ; mais nous, défenseurs du peuple, c’est votre justice que nous devons invoquer, et nous savons que presque tous les sentiments dont l’âme d’un roi est susceptible, l’amour de la gloire, celui des plaisirs, l’amitié même, le désir si naturel à un grand prince de rendre heureux ceux qui approchent de lui, sont des obstacles perpétuels à la justice rigoureuse qu’il doit à ses peuples, parce que ce n’est qu’aux dépens du peuple qu’un roi est vainqueur de ses ennemis, magnifique dans sa cour et bienfaisant envers ceux qui l’environnent ; et si la France, et peut-être l’Europe entière, est accablée sous le poids des impôts ; si la rivalité des puissances les a entraînées à l’envi dans des dépenses énormes qui ont rendu ces impôts nécessaires ; et si ces dépenses sont encore doublées par une dette nationale immense, contractée sous d’autres règnes, il faut que votre majesté se souvienne que vos ancêtres se sont couverts de gloire, mais que cette gloire est encore payée par les générations présentes ; qu’ils captivèrent les cœurs par leur libéralité, qu’ils étonnèrent l’Europe par leur magnificence ; mais que cette magnificence et cette libéralité ont fait créer les impôts et les dettes qui existent encore aujourd’hui.
Si, à votre avénement, toute la France a fait éclater par ses acclamations son amour pour votre famille, la sincérité nous oblige de vous avouer qu’une partie de ces transports était aussi due à l’opinion qu’on a conçue de Votre Majesté, dès ses plus tendres années, et à l’espérance qu’une sage économie ferait bientôt diminuer les charges publiques. Cependant, sire, tandis que cette économie vous est demandée par les vœux universels de toute la nation, ceux qui ne font consister la grandeur souveraine que dans le faste, sont toujours ceux qui approchent le plus près du trône ; et pendant que le misérable, à qui la dureté des impôts arrache la subsistance, est éloigné de vos regards, les objets de votre bienfaisance et de votre magnificence sont continuellement sous vos yeux. Il a donc fallu leur opposer le tableau effrayant, mais non exagéré, de la situation des peuples. Puisse-t-il vous être toujours présent !
Le parlement sous Louis XVI
La résistance opposée aujourd’hui à l’enregistrement des édits est d’un genre absolument différent de toutes les affaires qu’on a eu à traiter avec les parlements depuis la mort de Louis XIV. Dans toutes les autres, c’était le parlement qui échauffait le public. Dans celle-ci, c’est le public qui échauffe le parlement. C’est une vérité qu’il faut mettre sous les yeux du roi sans aucun ménagement, parce que c’est d’après cela que l’on doit se conduire, et que la conduite que l’on tiendra dans ce moment-ci, aura des suites ou heureuses ou funestes pour tout le royaume. Il n’est pas question d’apaiser une crise momentanée, mais d’éteindre une étincelle qui peut produire un grand incendie.
Le roi trouvera peut-être que je me sers ici de ces grandes expressions si souvent employées dans les remontrances des cours, et dans les ouvrages que les auteurs oisifs se permettent d’imprimer, qu’elles ne font plus aucune impression. Mais je le supplie de ne point regarder les termes dont je me sers comme une exagération, et d’être persuadé que je ne me mets en avant pour lui dire de tristes vérités, que parce que je vois un danger imminent dans la situation des affaires ; que je vois se former un orage qu’un jour la toute- puissance royale ne pourra calmer, et que des fautes de négligence ou de lenteur, qui, dans d’autres circonstances, ne seraient regardées que comme des fautes légères, peuvent être aujourd’hui des fautes irréparables qui répandront l’amertume sur toute la vie du roi, et précipiteront son royaume dans des troubles dont personne ne peut prévoir la fin.
Je dis que le Parlement de Paris n’est, dans ce moment- ci, que l’écho du public de Paris et que le public de Paris est celui de toute la nation. C’est le parlement qui parle, parce que c’est le seul corps qui ait le droit de parler ; mais il ne faut pas se dissimuler que si aucune assemblée de citoyens avait ce droit, elle en ferait le même usage. C’est donc à la nation entière que l’on a affaire ; c’est à la nation que le roi répond, quand il répond au parlement.
Or, quelque puissant que soit un roi, il a toujours beaucoup à craindre de l’indisposition de la nation, parce que ce n’est que par la nation qu’il est puissant. L’empereur a toujours passé pour un monarque absolu dans ses pays héréditaires : cependant le seul moyen qu’il ait à présent contre l’insurrection des Pays-Bas, est dans les troupes qu’il fera venir des autres États qui lui sont soumis ; et si le mécontentement ne s’apaise pas, si c’est la force qui soumet ses sujets, ce sera le souverain de l’Autriche, de la Bohème, de la Hongrie, qui aura conquis les Pays-Bas. Or, on n’aurait pas même cette ressource dans un royaume où le mécontentement serait commun à toute la province.
On dira que le danger que j’annonce ne peut pas être prochain. Celui qui l’assurera me paraîtrait bien téméraire. Quoi qu’il en soit, ce pourrait être une consolation pour un homme de mon âge, mais non pour le roi.
Sur la Banqueroute
Au milieu de tant de débats tumultueux, ne pourrai-je donc vous ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples ? Daignez, messieurs, daignez me répondre. Le ministre des finances ne vous a-t-il pas offert le tableau le plus effrayant de notre situation actuelle ? Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggravait le péril ; qu’un jour, une heure, un instant pouvait le rendre mortel ? Avons-nous un plan à substituer à celui qu’il propose ? (Oui, s’écria quelqu’un dans l’Assemblée.) Je conjure celui qui répond oui de considérer que son plan n’est pas connu ; qu’il faut du temps pour le développer, l’examiner, le démontrer ; que, fût-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur peut se tromper ; que, fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu’il ne l’est pas, que, quand tout le monde a tort, tout le monde a raison ; qu’il se pourrait donc que l’auteur de cet autre projet, même ayant raison, eût tort contre tout le monde, puisque, sans l’assentiment de l’opinion publique, le plus grand talent ne saurait triompher des circonstances.
Et moi aussi, je ne crois pas les moyens de M. Necker les meilleurs possible ; mais le ciel me préserve, dans une situation très-critique, d’opposer les miens aux siens ! Vainement je les tiendrais pour préférables : on ne rivalise point en un instant avec une popularité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent de financier connu, et, s’il faut tout dire, une destinée telle qu’elle n’échut en partage à aucun mortel. Il faut donc en revenir au plan de M. Necker. Mais avons-nous le temps de l’examiner, d’en sonder les bases, d’en vérifier les calculs ? Non, non, mille fois non. D’insignifiantes questions, des conjectures hasardées, des tâtonnements infidèles, voilà tout ce qui, dans ce moment, est en notre pouvoir.
Qu’allons-nous donc faire par le renvoi de la délibération ? Manquer le moment décisif, acharner notre amour propre à changer quelque chose à un plan que nous n’avons pas même conçu, et diminuer, par notre intervention indiscrète, l’influence d’un ministre dont le crédit financier est et doit être plus grand que le nôtre. Messieurs, certainement il n’y a là ni sagesse ni prévoyance ; mais du moins y a-t-il de la bonne foi ? Oh ! si les déclarations les plus solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre horreur pour l’infâme mot de banqueroute, j’oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas ! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si imprudemment reculer, au moment de proclamer l’acte du plus grand dévouement, certainement inefficace, s’il n’est pas rapide et vraiment abandonné : je dirais à ceux qui se familiarisent peut-être avec l’idée de manquer aux engagements publics par la crainte de l’excès des sacrifices, par la terreur de l’impôt, je leur dirais. Qu’est-ce donc que la banqueroute, si ce n’est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts ?… Mes amis, écoutez un mot, un seul mot. Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est prêt de s’engloutir : il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien, voici la liste des propriétaires français : choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez ; car ne faut-il pas qu’un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez l’ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes ; précipitez-les dans l’abîme : il va se refermer…
Vous reculez d’horreur…. Hommes inconséquents ! hommes pusillanimes ! Eh ! ne voyez-vous donc pas qu’en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d’un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel ? car enfin cet horrible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n’aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, les millions d’hommes, qui perdront en un instant, par l’explosion terrible, ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie et peut-être l’unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime ? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes qui pensez que ces convulsions du désespoir et de la misère passeront comme tant d’autres, et d’autant plus rapidement qu’elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d’hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n’aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse ? Non, vous périrez, et dans la conflagration universelle que vous ne frémissez pas d’allumer, la perte de votre honneur : ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances. Voilà où nous marchons…
J’entends parler de patriotisme, d’invocation du patriotisme, d’élans du patriotisme. Ah ! ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime, l’effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu’on possède ! Eh ! messieurs, ce n’est là que de la simple arithmétique, et celui qui hésitera ne peut désarmer l’indignation que par le mépris qu’inspirera sa stupidité. Oui, messieurs, c’est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c’est l’intérêt le plus grossier que j’invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d’un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus. Eh ! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si dès votre premier pas vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus, si le besoin de votre concours et de votre surveillance n’est pas le garant de votre constitution ? Je vous dis : Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle, et les premiers intéressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c’est vous-mêmes.
Votez donc ce subside extraordinaire, et puisse-t-il être suffisant ! Votez-le, parce que, si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclaircis, vous n’en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à le remplacer ; votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que vous seriez comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps, le malheur n’en accorde pas. Eh ! messieurs, à propos d’une ridicule motion du Palais-Royal, d’une risible insurrection qui n’eut jamais d’importance que dans les imaginations faibles ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : Catilina est aux portes, et l’on délibéré ! et certainement il n’y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome ; mais aujourd’hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer vous, vos propriétés, votre honneur : et vous délibérez65.
Sur les Massacres de septembre 1792
La commission extraordinaire et le comité de surveillance se sont déjà concertés ; mais il y a un grand nombre de pièces à examiner. Le rapport ne pourra être fait que demain, peut-être même à la séance du soir, et il importe de ne pas retarder les précautions. S’il n’y avait que le peuple à craindre, je dirais qu’il y a tout à espérer ; car le peuple est juste, et il abhorre le crime. Mais il y a ici des satellites de Coblentz ; il y a des scélérats soudoyés pour semer la discorde, répandre la consternation et nous précipiter dans l’anarchie. Ils ont frémi du serinent que les citoyens ont prêté de protéger de toutes leurs forces la sûreté des personnes, les propriétés, et l’exécution de la loi ; de la fédération qu’ils ont formée pour donner de l’efficacité à leur serment. Ils ont dit : On veut faire cesser les proscriptions, on veut nous arracher nos victimes ; on ne veut pas que nous puissions les assassiner dans les bras de leurs femmes et de leurs enfants. Eh bien ! ayons recours aux mandats d’arrêt. Dénonçons, arrêtons, entassons dans les cachots ceux que nous voulons perdre. Nous agiterons ensuite le peuple, nous lâcherons nos sicaires ; et dans les prisons nous établirons une boucherie de chair humaine, où nous pourrons à notre gré nous désaltérer de sang. Et savez-vous, citoyens, comment disposent de la liberté des citoyens ces hommes qui s’imaginent qu’on a fait la révolution pour eux : qui croient follement qu’on a envoyé Louis XVI au Temple pour les intrôner eux-mêmes aux Tuileries ? Savez-vous comment sont décernés les mandats d’arrêt ? La commune de Paris s’en repose à cet égard sur son comité de surveillance. Ce comité de surveillance, par un abus de tous les principes, ou une confiance bien folle, donne à ces individus le terrible droit de faire arrêter ceux qui leur paraîtront suspects. Ceux-ci le subdélèguent encore à d’autres affidés dont il faut bien seconder les vengeances, si l’on veut en être secondé soi-même. Voilà de quelle étrange série dépendent la liberté et la vie des citoyens ; voilà entre quelles mains repose la sûreté publique !
Les Parisiens aveuglés osent se dire libres ! Ah ! ils ne sont plus esclaves, il est vrai, des tyrans couronnés, mais ils le sont des hommes les plus vils, des plus détestables scélérats. Il est temps de briser ces chaînes honteuses, d’écraser cette nouvelle tyrannie ; il est temps que ceux qui ont fait trembler les hommes de bien, tremblent à leur tour. Je n’ignore pas qu’ils ont des poignards à leurs ordres. Eh ! dans la nuit du 2 septembre, dans cette nuit de proscription, n’a-t-on pas voulu les diriger contre plusieurs députés, et contre moi ! Ne nous a-t-on pas dénoncés au peuple comme des traîtres ! Heureusement c’était en effet le peuple qui était là ; les assassins étaient occupés ailleurs. La voix de la calomnie ne produisit aucun effet ; et la mienne peut encore se faire entendre ici ; et je vous l’atteste, elle tonnera de tout ce qu’elle a de force contre le crime et les tyrans. Eh ! que m’importent des poignards et des sicaires ! Qu’importe la vie aux représentants du peuple, quand il s’agit de son salut ! Lorsque Guillaume Tell ajustait la flèche qui devait abattre la pomme fatale qu’un monstre avait placée sur la tête de son fils il s’écriait : Périssent mon nom et ma mémoire, pourvu que la Suisse soit libre.
Et nous aussi nous dirons : Périsse l’Assemblée nationale, et sa mémoire, pourvu que la France soit libre ! Périsse l’Assemblée nationale, et sa mémoire, si elle épargne un crime qui imprimerait une tache au nom français ; si sa vigueur n’apprend point aux nations de l’Europe que, malgré les calomnies dont on cherche à flétrir la France, il est encore, et au sein même de l’anarchie momentanée où des brigands nous ont plongés, il est encore dans notre patrie quelques vertus publiques, et qu’on y respecte l’humanité. Périsse l’Assemblée nationale, et sa mémoire, si, sur nos cendres, nos successeurs, plus heureux, peuvent établir l’édifice d’une constitution qui assure le bonheur de la France et consolide le règne de la liberté. Je demande que les membres de la commune répondent sur leurs têtes de la sûreté de tous les prisonniers.
Défense de Louis XVI
Citoyens représentants de la nation,
Il est donc enfin arrivé ce moment où Louis, accusé au nom du peuple français, peut se faire entendre au milieu de ce peuple lui-même ! Il est arrivé ce moment où, entouré des conseils que l’humanité et la loi lui ont donnés, il peut présenter à la nation une défense que son cœur avoue, et développer devant elle les intentions qui l’ont toujours animé ! Déjà le silence même qui m’environne m’avertit que le jour de la justice a succédé aux jours de colère et de prévention ; que cet acte solennel n’est point une vaine forme ; que le temple de la liberté est aussi celui de l’impartialité que la loi commande, et que l’homme, quel qu’il soit, qui se trouve réduit à la condition humiliante d’accusé, est toujours sûr d’appeler sur lui et l’attention et l’intérêt de ceux qui le poursuivent.
Je dis l’homme quel qu’il soit ; car Louis n’est plus en effet qu’un homme, et un homme accusé. Il n’exerce plus de prestige ; il ne peut plus rien ; il ne peut plus imprimer de crainte ; il ne peut plus offrir d’espérances : c’est donc le moment où vous lui devez, non-seulement le plus de justice, mais, j’oserai dire, le plus de faveur. Toute la sensibilité que peut faire naître un malheur sans terme, il a le droit de vous l’inspirer ; et si, comme l’a dit un républicain célèbre, les infortunes des rois ont, pour ceux qui ont vécu sous des gouvernements monarchiques, quelque chose de bien plus attendrissant et de bien plus sacré que les infortunes des autres hommes, sans doute que la destinée de celui qui a occupé le trône le plus brillant de l’univers doit exciter un intérêt bien plus vif encore ; cet intérêt doit même s’accroître à mesure que la décision que vous allez prononcer sur son sort s’avance.
Jusqu’ici vous n’avez entendu que les réponses qu’il vous a faites. Vous l’avez appelé au milieu de vous : il y est venu ; il y est venu avec calme, avec courage, avec dignité, il y est venu plein du sentiment de son innocence, fort de ses intentions dont aucune puissance humaine ne peut lui ravir le consolant témoignage ; et, appuyé en quelque sorte sur sa vie entière, il vous a manifesté son âme ; il a voulu que vous connussiez, et la nation par vous, tout ce qu’il a fait ; il vous a révélé jusqu’à ses pensées : mais en vous répondant ainsi au moment même où vous l’appeliez ; en discutant, sans préparation et sans examen, des inculpations qu’il ne prévoyait pas ; en improvisant pour ainsi dire une justification qu’il était bien loin même d’imaginer devoir vous donner, Louis n’a pu que vous dire son innocence ; il n’a pu vous la démontrer ; il n’a pas pu vous en produire les preuves. Moi, citoyens, je vous les apporte, je les apporte à ce peuple au nom duquel on l’accuse.
Je voudrais pouvoir être entendu dans ce moment de la France entière, je voudrais que cette enceinte pût s’agrandir tout à coup pour la recevoir. Je sais qu’en parlant aux représentants de la nation, je parle à la nation elle-même ; mais il est permis à Louis de regretter qu’une multitude immense de citoyens ait reçu l’impression des inculpations dont il est l’objet et qu’ils ne soient pas aujourd’hui à portée d’apprécier les réponses qui les détruisent. Ce qui lui importe le plus c’est de prouver qu’il n’est point coupable : c’est là son seul vœu, sa seule pensée. Louis sait bien que l’Europe attend avec inquiétude le jugement que vous allez rendre ; mais il ne s’occupe que de la France. Il sait bien que la postérité recueillera un jour toutes les pièces de cette grande discussion qui s’est élevée entre une nation et un homme ; mais Louis ne songe qu’à ses contemporains : il n’aspire qu’à les détromper. Nous n’aspirons non plus nous-mêmes qu’à le défendre ; nous ne voulons que le justifier. Nous oublions, comme lui, l’Europe qui nous écoute ; nous oublions la postérité, dont l’opinion déjà se prépare ; nous ne voulons voir que le moment actuel, nous ne sommes occupés que du sort de Louis ; et nous croirons avoir rempli toute notre tâche, quand nous aurons démontré qu’il est innocent.
Je ne dois pas d’ailleurs, citoyens, vous dissimuler, et ça été pour nous une profonde douleur, que le temps nous a manqué à tous, mais surtout à moi, pour la combinaison de cette défense : les matériaux les plus vastes étaient dans nos mains, et nous avons pu à peine y jeter les yeux ; il nous a fallu employer à classer les pièces que la commission nous a opposées, les moments qui nous étaient accordés pour les discuter. La nécessité des communications avec l’accusé m’a ravi encore une grande partie de ceux qui étaient destinés à la rédaction ; et dans une cause qui pour son importance, pour sa solennité, son éclat, son retentissement dans les siècles, aurait mérité plusieurs mois de méditations et d’efforts, je n’ai pas eu seulement huit jours.
Je vous supplie donc, citoyens, de m’entendre avec l’indulgence que notre respect même pour votre décret, et le désir de vous obéir doivent vous inspirer. Que la cause de Louis ne souffre pas des omissions forcées de ses défenseurs ; que votre justice aide notre zèle, et qu’on puisse dire, suivant la magnifique expression de l’Orateur de Rome, que vous avez travaillé en quelque sorte vous-mêmes, avec moi, à la justification que je vous présente.
Aux Accusateurs du ministère en 1830
Dans toutes les révolutions, dites-vous, il y a des vainqueurs et des vaincus. Sans doute dans des révolutions préparées, consommées par la guerre civile. Mais a-t-il mérité le nom de vaincu, le parti qui n’a pas osé combattre ? Sans doute, vous ne voulez pas plus que nous de proscriptions ni de suspects, c’est-à-dire de nouvelles révolutions.
Nous ne voyons pas, nous ne devons pas voir dans notre glorieuse révolution, une usurpation qui amène avec elle des intérêts tout à fait nouveaux, prêts à envahir le pays comme une terre nouvellement découverte, sur laquelle tout serait à détruire. Ce qui devait être détruit l’a été dans trois jours de gloire, et si complètement qu’une fois le changement de dynastie consommé, les combattants sont retournés de la victoire au travail, et tous les vœux se sont tournés vers cette chambre pour lui demander des institutions !
Quelques intérêts privés, en très-petit nombre, ne mesurant pas l’intervalle qui séparait le 29 juillet du 3 août, attendaient de l’ordre légal rétabli, des mesures que se serait permises à peine la révolution, dans le feu de la bataille ! mais nous avons entendu et nous avons dû comprendre le cri qui avait enfanté les bataillons. La légalité violée avait été le point de départ de la révolution ; nous avons pensé que la légalité rétablie devait être seule son point de repos. Nous avons pensé qu’il n’appartenait qu’à la loi de finir une révolution commencée pour la loi.
Les hommes d’État qui veulent honorer et affermir la victoire ne doivent frapper les vaincus que d’impuissance (je ne parle point des coupables) ; ils doivent leur assurer la protection des lois, s’ils s’en rendent dignes par une résignation que leur intérêt leur commande, et sur laquelle nous veillerons : voilà un hommage digne des vainqueurs, dont la gloire est confiée à notre garde comme la charte qu’elle a fait triompher !
Le gouvernement est stationnaire, dit-on encore. Que veut dire cela ? Ne l’est-il pas plutôt, l’orateur qui emploie aujourd’hui, à l’égard des ministres de Louis-Philippe, les mêmes formules, les mêmes expressions dont il eût fait usage, il y a trois mois, contre les ministres de la dynastie déchue, et qui propose une enquête sur nous, comme il vient d’en faire une au nom de la chambre sur l’ancien ministère ?
Et quand trois jours ont donné plus qu’on ne demandait à plusieurs années ; quand des lois organiques qu’on réservait pour l’avenir, s’improvisent en quelque sorte ; quand tout un nouvel ordre de choses s’élève avec des chambres modifiées, et non plus seulement sous la garantie passagère de ministres bien intentionnés, mais sous la garantie durable d’une dynastie élue et d’un roi honnête homme, on devient d’autant plus exigeant qu’on est plus satisfait ; on demande plus de gages à un pouvoir confiant qu’on n’en réclamait d’un pouvoir jaloux. Eh quoi ! deux mois ainsi employés ont été stationnaires ! Sortez donc un moment du vague de cette accusation pour saisir nos actes que vous dispersez à travers des insinuations sans consistance.
Pour la Liberté de la Presse
Messieurs, une loi qui nie la morale est une loi athée ; une loi qui se joue de la foi donnée et reçue est le renversement de la société. L’obéissance ne lui est pas due ; car, dit Bossuet, il n’y a pas sur la terre de droit contre le droit. Hélas ! nous avons traversé des temps où l’autorité de la loi ayant été usurpée par la tyrannie, le mal fut appelé bien et la vertu crime. Dans cette douloureuse épreuve, nous n’avons pas cherché la règle de nos actions dans la loi, mais dans nos consciences ; nous avons obéi à, Dieu plutôt qu’aux hommes.
Maintenant, messieurs, purgez, j’y consens, la loi de son principe ; dépouillez-la de ses incontestables conséquences : par cela qu’elle étouffe un droit et qu’elle viole la morale, elle reste une loi de tyrannie. Or, messieurs, il en est de la tyrannie comme de la liberté : il ne suffit pas de l’écrire ; elle a ses précédents et ses conditions. Deux fois, en vingt ans (nous ne l’avons pas oublié), la tyrannie s’est appesantie sur nous, la hache révolutionnaire à la main, ou le front brillant de l’éclat de cinquante victoires. La hache est émoussée ; personne, je crois, ne voudrait la ressaisir : et personne aussi ne le pourrait. Les circonstances qui l’aiguisèrent ne se produiront pas dans le cours de plusieurs siècles. C’est dans la gloire seule, guerrière et politique à la fois, comme celle qui nous éblouit, que la tyrannie doit aujourd’hui tremper ses armes : privée de la gloire, elle serait ridicule.
Conseillers de la couronne, auteurs de la loi, connus ou inconnus, qu’il nous soit permis de vous le demander, qu’avez-vous fait jusqu’ici qui vous élève à ce point au-dessus de vos concitoyens, que vous soyez en état de leur imposer la tyrannie ? Dites-nous quel jour vous êtes entrés en possession de la gloire ? quelles sont vos batailles gagnées, quels sont les immortels services que vous avez rendus au roi et à la patrie ? Obscurs et médiocres comme nous, il nous semble que vous ne nous surpassez qu’en témérité. La tyrannie ne saurait résider dans vos faibles mains ; votre conscience vous le dit encore plus haut que nous.
La loi que je combats annonce l’existence d’une faction dans le gouvernement, aussi certainement que si cette faction se proclamait elle-même, et marchait devant vous, enseignes déployées. Je ne lui demanderai pas qui elle est, d’où elle vient, où elle va ; elle mentirait. Je la juge par ses œuvres. Voilà qu’elle vous propose la destruction de la liberté de la presse ; l’année dernière, elle avait exhumé du moyen âge le droit d’aînesse ; l’année précédente, le sacrilège. Ainsi, dans la religion, dans la société, dans le gouvernement, elle retourne en arrière. Qu’on l’appelle la contre-révolution, ou autrement, peu importe : elle retourne en arrière ; elle tend par le fanatisme, le privilège et l’ignorance, à la barbarie, et aux dominations absurdes que la barbarie favorise.
L’entreprise est laborieuse, il ne sera pas facile de la consommer. À l’avenir, il ne s’imprimera pas une ligne en France, je le veux. Une frontière d’airain nous préservera de la contagion étrangère, à la bonne heure. Mais il y a longtemps que la discussion est ouverte dans le monde entre le bien et le mal, entre le vrai et le faux. Elle emplit d’innombrables volumes lus et relus le jour et la nuit par une génération curieuse. Des bibliothèques, les livres ont passé dans les esprits : c’est de là qu’il vous faut les chasser. Avez-vous pour cela un projet de loi ? tant que nous n’aurons pas oublié ce que nous savons, nous serons mal disposés à l’abrutissement et à la servitude.
Mais le mouvement des esprits ne vient pas seulement des livres. Né de la liberté des conditions, il vit du travail, de la richesse et du loisir ; les rassemblements des villes et la facilité des communications l’entretiennent. Pour asservir les hommes il est nécessaire de les disperser et de les appauvrir : la misère est la sauvegarde de l’ignorance. Croyez-moi, réduisez la population, renvoyez les hommes de l’industrie à la glèbe, brûlez les manufactures, comblez les canaux, labourez les grands chemins. Si vous ne faites pas tout cela, vous n’aurez rien fait. Si la charrue ne passe pas sur la civilisation tout entière, ce qui en restera suffira pour tromper vos efforts.
Quelques modérés, amollis par les délices de la vie sociale, s’arrêteraient peut-être au milieu du dix-huitième siècle ; mais déjà la révolution est aux portes ; il faut remonter de ruine en ruine jusqu’au jour de l’affranchissement des communes, sinistre précurseur de la liberté de la presse, qui, frappée des mêmes anathèmes par les sages du temps, prépara ce que nous voyons aujourd’hui.
Le père Lacordaire à Notre-Dame
Il en est de l’orateur comme du mont Horeb : avant que Dieu l’ait frappé, c’est un rocher aride ; mais quand Dieu l’a touché de son doigt, c’est une source qui féconde le désert.
Le jour venu, Notre-Dame se remplit d’une multitude qu’elle n’avait point encore vue. La jeunesse libérale et la jeunesse royaliste, les amis et les ennemis, et cette foule curieuse qu’une grande capitale tient toujours prête pour tout ce qui est nouveau, s’étaient rendus à flots pressés dans la vieille basilique.
Je montai en chaire, non sans émotion mais avec fermeté, et je commençai mon discours l’œil fixé sur l’archevêque, qui était pour moi, après Dieu, mais avant le public, le premier personnage de cette scène. Il m’écoutait la tête un peu baissée, dans un état d’impassibilité absolue, comme un homme qui n’était pas simplement spectateur ni même juge, mais qui courait des risques personnels dans cette solennelle aventure. Quand j’eus pris pied dans mon sujet et mon auditoire, que ma poitrine se fût dilatée sous la nécessité de saisir une si vaste assemblée d’hommes, et que l’impulsion eut succédé au calme d’un début, il m’échappa un de ces cris dont l’accent, lorsqu’il est sincère et profond, ne manque jamais d’émouvoir. L’archevêque tressaillit visiblement ; une pâleur qui vint jusqu’à mes yeux couvrit son visage, il releva la tête et jeta sur moi un regard étonné. Je compris que la bataille était gagnée dans son esprit ; elle l’était aussi dans l’auditoire.
Quatrième partie.
Genre didactique. — Genre critique
L’Esprit de conversation.
L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l’est de vous parfaitement. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui.
Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits : elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs ; nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement.
C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.
Dire d’une chose modestement, ou qu’elle est bonne ou qu’elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l’expression : c’est une affaire. Il est plus court de prononcer d’un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu’on avance, ou qu’elle est exécrable, ou qu’elle est miraculeuse.
Rien n’est moins selon Dieu et selon le monde que d’appuyer tout ce que l’on dit dans la conversation, jusqu’aux choses les plus indifférentes, par de longs et fastidieux serments. Un honnête homme, qui dit oui et non, mérite d’être cru : son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.
Celui qui dit incessamment qu’il a de l’honneur et de la probité, qu’il ne nuit à personne, qu’il consent que le mal qu’il fait aux antres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l’homme de bien.
Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos : c’est pécher contre ce dernier genre que de s’étendre sur un repas magnifique que l’on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain ; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes ; d’entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublements un homme qui n’a ni rentes ni domicile ; en un mot, de parler de son bonheur devant des misérables : cette conversation est trop forte pour eux, et la comparaison qu’ils font alors de leur état au vôtre est odieuse.
Le véritable Esprit
Le véritable esprit sait se plier à tout ;On ne vit qu’à demi quand on n’a qu’un seul goût.Je plains tout être faible, aveugle en sa manie,Qui dans un seul objet confina son génie,Et qui, de son idole adorateur charmé,Veut immoler le reste au dieu qu’il s’est formé.Entends-tu murmurer ce sauvage algébriste,À la démarche lente, au teint blême, à l’œil triste,Qui, d’un calcul aride à peine encore instruit,Sait que quatre est à deux comme seize est à huit ?Il méprise Racine, il insulte à Corneille ;Lulli n’a point de sous pour sa pesante oreille,Et Rubens vainement sous ses pinceaux flatteursDe la belle nature assortit les couleurs.Des xx redoublés admirant la puissance,Il croit que Varignon fut seul utile en France,Et s’étonne surtout qu’inspiré par l’amour,Sans algèbre, autrefois, Quinault charmât la cour.Avec non moins d’orgueil et non moins de folie,Un élève d’Euterpe, un enfant de Thalie,Qui dans ses vers pillés nous répète aujourd’huiCe qu’on a dit cent fois, et toujours mieux que lui,De sa frivole muse admirateur unique,Conçoit pour tout le reste un dégoût léthargique,Prend pour des arpenteurs Archimède et Newton,Et voudrait mettre en vers Aristote et Platon.Ce bœuf qui pesamment rumine ses problèmes,Ce papillon folâtre, ennemi des systèmes,Sont regardés tous deux avec un ris moqueurPar un bavard en robe, apprenti chicaneur,Qui, de papiers timbrés barbouilleur mercenaire,Vous vend pour un écu sa plume et sa colère.« Pauvres fous ! vains esprits ! s’écrie avec hauteurUn ignorant fourré, fier du nom de docteur,Venez à moi ; laissez Massillon, Bourdaloue ;Je veux vous convertir, mais je veux qu’on me loue.Je divise en trois points le plus simple des cas ;J’ai vingt ans, sans l’entendre, expliqué saint Thomas. »Ainsi ces charlatans, de leur art idolâtres,Attroupent un vain peuple au pied de leurs théâtres.L’honnête homme est plus juste ; il approuve en autruiLes arts et les talents qu’il ne sent point en lui.
Les Matériaux de l’histoire
Les Mémoires et les Chroniques ne sont pas en général aussi sûrs à consulter qu’agréables à lire. L’historien doit s’en servir avec une extrême circonspection. Écrits ordinairement dans un but, longtemps après que les événements qu’ils exposent se sont accomplis, ils sont rarement exacts. Les auteurs savent mal ce qu’ils racontent, s’ils y sont demeurés étrangers ; et racontent mal ce qu’ils savent, s’ils sont intéressés à le taire ou à l’altérer. Quand ils ne sont pas imparfaitement instruits, ils sont volontairement partiaux. Les personnages qui ont figuré sur la scène de l’histoire y grossissent ou y dénaturent après coup leur rôle, et ils se parent en quelque sorte devant la postérité pour la séduire, en arrangeant leur conduite d’après les événements, et en se donnant plus de prévoyance et d’habileté qu’ils n’en ont eu. Aussi les Mémoires écrits dans le même temps et sur les mêmes choses sont peu d’accord, s’ils sont nombreux. La vérité est moins facile à y trouver que dans les pièces faites au moment même où les événements se passent, et destinées à les préparer, à les accomplir, à les raconter. Ces sortes de documents ne plaisent pas toujours autant que les Mémoires, mais ils trompent moins. Ils sont les vrais matériaux de l’histoire. Ceux dont ils émanent n’ont pas songé à paraître, mais à agir. Aussi les pièces écrites avant, pendant et après l’action, en donnent à la fois les éléments et les motifs, transmettent les faits dans leur certitude, les intentions dans leur réalité. L’histoire s’avance sûrement lorsqu’elle s’appuie sur elles. C’est à leur clarté qu’elle suit la marche des événements et qu’elle pénètre les desseins des hommes.
La Philosophie de l’histoire
Le premier devoir de l’historien philosophe est de demander aux faits ce qu’ils signifient, l’idée qu’ils expriment, le rapport qu’ils soutiennent avec l’esprit de l’époque du monde au sein de laquelle ils font leur apparition. Rappeler tout fait, même le plus particulier, à sa loi générale, à la loi qui seule le fait être ; examiner son rapport avec les autres faits élevés aussi à leur loi ; et de rapports en rapports arriver jusqu’à saisir celui de la particularité la plus fugitive à l’idée la plus générale d’une époque : c’est là la règle éminente de l’histoire.
Cette règle se divise en autant de règles particulières que l’esprit général d’une époque peut avoir de grandes manifestations. Or, à quelles conditions se manifeste l’esprit d’une époque ? À trois conditions. D’abord, il faut que l’esprit d’une époque, pour être visible, prenne possession de l’espace, s’y établisse, et occupe une portion quelconque plus ou moins considérable de ce monde ; il faut qu’il ait son lieu, son théâtre : c’est là la condition même du drame de l’histoire. Mais sur ce théâtre, il faut que quelqu’un paraisse pour jouer la pièce ; ce quelqu’un, c’est l’humanité, c’est-à-dire les masses. Les masses sont le fond de l’humanité ; c’est avec elles, en elles et pour elles que tout se fait ; elles remplissent la scène de l’histoire, mais elles y figurent seulement ; elles n’y ont qu’un rôle muet, et laissent pour ainsi dire le soin des gestes et des paroles à quelques individus éminents qui les représentent. En effet, les peuples ne paraissent pas dans l’histoire, leurs chefs seuls y paraissent. Et par chefs, je n’entends pas ceux qui commandent en apparence, j’entends ceux qui commandent en réalité, ceux que les peuples suivent en tout genre, parce qu’ils ont foi en eux et qu’ils les considèrent comme leurs interprètes et leurs organes, et parce qu’ils le sont en effet.
Les lieux, les peuples, les grands hommes, voilà les trois choses par lesquelles l’esprit d’une époque se manifeste nécessairement, et sans lesquelles il ne pourrait pas se manifester ; ce sont donc les trois points importants auxquels l’histoire doit s’attacher. Si tout exprime quelque idée ; lieux, peuples, individus, tout cela n’est qu’une manifestation quelconque d’idées cachées que la philosophie de l’histoire doit dégager et mettre en lumière.
Bienfaits de la Poésie69
ESCHYLE.
BACCHUS.
ESCHYLE.
Les Esprits délicats
Il est des esprits méditatifs et difficiles qui sont distraits dans leurs travaux par les perspectives immenses et les lointains du beau céleste, dont ils voudraient mettre partout quelque image ou quelque rayon, parce qu’ils l’ont toujours devant la vue, même alors qu’ils n’ont rien devant les yeux ; esprits amis de la lumière, qui, lorsqu’il leur vient une idée à mettre en œuvre, la considèrent longuement et attendent qu’elle reluise, comme le prescrivait Buffon, quand il définissait le génie l’aptitude à la patience ; esprits qui ont éprouvé que la plus aride matière et les mots même les plus ternes renferment en leur sein le principe et l’amorce de quelque éclat, comme ces noisettes des fées, où l’on trouvait des diamants, quand on en brisait l’enveloppe, et qu’on avait des mains heureuses ; esprits qui sont persuadés que ce beau dont ils sont épris, le beau élémentaire et pur, est répandu dans tous les points que peut atteindre la pensée, comme le feu dans tous les corps ; esprits attentifs et perçants qui voient ce feu dans les cailloux de toute la littérature, et ne peuvent se détacher de ceux qui tombent en leurs mains qu’après avoir cherché longtemps la veine qui le recélait, et l’en avoir fait soudainement jaillir ; esprits qui ont aussi leurs systèmes, et qui prétendent par exemple, que voir en beau et embellir, c’est voir et montrer chaque chose telle qu’elle est réellement dans les recoins de son essence, et non pas telle qu’elle existe aux regards des inattentifs, qui ne considèrent que les surfaces ; esprits qui se contentent peu, à cause d’une perspicacité qui leur fait voir trop clairement et les modèles qu’il faut suivre et ceux que l’on doit éviter ; esprits actifs, quoique songeurs, qui ne peuvent se reposer que sur des vérités solides, ni être heureux que par le beau, ou du moins par ces agréments divers qui en sont des parcelles menues et de légères étincelles ; esprits bien moins amoureux de gloire que de perfection, qui paraissent oisifs et qui sont les plus occupés, mais qui, parce que leur art est long et que la vie est toujours courte, si quelque hasard fortuné ne met à leur disposition un sujet où se trouve en surabondance l’élément dont ils ont besoin et l’espace qu’il faut à leurs idées, vivent peu connus sur la terre, et y meurent sans monument, n’ayant obtenu en partage, parmi les esprits excellents, qu’une fécondité interne et qui n’eut que peu de confidents.
Des Lieux communs
On a reproché souvent à Horace de n’avoir chanté que des lieux communs. Il est certain qu’il ne se pique pas d’être ce qu’on appelle de nos jours un poète individuel. Il exprime à son tour les idées et les sentiments cent fois exprimés avant lui ; il cherche à se faire, non pas une âme artificielle, non pas un cœur original qui n’appartienne qu’à lui, mais une forme exquise et nouvelle pour des idées qui lui sont communes avec le genre humain. Sur deux cents fragments qui nous restent des lyriques grecs, les érudits en comptent plus de cent imités, ou plutôt, comme dit Goethe, repensés par Horace. J.-B. Rousseau a écrit : « Le fond de la poésie, ce sont les idées de tout le monde, traduites dans le langage de quelques-uns. » Cela est vrai. Je ne conçois guère ce que la poésie gagnerait à, passer pour un enclos réservé, pour un parc de grand seigneur, où l’esprit de tout le monde n’aurait pas un libre accès. De notre temps, où l’on a inventé la poésie individuelle, on lui a créé une sorte d’ile escarpée et sans bords, un domaine imaginaire, composé de sentiments qu’il a fallu exagérer pour les rendre exceptionnels, et d’idées qu’il a fallu fausser pour les rendre originales. Au milieu de ces œuvres bizarres d’une poésie mensongère, nous avons produit, je le sais, des œuvres admirables, mais à quelle condition ? C’est en désertant ce terrain aventureux, c’est en redescendant de ce sol de nuages sur le sol populaire, sur la patrie des idées communes, pour y retrouver, comme Antée touchant la terre, la force maternelle.
De l’Imitation des Anciens
Pensez-vous, si Virgile ou l’aveugle divinRenaissaient aujourd’hui, que leur savante mainNégligeât de saisir ces fécondes richesses,De notre Pinde auguste éclatantes largesses ?Nous en verrions briller leurs sublimes écrits :Et ces mêmes objets, que vos doctes méprisAccueillent aujourd’hui d’un front dur et sévère,Alors à vos regards auraient seuls droit de plaire.Alors, dans l’avenir, votre inflexible humeurAurait soin de défendre à tout jeune rimeur,D’oser sortir jamais de ce cercle d’imagesQue vos yeux auraient vu tracé dans leurs ouvrages.Mais qui jamais a su, dans des vers séduisants,Sous des dehors plus vrais peindre l’esprit aux sens ?Mais quelle voix jamais d’une plus pure flammeEt chatouilla l’oreille et pénétra dans l’âme ?Mais leurs mœurs et leurs lois, et mille autres hasards,Rendaient le siècle heureux plus propice aux beaux-arts.Eh bien ! l’âme est partout ; la pensée a des ailes.Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles ;Voyageons dans leur âge, où libre, sans détour,Chaque homme ose être un homme et penser au grand jour.Au tribunal de Mars, sur la pourpre romaine,Là, du grand Cicéron la vertueuse haineÉcrase Céthégus, Catilina, Verrès ;Là, tonne Démosthène ; ici, de PériclèsLa voix, l’ardente voix, de tous les cœurs maîtresse,Frappe, foudroie, agite, épouvante la Grèce.Allons voir la grandeur et l’éclat de leurs jeux.Ciel ! la mer appelée en un bassin pompeux !Deux flottes parcourant cette enceinte profonde,Combattant sous les yeux des conquérants du monde.Ô terre de Pélops ! avec le monde entierAllons voir d’Épidaure un agile coursier,Couronné dans les champs de Némée et d’Élide ;Allons voir au théâtre, aux accents d’Euripide,D’une sainte folie un peuple furieuxChanter : Amour, tyran des hommes et des dieux !Puis, ivres des transports qui nous viennent surprendre,Parmi nous, dans nos verres, revenons les répandre ;Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs ;Pour peindre notre idée empruntons leurs couleurs ;Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques ;Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.
De l’imitation littéraire
Nous sommes venus tard dans l’univers. Nous ne pouvons secouer le souvenir des âges qui nous ont précédés ; mais parmi ces âges, les uns furent brillants d’imagination et d’enthousiasme ; les autres, incultes et grossiers. Croyez-vous qu’aujourd’hui cette littérature, qui cherche des inspirations dans les ruines et les hasards de la barbarie, soit plus naïve et plus vraie que celle qui s’animait à la lumière des chefs-d’œuvre antiques ? On n’échappe pas à la loi de l’imitation en changeant l’objet imité. La barbarie elle-même est un modèle. Que l’artiste contemple l’Apollon du Belvédère ou les dieux informes de l’Inde, il reçoit une impression qui lui est étrangère ; il modifie sa pensée par ses regards ; il devient imitateur. Mais l’imitation des chefs-d’œuvre a cet avantage, d’élever notre esprit vers ce type idéal de grâce et de beauté, qui est la vérité dans les arts. L’imitation, ou plutôt l’émulation des chefs-d’œuvre, est un libre travail de la pensée ; elle se confond avec l’image éternelle du grand et du beau ; elle n’est vraie qu’en devenant une création nouvelle ; et l’on peut dire, en ce sens, qu’elle disparaît et s’efface dans sa perfection même.
Les grands écrivains du siècle de Louis XIV avaient reçu du siècle précédent l’exemple d’étudier l’antiquité ; mais l’enthousiasme du goût remplaça pour eux l’idolâtrie de l’érudition. Élevés au milieu d’une civilisation qui s’épurait et s’ennoblissait chaque jour, ils ne se réfugiaient plus tout entiers dans les souvenirs et dans l’histoire des Romains, comme avaient fait autrefois quelques hommes supérieurs, lassés de la barbarie de leurs contemporains : ils étaient, au contraire, tout modernes par la pensée, tout animés des opinions, des idées de leur temps : seulement, leur imagination s’était enrichie des couleurs d’une outre époque, d’une civilisation, d’un culte, d’une vie différente des temps modernes. Ils rapportaient de ce commerce avec les Hébreux, les Grecs, les Romains, quelque chose d’étranger, une grâce libre et fière qui se mêlait à l’originalité native de l’esprit français. Les diverses couleurs des différents âges de l’antiquité dominaient en eux, suivant l’inclination particulière du génie de chacun.
Racine et Fénelon ne respiraient que l’élégante pureté, la douce mélodie des plus beaux temps d’Athènes ; ils choisissaient même parmi les Grecs ; ils avaient le goût et l’âme de Virgile. Bossuet, d’un génie plus vaste et plus hardi, confondait la mâle simplicité d’Homère, la sublime ardeur des prophètes hébreux, et l’imagination véhémente de ces orateurs chrétiens du ive siècle, dont la voix avait retenti au milieu de la chute des empires et dans le tumulte des sociétés mourantes. Massillon était inspiré par l’élégance et la majesté de la diction romaine dans le siècle d’Auguste. Fléchier imitait l’art savant des rhéteurs antiques. La Bruyère empruntait quelque chose à l’esprit de Sénèque. Mme de Sévigné étudiait Tacite ; et cette main délicate et légère, qui savait décrire avec des expressions si vives et si durables les scandales passagers de la cour, saisissait les crayons de l’éloquence et de l’histoire pour honorer la vertu de Turenne. Quelquefois une idée perdue dans l’antiquité devenait le fondement d’un monument immortel. Bossuet avait entrevu dans saint Augustin et dans Paul Orose le plan, la suite, la vaste ordonnance de son Histoire universelle ; et, maître d’une grande idée indiquée par un siècle barbare, il la déployait à tous les yeux avec la majesté d’une éloquence pure et sublime. Mêlant ainsi les lueurs hardies d’une civilisation irrégulière et la pompe d’une société polie, il était à la fois Démosthène, Chrysostome, Tertullien, ou plutôt il était lui-même ; et des sources fécondes où puisait son génie, rassemblant les eaux du ciel et les torrents de la montagne, il faisait jaillir un fleuve qui ne portait que son nom.
L’Improvisation oratoire
Il est une éloquence écrite qui s’élabore à loisir dans le silence du cabinet. Le patriotisme l’échauffe et l’inspire ; la philosophie la règle, la réflexion la tempère, le goût la polit. Ces doctes harangues, préparées avec art, jettent une vive lumière sur les discussions ; aucune improvisation ne peut égaler leur construction savante, l’enchaînement calculé des preuves, la solidité des déductions. Plaçons (il y a justice) cet immense labeur au premier rang.
Mais n’est-il pas juste aussi de tenir compte, même sous le point de vue littéraire, des difficultés que présente l’action indélibérée de la parole ? Voyez ce qu’a de méritoire et de périlleux la situation dévouée de ces hommes publics, qui, ne consultant que le besoin des affaires, et cédant aux mouvements impétueux d’un cœur vivement ému par les intérêts de la patrie, volent au combat sans prendre le temps de polir leurs armes ! Ah ! sans doute, et si l’on ne veut considérer que le style, ils sont mal écrits ces discours improvisés, car ils ne furent jamais écrits. Est-ce donc sous ce point de vue qu’il en faut juger ?
Dans une composition purement littéraire, la précipitation ne saurait excuser les défauts de l’ouvrage : qui vous pressait de le montrer aux gens ? Mais quand les plus grands intérêts de l’État sont en délibération ; si une mesure désastreuse est audacieusement proposée ; si de funestes passions habilement excitées sont sur le point de prévaloir, le temps fait beaucoup à l’affaire. Il faut alors excuser ceux qui, seuls avec eux-mêmes, obligés de se décider à l’instant, ayant aussi leurs propres passions à contenir, vont sur-le-champ, au risque de moins bien dire, s’exposer sur cette mer agitée : car, vous le savez, dans cette région brûlante éclatent les tempêtes ; il faut y tenir tête à l’orage, et se hâter de saisir le trident !
Vous relirez ce discours, si heurté en le prononçant, et quelquefois si imparfaitement reproduit ; vous y chercherez en vain la symétrie d’une composition conforme à toutes les règles de l’art, l’invention, la disposition, le style : il eût fallu du temps ! mais pendant ce temps aussi, une question vitale eût été décidée à contre-sens, et le beau discours fût arrivé comme la seconde édition de la Milonienne, après la cause perdue.
C’est ainsi qu’à l’attaque imprévue d’un camp mal gardé, le premier qui s’aperçoit du péril jette un cri, saisit ses armes, et s’élance à l’encontre des assaillants ; d’autres le suivent et se pressent jusqu’à ce que cette résistance tumultueuse ait permis à la troupe entière de prendre ses rangs.
Quoique non préparé sur les mots, si l’orateur connaît bien les choses, s’il sent vivement, s’il est soutenu par la conscience du bien ; au milieu même de tant d’isolement, dans ce trouble incessamment apporté au développement de sa pensée par les interruptions les plus vives et les clameurs parfois les plus insensées, dans ce tourment de toutes ses facultés, il lui arrivera de rencontrer des tours, des expressions, des hardiesses qui ne viendraient pas trouver un homme moins fortement excité.
Ce que perdront le style et la belle ordonnance, l’orateur le regagnera du côté de l’action, de cette action oratoire à laquelle les anciens accordaient les trois premiers rangs. Sa main ne tiendra pas un cahier, son œil ne sera pas fixé sur son écriture, il retrouvera l’arme du regard ; son esprit ne sera pas livré aux incertitudes de la mémoire ; libre dans son allure comme ces cavaliers numides qui montaient à cru et sans frein, il luttera corps à corps avec son auditoire, maître de retenir ou de laisser aller son discours, de glisser sur ce qui commencerait à déplaire, comme d’insister sur ce qui aura fait sensation ; et s’il est bien inspiré, son succès dépassera l’effet des discours les plus étudiés.
Les Lettres et les Sciences
Honneur aux sciences ! honneur aux écoles savantes ! honneur à ces forts génies qui étudient, avec puissance et avec amour, tout ce que Dieu a soumis aux regards et aux investigations de l’esprit humain, qui s’élèvent à la contemplation des plus sublimes mystères de la nature, mesurent l’immensité des deux, plongent dans leurs profondeurs, et y vont chercher et nommer des astres nouveaux, puis de là redescendent rapidement sur le globe que nous habitons, pénètrent jusque dans ses entrailles, lisent, comme à livre ouvert, dans ce qu’elles renferment de plus caché, lui ravissent ses invisibles trésors, et, par leurs calculs aussi sûrs que hardis, étendent de toutes parts l’horizon et l’empire de l’esprit humain ! Honneur aux sciences !
Mais que les sciences me permettent de le dire : Premier honneur aux lettres ! Les sciences ajoutent à la force et à la richesse des nations ; mais c’est après que les lettres ont illuminé les hauteurs de la terre et fécondé les siècles, en déposant au sein des sociétés le germe puissant de la civilisation, en faisant pénétrer la lumière vive dans les profondeurs de l’intelligence humaine.
Aussi les grands siècles scientifiques furent-ils presque toujours fils des grands siècles littéraires, et la renaissance des lettres fut le signal ordinaire des grandes découvertes de la science. Et aujourd’hui, quels sont les hommes qui donnent aux sciences, parmi nous et dans le monde européen, la popularité la plus illustre ? Je n’ose les nommer ici ; leur présence toutefois ne me défend pas de dire que le don singulier de l’esprit français et la gloire privilégiée de ce grand Institut de France, c’est que le génie des lettres y fut toujours glorieusement associé au génie des sciences.
C’est tout cela que Napoléon avait bien compris, lorsqu’il disait dans sa vive et brusque éloquence : « J’aime les sciences ; chacune d’elle est une belle application partielle de l’esprit humain ; mais les lettres, c’est l’esprit humain lui-même. » Belle et profonde parole, messieurs ! Je n’en connais guère qui soit plus digne de ce grand esprit, qui savait pénétrer d’un regard si prompt dans le vif des choses : et la rappeler en ce lieu est le plus noble hommage que je puisse rendre devant vous à son génie. Aussi bien, messieurs, cette admirable parole n’est-elle que l’écho de la voix de l’histoire, qui a salué du nom de grands siècles, avant tous les autres, ceux où les lettres ont jeté le plus vif éclat !
Et il ne faut pas croire que la main de Dieu soit étrangère à ces phases brillantes de la vie des peuples, et que ces grands siècles littéraires n’entrent pour rien dans l’ordre et les desseins de la Providence sur l’humanité. Reconnaissons-le : alors même que la nuit païenne couvrait la terre, ils firent briller d’admirables clartés : la philosophie, les lettres, l’éloquence, la poésie, dans ce qu’elles eurent de vérité et de beauté ; tous ces hommes, en tant qu’ils avaient reçu du ciel les dons de l’intelligence et que la lumière de Dieu brillait dans leur génie ; je dirai plus, les généreux efforts que firent plusieurs d’entre eux pour percer la nuit, pour découvrir par-delà l’horizon de leur siècle quelque chose des clartés divines, tout cela est digne d’admiration et de respect. Je puis et je dois déplorer l’abus qu’ils firent souvent de leurs hautes facultés, je puis et je dois compatir à l’insuffisance de leurs efforts ; mais je ne puis ni mépriser en eux ni flétrir les dons du créateur. Je ne me sens pas le courage de réprouver, d’avilir, sous le nom de paganisme, ce que fit dans ces grands siècles le suprême effort de l’humanité déchue pour ressaisir le fil brisé des traditions anciennes, et retrouver la lumière que Dieu y faisait encore briller, comme un dernier et secourable reflet de sa vérité, afin de ne pas se laisser lui-même sans témoignage au milieu des nations, et de montrer que la créature tombée n’est pas éternellement déshéritée des dons de son amour.
Oui, c’est par l’ordre exprès de cette miséricordieuse Providence qu’il fut donné à l’esprit de l’homme de jeter ces lueurs si belles, qui suffirent alors à revêtir d’un éclat immortel les œuvres du génie antique.
La Beauté idéale
DIOTIME.
Donne-moi, je te prie, Socrate, toute l’attention dont tu os capable. Celui qui s’est avancé jusqu’au point où nous sommes, parvenu au dernier degré de l’initiation, verra tout à coup apparaître à ses regards une beauté merveilleuse, celle, ô Socrate, qui est la fin de tous ses travaux précédents : beauté éternelle, exempte de décadence comme d’accroissement, qui n’est point belle dans telle partie et laide dans telle autre, belle seulement en tel temps, dans tel lieu, dans tel rapport, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui n’a point de forme sensible, un visage, des mains, rien de corporel ; qui n’est pas non plus telle pensée ni telle science particulière ; de laquelle toutes les autres beautés participent sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte ni diminution, ni accroissement, ni le moindre changement.
Ô mon cher Socrate, ce qui peut donner du prix à cette vie, c’est le spectacle de la beauté éternelle. Auprès d’un tel spectacle que seraient l’or et la parure et toutes ces beautés dont la vue te trouble et dont la contemplation et le commerce ont tant de charmes pour toi et pour beaucoup d’autres. Je le demande, quelle ne serait pas la félicité d’un mortel à qui il serait donné de contempler le beau sans mélange dans sa pureté et sa simplicité, à qui il serait donné de voir face à face, sous sa forme unique, la beauté divine. Penses-tu qu’il eût à se plaindre de son partage celui qui, dirigeant ses regards sur un tel objet, s’attacherait à sa contemplation et à son commerce ? Et n’est-ce pas en contemplant la beauté éternelle qu’il pourra enfanter et produire, non des images de vertus, ce n’est pas à des images qu’il s’attache ; mais des vertus réelles et vraies, parce que c’est la vérité seule qu’il aime ?
Le Génie dans l’art
Le génie choisit de nobles sujets, agrandit, élève, anime tous ceux qu’il traite ; il distingue dans une action le moment, les pensées, les mouvements de l’âme, les plus capables de produire de grands effets ; il exprime beaucoup avec peu de figures ; il apprécie toutes les convenances ; il allie la richesse avec la simplicité, l’énergie de l’expression avec la beauté des formes. Ce n’est pas tout : le génie saisit avec la plus exacte justesse la forme des corps telle qu’elle est ; il sent vivement tous les contours, tous les reliefs, toutes les demi-teintes, et reporte le tout sur son ouvrage aussi vivement qu’il l’a saisi. Il peut choisir avec sûreté, parce qu’il voit tout, parce qu’un amour toujours renaissant attache ses yeux sur son modèle. Ni la fatigue, ni même ses erreurs ne le rebutent dans l’exécution. Sa passion va redoublant depuis le commencement de l’ouvrage jusqu’au poli. Honteux de se trouver inférieur à la nature, il brise sa figure et la recommence, et, forcé enfin de la laisser échapper à ses mains, il lui dit encore : « Tu n’es qu’une méprisable argile. »
L’Idéal et le Réel
Il est une théorie qui revient par un détour à l’imitation : c’est celle qui fait de l’illusion le but de l’art. À ce compte, le beau idéal de la peinture est un trompe-l’œil, et son chef- d’œuvre sont ces raisins de Zeuxis que les oiseaux venaient becqueter. Le comble de l’art pour une pièce de théâtre serait de vous persuader que vous êtes en présence de la réalité.
Ce qu’il y a de vrai dans cette opinion, c’est qu’une œuvre d’art n’est belle qu’à la condition d’être vivante, et par exemple la loi de l’art dramatique est de ne point mettre sur la scène de pâles fantômes du passé, mais des personnages empruntés à l’imagination ou à l’histoire, comme on voudra, mais animés, mais passionnés, mais parlant et agissant comme il appartient à des hommes et non à des ombres. C’est la nature humaine qu’il s’agit de représenter à elle-même sous un jour magique qui ne la défigure point et qui l’agrandisse. Cette magie, c’est le génie même de l’art. Il nous enlève aux misères qui nous assiègent, et nous transporte en des régions où nous nous retrouvons encore, car nous ne voulons jamais nous perdre de vue ; mais où nous nous retrouvons transformés à notre avantage, où toutes les imperfections de la réalité ont fait place à une certaine perfection, où le langage que l’on parle est plus égal et plus relevé, où les personnages sont plus beaux, où même la laideur n’est point admise, et tout cela en respectant l’histoire dans une juste mesure, surtout sans sortir jamais des conditions impérieuses de la nature humaine. L’art a-t-il trop oublié l’humanité, il a dépassé son but, il ne l’a pas atteint ; il n’a enfanté que des chimères sans intérêt pour notre âme. A-t-il été trop humain, trop réel, trop nu, il est resté en deçà de son but ; il ne l’a donc pas atteint davantage.
L’illusion est si peu le but de l’art, qu’elle peut être complète et n’avoir aucun charme. Ainsi, dans l’intérêt de l’illusion, on a mis au théâtre un grand soin dans ces derniers temps à la vérité historique du costume. À la bonne heure ; mais ce n’est pas là ce qui importe. Quand vous auriez retrouvé et prêté à l’acteur qui joue le rôle de Brutus le costume que porta jadis le héros romain, le poignard même dont il frappa César, cela toucherait assez médiocrement les vrais connaisseurs. Il y a plus : lorsque l’illusion va trop loin, le sentiment de l’art disparaît pour faire place à un sentiment purement naturel, quelquefois insupportable. Si je croyais qu’Iphigénie est en effet sur le point d’être immolée par son père à vingt pas de moi, je sortirais de la salle en frémissant d’horreur. Si l’Ariane que je vois et que j’entends était la vraie Ariane qui va être trahie par sa sœur, à cette scène pathétique où la pauvre femme, qui déjà se sent moins aimée, demande qui donc lui ravit le cœur jadis si tendre de Thésée, je ferais comme ce jeune Anglais qui s’écriait en sanglotant et en s’efforçant de s’élancer sur le théâtre : « C’est Phèdre, c’est Phèdre, » comme s’il eût voulu avertir et sauver Ariane !
Mais, dit-on, le but du poète n’est-il pas d’exciter la pitié et la terreur ? Oui, mais d’abord en une certaine mesure ; ensuite il doit y mêler quelque autre sentiment qui tempère ceux-là ou les fasse servir à une autre fin. Si celle de l’art dramatique était seulement d’exciter au plus haut degré la pitié et la terreur, l’art serait le rival impuissant de la nature. Tous les malheurs représentés à la scène sont bien languissants devant ceux dont nous pouvons tous les jours nous donner le triste spectacle. Le premier hôpital est plus rempli de pitié et de terreur que tous les théâtres du monde. Que doit faire le poète dans la théorie que nous combattons ? Transporter à la scène le plus de réalité possible, et nous émouvoir fortement en ébranlant nos sens par la vue de douleurs affreuses. Le grand ressort du pathétique serait alors la représentation de la mort, surtout celle du dernier supplice. Tout au contraire, c’en est fait de l’art dès que la sensibilité est trop excitée. Pour reprendre un exemple que nous avons déjà employé, qui constitue la beauté d’une tempête, d’un naufrage ? Qui nous attache à ces grandes scènes de la nature ? Ce n’est certes pas la pitié et la terreur : ces sentiments poignants et déchirants nous éloigneraient bien plutôt. Il faut une émotion toute différente de celles-là, et qui en triomphe, pour nous retenir sur le rivage ; cette émotion est le pur sentiment du beau et du sublime, excité ou entretenu par la grandeur du spectacle, par la vaste étendue de la mer, le roulis des vagues écumantes, le bruit imposant du tonnerre. Mais songeons-nous un seul instant qu’il y a des malheureux qui souffrent et peut-être vont périr ; de là ce spectacle nous devient insupportable. Il en est ainsi de l’art : quelques sentiments qu’il se propose d’exciter en nous, ils doivent toujours être tempérés et dominés par celui du beau. Produit-il seulement la pitié ou la terreur au-delà d’une certaine limite, surtout la pitié ou la terreur physique, il révolte, il ne charme plus ; il manque l’effet qui lui appartient pour un effet étranger et vulgaire.
La Poésie
L’art par excellence, celui qui surpasse tous les autres parce qu’il est incomparablement le plus expressif, c’est la poésie.
La parole est l’instrument de la poésie ; la poésie la façonne à son usage et l’idéalise, pour lui faire exprimer la beauté idéale ; elle lui donne le charme et la puissance de la mesure ; elle en fait quelque chose d’intermédiaire entre la voix ordinaire et la musique, quelque chose à la fois de matériel et d’immatériel, de fini, de clair et de précis comme les contours et les formes les plus arrêtées, de vivant et d’animé comme la couleur, de pathétique et d’infini comme le son. Le mot naturel en lui-même, surtout le mot choisi et transfiguré par la poésie, est le symbole le plus énergique et le plus universel. Armée de ce talisman qu’elle a fait pour elle, la poésie réfléchit toutes les images du monde sensible, comme la sculpture et la peinture ; elle réfléchit le sentiment comme la peinture et la musique, avec toutes ses variétés, que la musique n’atteint pas, et dans leur succession rapide que ne peut suivre la peinture, à jamais arrêtée et immobile comme la sculpture : et elle n’exprime pas seulement tout cela, elle exprime ce qui est à peu près inaccessible à tout autre art, je veux dire la pensée entièrement séparée des sens, la pensée qui n’a pas de forme, la pensée qui n’a pas de couleur, la pensée qui ne laisse échapper aucun son, qui ne se manifeste à aucun regard, la pensée dans son vol le plus sublime, dans son abstraction la plus raffinée !
Songez-y. Quel monde d’images, de sentiments, de pensées à la fois distinctes et confuses, suscite en vous ce seul mot : la patrie ! et cet autre mot, bref et immense : Dieu ! Quoi de plus clair, et tout ensemble de plus profond et de plus vaste !
Dites à l’architecte, au sculpteur, au musicien même, d’évoquer ainsi d’un seul coup les puissances de la nature et de l’âme. Ils ne le peuvent, et par là ils reconnaissent la supériorité de la parole et de la poésie. Ils la proclament eux-mêmes, car ils prennent la poésie pour leur propre mesure ; ils estiment et ils demandent qu’on estime leurs œuvres, à proportion qu’elles se rapprochent davantage de l’idéal poétique. Et le genre humain fait comme les artistes. Quelle poésie ! s’écrie-t-on à la vue d’un beau tableau, d’une noble mélodie, d’une statue vivante et expressive. Ce n’est pas là une comparaison arbitraire ; c’est un jugement naturel qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l’art qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.
Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie, la plupart du temps ils s’égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des temples, comme l’architecture ; elle les fait simples ou magnifiques ; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes ; les différents âges de l’art lui sont égaux ; elle reproduit, s’il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l’infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté ! Et quel peintre aussi qu’Homère ! Et dans un genre différent, le Dante !
La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie ; mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les paroles que Priam laissa tomber aux pieds d’Achille en lui redemandant le cadavre de son fils, puis certains vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d’Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d’Esther et d’Athalie. Dans le chant de Pergolèse, Stabat Mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies iræ, dies illa, récité seulement, est déjà de l’effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent pour ainsi dire : chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L’intelligence avance à chaque pas, et le cœur s’élance à la suite.
La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l’éclat de la note musicale ; mais elle est lumineuse autant que pathétique ; elle parle à l’esprit comme au cœur ; elle est en cela inimitable et inaccessible, qu’elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l’âme, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles !
La Gloire des armes et la Gloire des lettres
Ceux-là dont la renommée coûte si cher au genre humain, que laissent-ils après eux ? Un bruit, un souvenir mêlé avec celui de désastres fameux ; mais rien qui soit proprement d’eux ; nul monument, nulle œuvre de leur intelligence qui les représente aux hommes. Par les arts seuls qu’ils ignorent, ils vivent dans la mémoire, et leur gloire, toujours indépendante du labeur d’autrui, périt, si quelqu’un ne prend soin de la conserver.
— Ah ! répondis-je, celle de César se passe très-bien d’un pareil service, et personne, je crois, n’a mieux su se recommander soi-même à la postérité.
— Il est vrai, certes, et c’est là ce qui le distingue du vulgaire des conquérants. Aussi, était-il autre chose qu’un donneur de batailles ; mais vous m’avouerez que sa tactique ne brillerait guère maintenant sans sa rhétorique, et que celle-ci fait bien valoir l’autre. Car enfin qu’est-ce qu’une gloire dont aucun titre ne subsiste ? Qu’est-ce qu’un nom tout seul dans la postérité ? Ceux-là vraiment ne meurent point dont la pensée vit après eux. Alexandre fut grand guerrier ; on le dit, je le veux croire ; mais Homère est grand poète ; je le vois, j’en juge moi-même, et si je l’admire, c’est avec pleine connaissance, non sur la foi des traditions. Raphaël respire encore et parle dans ses tableaux. La Fontaine m’est mieux connu que si, lui vivant, je le voyais sans lire ce qu’il a écrit. On peut dire même que ces hommes-là gagnent à mourir, et que leur âme, qu’ils ont mise tout entière dans leurs ouvrages, y paraît plus noble et plus pure, dégagée de ce qu’ils tenaient de l’humanité ; mais vos guerriers, leurs équipages, leur suite, leurs tambours, leurs trompettes font tout leur être, et, perdant cela, qu’ils vivent ou meurent, les voilà néant.
L’Opposition politique
Donc, mon brave, en dépit de feu Qu’en dira-t-on ?Fréquente insolemment et Pompée et Caton ;Brûle la modestie, et si quelque collégeCherche un représentant, un député, que sais-je ?(L’étiquette du sac change si fréquemment,Que la langue peut bien fourcher en le nommant)Présente-toi. — Pompée, au nez de ses ancêtres,Pour les gros électeurs te donnera des lettres ;Caton t’embrassera s’il le faut au balcon,Et tous deux t’offriront la main au Rubicon.Une fois introduit dans ce laboratoireOù tout ce qu’on distille, hélas ! est de l’histoire,Hausse ton éloquence à ton nouvel emploi,Gonfle-la de mots creux, et la France est à toi.
Oui, la France, entends-tu ? Cette antique patrieDe la moelle des ours et des lions nourrie,Dont le sang toujours jeune, engrais de l’avenir,En coulant sur le monde a su le rajeunir ;Qui de tant de hauts faits a rempli son histoire,Que dans mille ans d’ici l’on n’y voudra plus croire ;Elle qui tour à tour dompta le genre humainEt l’éclaira, le livre ou l’épée à la main,Plus brillante qu’Athène et plus grande que Rome :Qui pour maître devrait exiger plus qu’un homme,Elle est à toi, chétif, et tu vas l’empocherSi tu peux discourir deux heures sans cracher !
Car voici revenir les jours du Bas-Empire.Le règne des rhéteurs est conclu : c’est le pire !Depuis un siècle, hélas ! nous avons tant douté,Tant tiré dans tous sens la pauvre vérité,Tant adoré d’erreurs, essayé de systèmes,Soulevé, résolu d’insolubles problèmes,Nous avons tant troublé, tant bouleversé tout,Que rien dans notre esprit n’est demeuré debout,Et que les mots y vont hurlant après des ombres,Comme des chiens sans maître au milieu des décombres.Place donc aux rhéteurs ! place aux fougueux tribunsQu’on ne surprend jamais à bout de lieux communs,Dont la grande science est en toute rencontreDe défendre le pour aussi bien que le contre,
Et dont l’esprit retors, en ses jeux malfaisants,Glisse comme un lézard aux fentes du bon sens.Au point où te voilà, tu hausserais l’épauleSi je voulais encor te prescrire ton rôle ;Tu sais depuis longtemps que l’OppositionEst le meilleur parti pour ton ambition :Les médiocrités qui savent leur manœuvreÉvitent avant tout de se montrer à l’œuvre ;Car dans ce bon pays indocile au devoir,Où tout le monde est libre, excepté le pouvoirQuiconque y met la main irrite la censure.Il faut être bien grand pour donner sa mesure,Et fût-on de stature au-dessus du dédain,À moins d’être un géant on passe pour un nain.Mais le rôle brillant, facile et populaireDe blâmer ce que font les autres, sans rien faire !Tranquille champion des progrès dangereux,On tranche à peu de frais de l’esprit généreux ;Et dans un pays plein d’envie et de souffrances,On met de son côté toutes les espérances.
La vraie Rhétorique
La vertu du discours étant d’entraîner les âmes, celui qui veut devenir orateur doit savoir combien il y a d’espèces d’âmes. Elles sont en certain nombre et elles ont certaines qualités par lesquelles elles diffèrent les unes des autres. Cette division établie, on distingue certaines espèces de discours qui ont certaines qualités. Or, on persuade aisément à telles ou telles âmes telle ou telle chose par tels discours, pour tels motifs, tandis qu’à telles autres il est difficile de persuader telle ou telle chose. Il faut que l’orateur, instruit de tous ces détails, puisse ensuite les retrouver dans toutes les actions, dans toutes les circonstances de la vie, et les y démêler d’un coup d’œil rapide, ou bien il doit se résoudre à n’en savoir jamais plus que ce qu’il a appris de ses maîtres, lorsqu’il suivait leurs leçons.
Quand il sera capable de dire quels discours peuvent opérer la conviction et sur qui, et que, rencontrant un individu, il pourra le pénétrer soudain et se dire à soi-même : « Voilà bien une âme de telle nature, telle qu’on me la dépeignait ; la voilà présente devant moi, et pour lui persuader telle ou telle chose, je vais lui adresser telle ou telle langage ; quand il aura acquis toutes ces connaissances et que de plus il saura quand il faut parler et quand se taire, quand employer ou quitter le ton sentencieux, le ton plaintif, l’amplification et toutes les espèces de discours qu’il aura étudiés, de manière qu’il soit sûr de placer à propos toutes ces choses et de s’en abstenir à temps, il possédera parfaitement l’art de la parole.
Pensées sur le style et l’éloquence
Il y en a qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien. C’est que le lieu, l’assistance les échauffent, et tirent de leur esprit plus qu’ils n’y trouvent sans cette chaleur.
Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même balle dont on joue l’un et l’autre ; mais l’un la place mieux. J’aimerais autant qu’on me dit que je me suis servi des mots anciens. Et, comme si les mêmes pensées ne formaient pas un autre corps de discours par une disposition différente, aussi bien que les mêmes mots forment d’autres pensées par leur différente disposition.
On se persuade mieux, pour l’ordinaire, par les raisons qu’on a soi-même trouvées, que par celles qui sont venues dans l’esprit des autres.
L’esprit croit naturellement, et la volonté aime naturellement ; de sorte que, faute de vrais objets, il faut qu’ils s’attachent aux faux.
En sachant la passion dominante de chacun, on est sûr de lui plaire ; et néanmoins chacun a ses fantaisies, contraires à son propre bien, dans l’idée même qu’il a du bien ; et c’est une bizarrerie qui met hors de gamme.
Masquer la nature et la déguiser. Plus de roi, de pape, d’évêques ; mais auguste monarque, etc. ; point de Paris ; capitale du royaume. Il y a des lieux où il faut appeler Paris Paris, et d’autres où il le faut appeler capitale du royaume.
Quand dans un discours se trouvent des mots répétés, et qu’essayant de les corriger, on les trouve si propres qu’on gâterait le discours, il faut les laisser, c’en est la marque ; et c’est là la part de l’envie, qui est aveugle, et qui ne sait pas que cette répétition n’est pas faute en cet endroit ; car il n’y a point de règle générale.
Ceux qui font des antithèses en forçant les mots, sont comme ceux qui font de fausses fenêtres pour la symétrie. Leur règle n’est pas de parler juste, mais de faire des figures justes.
Quand un discours naturel peint une passion ou un effet, on trouve dans soi-même la vérité de ce qu’on entend, laquelle on ne savait pas qu’elle y fût, en sorte qu’on est porté à aimer celui qui nous le fait sentir ; car il ne nous a pas fait montre de son bien, mais du nôtre ; et ainsi ce bienfait nous le rend aimable : outre que cette communauté d’intelligence que nous avons avec lui incline nécessairement le cœur à l’aimer.
Il faut de l’agréable et du réel ; mais il faut que cet agréable soit de lui-même pris du vrai.
Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s’attendait de voir un auteur, et on trouve un homme. Au lieu que ceux qui ont le goût bon, et qui en voyant un livre croient trouver un homme, sont tout surpris de trouver un auteur : Plus poetice quam humane locutus es. Ceux-là honorent bien la nature qui lui apprennent qu’elle peut parler de tout, et même de théologie.
La dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première.
Du style des Livres saints
Jusque dans le langage de l’Écriture, son inspiration se manifeste. On pourrait dire des écrivains sacrés ce que disaient de Jésus-Christ les émissaires des pharisiens : « Nul homme ne parle comme cet homme. » On voit en les lisant que le doigt de Dieu a touché leurs lèvres : quelle simplicité naïve dans leurs récits ! Quel charme de candeur et de vérité ! — Tout ce qu’il y a de doux et de tendre, de terrible, de sublime, ne se cherche point ailleurs que dans l’Écriture. Ici, c’est Rachel pleurant ses enfants sur la montagne, et elle ne veut point être consolée parce qu’ils ne sont plus. Là, c’est l’épouse du roi Salomon qui soupire ses ineffables amours, « Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui, il repose entre les lis, jusqu’à ce que l’aurore se lève et que l’ombre diminue. Filles de Sion, sortez, et voyez le roi Salomon le front ceint du diadème dont sa mère le couronna au jour de ses fiançailles et au jour de la joie de son cœur. »
Ravis au-dessus du temps, les écrivains sacrés semblent le discerner à peine dans l’éternité que leur pensée habite. Ils voient l’univers comme Dieu lui-même le voit. « Il a déployé les cieux ainsi qu’une tente. » Vient-il à s’irriter : « il les roule comme un livre, et toute l’armée du ciel tombe comme la feuille de la vigne et du figuier. »
Si les cieux ressemblent à un pavillon qu’on dresse le matin et qu’on enlève le soir ; si le vent de la colère divine emporte toute la milice du ciel comme une feuille séchée, qu’est-ce donc que l’homme ? « un esprit qui s’en va et ne revient point ; — ses jours sont comme l’herbe, sa fleur est comme celle des champs, un souffle passe : il n’est plus. » — Mais écoutez : « Ceux qui dorment dans la poussière se réveilleront, les uns dans la vie éternelle, les autres dans l’opprobre pour le voir toujours. »
Nul autre livre que l’Écriture ne nous apprend à parler de Dieu, à le prier ; et cela seul prouverait que l’Écriture est divine. Elle dévoile à nos yeux l’ordre entier de la justice et de la providence du Très-Haut ; elle nous fait comprendre sa conduite sur le genre humain ; les épreuves du juste, afin que ce qu’il y a de plus sublime dans la justice soit révélé ; le supplice du méchant, afin que le crime tremble. Contemplez David, le père et tout ensemble la figure du Messie ; voyez-le détrôné par son propre fils, sortant de Jérusalem, traversant le torrent de Cédron, et sans proférer une parole, allant où il doit aller. « Or, David montait la colline des Oliviers, pleurant et marchant nu-pieds, la tête couverte ; et tout le peuple, la tête couverte, montait en pleurant. »
Mais voilà qu’un bruit lugubre s’élève du côté de l’Égypte. Dieu va punir l’orgueil du Pharaon et de son peuple. « Fils de l’homme, dis-lui : Tu as été comparé au lion des nations et au dragon des mers ; tu agitais ta corne dans les fleuves, tes pieds troublaient leurs eaux et tu foulais les fleurs. C’est pourquoi, voici ce que dit le Seigneur : j’étendrai sur toi mes rets, au milieu de la foule des peuples, et je te tirerai dans mes filets et je t’amènerai sur la terre ; je te jetterai sur la face d’un champ, et je ferai habiter sur toi tous les oiseaux du ciel et je rassasierai de toi tous les animaux de la terre. Les astres du ciel s’attristeront sur toi, et j’étendrai les ténèbres sur ton royaume, lorsque les tiens, blessés à mort, tomberont au milieu de la terre, dit le Seigneur Dieu. Je troublerai le cœur des peuples, quand j’amènerai tes débris au milieu des nations, en des contrées que tu ignores. — Et le Seigneur me dit : Fils de l’homme, commence le chant lugubre sur la multitude d’Égypte ; traîne-la, elle et les filles des nations puissantes, au fond de la terre, avec ceux qui descendent dans le lac. En quoi es-tu plus beau ? Descends et dors avec les incirconcis. »
« Là sont tous ceux qui ont été tués par l’épée, chaque monarque au milieu des siens, Assur et tout son peuple, Alam et tout son peuple, Mozoch, Thubal et tout son peuple, Edom et ses rois et ses chefs qui ont péri, eux et les leurs, par l’épée ; là sont tous les princes de l’Aquilon et tous les chasseurs ; ils ont été conduits avec les morts, tremblants et confondus dans leur force. La multitude est couchée autour de leur fosse. Ils ont dormi avec ceux qui ont été tués par l’épée, et ils ont porté leur ignominie avec ceux qui descendent dans le lac. Ils ne dormiront point avec les forts, qui sont descendus dans les enfers avec leurs armes et qui ont posé leurs épées sous leurs têtes. Leurs iniquités ont pénétré leurs os, parce qu’ils répandirent l’épouvante dans la terre des vivants. » (Ézéchiel, xxxii.)
Des chants pleins de douceur, des hymnes d’une beauté sublime, reposent l’âme effrayée par ces sombres tableaux. Quelquefois on entend comme une voix du ciel, comme le son ravissant du concert des anges ; quelquefois l’oreille est soudain frappée d’un bruit sinistre : elle a entendu dans la nuit comme les soupirs de l’abîme.
L’Évangile, par sa simplicité même, est encore plus surprenant, plus manifestement divin. Il y a dans les prophètes quelque chose d’ardent, de passionné et comme un travail du désir pour atteindre un bien qu’ils ne possèdent pas, et auquel toute leur âme aspire. Dans l’Évangile, c’est le calme de la possession, la paix ravissante qui suit un immense désir satisfait, la tranquille sérénité du ciel même : Celui que la terre attendait est venu, « Le Verbe s’est fait chair, et il a habité parmi nous : et nous avons vu sa gloire, la gloire du fils aîné du père, plein de grâce et de vérité. » Tout prend une face nouvelle : le temps des figures est passé ; le salut est accompli ; la nature humaine rassurée éprouve comme un grand repos qu’elle n’avait point connu. Prenez un homme que vous voudrez ; qu’il raconte cet événement si longtemps l’objet de tous les vœux ; ce mystère impénétrable de miséricorde et de justice ; son langage pourra être pompeux, touchant, sublime ; voici l’Évangile :
« En ce temps-là, on publia un édit de César-Auguste pour faire le dénombrement de tous les habitants de toute la terre ; et tous allaient pour se faire inscrire, chacun dans sa ville. Joseph partit aussi de la ville de Nazareth en Galilée, et vint dans la Judée, à la ville de David, appelée Bethléem, parce qu’il était de la maison et de la famille de David, pour se faire inscrire avec Marie, son épouse, qui était grosse. Pendant qu’ils étaient là, il arriva que les jours de son enfantement s’accomplirent, et elle enfanta son fils premier-né, et elle l’enveloppa de langes, et elle le coucha dans une crèche, parce qu’il n’y avait point pour eux de place dans l’hôtellerie. Or, il y avait, dans le même pays, des pasteurs qui veillaient, gardant tour à tour leur troupeau pendant la nuit ; et voilà qu’un ange du Seigneur s’arrête près d’eux, et une clarté divine les environne ; et ils furent saisis d’une grande crainte ; et l’ange leur dit ; « Ne craignez point ; je vous annonce ce qui sera pour tout le peuple une grande joie : il vous est né aujourd’hui un Sauveur, qui est le Christ, le Seigneur, dans la ville de David ; et ceci sera le signe auquel vous le reconnaîtrez : Vous trouverez un enfant enveloppé de langes, et posé dans une crèche. » (Saint Luc, ii.)
Pour nous élever jusqu’à lui, le Verbe divin descend jusqu’à nous. Ce qu’il y a de plus humble dans l’homme, c’est là ce qu’il choisit pour se l’approprier. « Il ne disputera point, il ne criera point, sa voix ne retentira point dans les places publiques. » Il vient à nous plein de douceur. Sa parole est simple, et elle est visiblement celle d’un Dieu. Voyez, dans saint Jean, l’entretien de Jésus avec la Samaritaine ; voyez le sermon sur la montagne, le discours après la cène, dont chaque mot est une source de vérité et d’amour, inépuisable ici-bas à notre cœur et à notre intelligence ; voyez le récit de la Passion ; voyez tout, car tout est également vivant « Beaucoup de péchés lui seront remis, parce qu’elle a beaucoup aimé. — Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes oppressés, et je vous ranimerai. Prenez mon joug sur vous, et apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes ; car mon joug est aimable et mon fardeau léger. » Jamais rien de semblable ne sortit d’une bouche humaine. Et cette prière qui contient tout ce qu’une créature peut demander, tout ce qu’elle doit désirer ; cette prière merveilleuse, qui est comme le lien du ciel et de la terre, est-elle d’un homme ? Est-ce un homme qui a dit : Tout est consommé ? Non, non ; cette parole, qui annonce le salut du monde, n’appartient qu’à celui qui le créa.
Cicéron moraliste
Son traité sur les devoirs, De Officiis, restera l’ouvrage de morale civile et politique le plus parfait qui soit sorti de la main des hommes. Après deux mille ans, tout y est encore vrai et praticable comme le jour même où Cicéron l’écrivait ; tout y tend à former non-seulement l’honnête homme et le bon citoyen, mais le galant homme et l’homme aimable. Mais un ouvrage unique dans son genre et dont l’antiquité ne nous offre pas un autre modèle, ce sont ces lettres si précieuses pour l’histoire, plus précieuses encore, selon moi, par les rapports qu’elles établissent entre l’âme de celui qui les lit et la belle et excellente âme de Cicéron. On y trouve et on y a relevé avec bien de l’amertume quelques traits vaniteux dont la naïveté même est une grâce de plus ; on n’y trouve pas un sentiment mauvais ! Dans ses lettres familières, c’est lui qui encourage tout le monde à défendre la liberté. Au moment où le triumvirat se forme entre Octave, Antoine et Lépide, il écrivait encore aux chefs des légions et aux gouverneurs des provinces ; il les flattait avec sa belle parole pour les retenir dans le devoir. Dans sa correspondance avec Atticus, on le voit sans doute quelquefois abattu, découragé, ne sachant quel parti prendre entre César entouré de tous les mauvais sujets de Rome, et Pompée affectant des airs de Sylla. Remontez à la cause de ses hésitations ; il n’y en a pas d’autres que son honnêteté ! Temps terribles que ceux où il n’y a pas de camp pour l’honnête homme, et où la neutralité n’est pas possible, quand on s’appelle Cicéron !
Si vous prenez cette correspondance par son côté domestique et familier, madame de Sévigné n’est pas plus naturelle et plus aimable ; elle ne fait pas partager avec plus de simplicité à ceux qui la lisent les émotions de son cœur, les bons ou mauvais événements de sa vie, ses petits triomphes et ses grandes douleurs. Le style majestueux de l’orateur se détend et s’assouplit dans ces lettres avec une grâce merveilleuse. Et cependant jusque dans les plus petits détails, on retrouve encore le grand écrivain, on reconnaît Cicéron ; comme dans les plus beaux discours de l’orateur, au milieu des mouvements les plus vifs et de toute la pompe des périodes, l’homme d’esprit et l’homme aimable se laissent toujours entrevoir. Cicéron a plaidé quelquefois de mauvaises causes, je le crois ; il n’a jamais exprimé que des pensées droites et honnêtes. Son âme a pu être abattue, déchirée ; son patriotisme et son amour de la liberté n’ont pas fléchi. Dans ses lettres, dans ses discours, dans ses traités de philosophie et de rhétorique, tout respire je ne sais quel parfum d’honnêteté et de patriotisme. Le premier des orateurs et des écrivains de Rome a été aussi le plus grand de ses citoyens.
Je sais que ce dernier point est contesté. On reproche à Cicéron de n’avoir pas compris son temps, de n’avoir pas vu que le moment était arrivé où l’ancien gouvernement ne pouvait plus subsister et où il était nécessaire que le pouvoir d’un seul mît un terme aux compétitions armées des grands. On lui fit un crime de ne pas s’être tué comme Caton, ou, après avoir accepté le pardon de César, de s’être réjoui de sa mort, et d’avoir prolongé contre Antoine une lutte inutile. Cicéron n’a pas sauvé, il est vrai, les vieilles institutions, et je crois bien qu’aucune force humaine ne les aurait sauvées. Mais sa persistance n’a pas été en pure perte ; il a laissé au monde un grand et rare exemple, celui du devoir accompli jusqu’au bout.
Les Satiriques latins
Comment se fait-il donc que les Romains, ayant à peu près la même religion que les Grecs, les mêmes solennités à célébrer, des usages pareils, des habitudes semblables et par conséquent d’égales raisons de cultiver la poésie lyrique, l’aient toujours négligée, et qu’à tous ces grands noms des Grecs ils n’aient à opposer que le seul nom d’Horace ? Ces vainqueurs dans les fêtes de la Grèce, dans les combats des arts et dans ceux de la force et l’adresse, pour lesquels Pindare et les autres ont monté leurs lyres sur des tons si élevés, étaient quelquefois des rois et des princes puissants, toujours des Grecs dont les noms faisaient la gloire de leur patrie comme leurs statues en étaient le plus noble ornement. Mais un Romain pouvait-il s’enflammer pour célébrer les triomphes sans gloire d’un mime sans honneur ou d’un vil gladiateur pris entre les barbares ou les malfaiteurs, ou les derniers des esclaves ? Lucilius fut le premier parmi les Latins qui composa des satires purement morales, où les vices étaient sévèrement attaqués, et les vicieux eux-mêmes, quel que fût leur rang, cités par leurs noms, sans pitié comme sans respect, au tribunal de la justice publique.
Quarante ans après Lucilius, Horace perfectionna la satire et lui donna une forme nouvelle. Railleur spirituel plutôt que censeur hardi, il se contenta de persifler les travers de quelques hommes ridicules, et n’attaqua point ces vices dangereux qui venaient de renverser la liberté romaine et devaient finir par renverser l’empire. Il était trop courtisan pour être si sévère. Perse, qui vécut sous Néron, a laissé quelques satires assez médiocres. On croirait presque qu’il a voulu être le Lycophron des Latins. Ce n’était point par d’obscures énigmes que l’on pouvait alors vaincre des vices qui ne se cachaient plus. Sulpicia, plus hardie dans un sexe plus faible, ne craignit point d’attaquer Domitien ; mais la satire n’était pas dans le genre de son talent. Elle avait su peindre en vers les charmes de l’amour conjugal : elle ne sut pas écrire une satire énergique.
Enfin parut Juvénal, le plus véhément et le dernier des satiriques latins. Il avait vu les règnes de Caligula, de Claude, de Néron, de l’avare Galba ; du dégoûtant Vitellius et de cet odieux Domitien. Témoin de tant de vices, de cruautés et de bassesses, son cœur noble et généreux s’était pénétré d’une profonde indignation contre des tyrans si horribles et des esclaves si vils. On ne le voit pas, comme Horace, tourner autour de l’âme ; il y pénètre, la perce, la déchire. Son style est ardent, énergique jusqu’à la violence, quelquefois jusqu’à la sublimité. Il étonne, il échauffe, il entraîne, et c’est vraiment lui qui mérite cet éloge qu’Horace s’est peut-être un peu légèrement donné,
Virtutis veræ custos, rigidusque satelles.
« Satellite de l’austère vertu, » il la défend, il la protége de toutes ses forces, de tout son courage. Il déchire aux regards publics les sales enveloppes du vice : il le montre tout nu, et dans une si complète nudité, que la pudeur souvent est forcée d’en rougir.
Horace
Horace représente cette justesse de pensée, cette pureté, cette précision de langage, cette perfection de goût auxquelles arrivent, après bien du temps et des efforts, les littératures dans ces rares et courtes époques qu’on appelle classiques. Si on l’envisage sous un point de vue historique, il représente les mœurs polies, le savoir-vivre, les principes de délicatesse, de dignité, qui font encore l’honnête homme, sinon l’homme vertueux, dans ces temps de la vieillesse, du déclin des sociétés, où l’invasion du luxe avec toutes ses recherches, le goût toujours croissant des jouissances sensuelles, les progrès du scepticisme en toutes choses, en religion, en morale, en politique, la lassitude, le découragement, le désespoir qui suivent les troubles civils et l’anarchie, leur font chercher leur repos dans le pouvoir absolu, demander leur consolation à l’étourdissement, à l’ivresse des plaisirs.
Horace peut être considéré sous tous ces aspects. Il ne serait qu’Horace, un des hommes les plus spirituels et les plus aimables qui aient existé, et, de plus, un fidèle exemplaire des traits de l’humanité, que par là il mériterait de nous attacher ; mais il est autre chose : il est encore l’expression du temps où il a vécu, avec ses misères et aussi ce qui les rachetait, le génie littéraire, l’élégance sociale, et chez quelques hommes point héroïques, mais honnêtes et bons, un raisonnable éloignement des excès. Horace, c’est ce que nous appelons littérairement le siècle d’Auguste, historiquement l’empire à sa première époque. C’est par anticipation bien d’autres époques encore, analogues à celle- là. Il nous touche par cent côtés ; nul ancien, comme on l’a dit quelquefois, n’est plus moderne.
Saint Paul
N’attendez pas de l’Apôtre ni qu’il vienne flatter les oreilles par des cadences harmonieuses, ni qu’il veuille charmer les esprits par de vaines curiosités. Saint Paul rejette tous les artifices de la rhétorique. Son discours, bien loin de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons dans les orateurs, paraît inégal et sans suite à ceux qui ne Pont pas assez pénétré, et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de la dureté de son style irrégulier. Mais, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout ; et son nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa simplicité toute-puissante.
Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs, et, malgré la résistance du monde, il y établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se tiendra bien plus honorée d’une lettre du style de Paul, adressée à ses concitoyens, que de tant de fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que la Grèce n’enseigne pas, et que Rome n’a pas appris. Une puissance surnaturelle, qui se plaît à relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons dans ses admirables Épîtres une certaine vertu plus qu’humaine, qui persuade contre les règles, ou plutôt qui ne persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles, mais qui porte ses coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise aux montagnes d’où il tire son origine ; ainsi cette vertu céleste qui est contenue dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style, conserve toute la vigueur qu’elle apporte du ciel, d’où elle descend.
Caractère de la Langue française
Ce qui distingue notre langue des anciennes et des modernes, c’est l’ordre de la construction de la phrase. Cet ordre doit toujours être direct et nécessairement clair. Le français nomme d’abord le sujet de la phrase, ensuite le verbe, qui est l’action, et enfin l’objet de cette action : voilà la logique naturelle à tous les hommes ; voilà ce qui constitue, le sens commun. Or, cet ordre si favorable, si nécessaire au raisonnement, est presque toujours contraire aux sensations, qui nomment le premier l’objet qui frappe le premier : c’est pourquoi tous les peuples, abandonnant l’ordre direct, ont eu recours aux tournures plus ou moins hardies, selon que leurs sensations ou l’harmonie des mots l’exigeaient, et l’inversion a prévalu sur la terre, parce que l’homme est plus impérieusement gouverné par les passions que par la raison.
Le français, par un privilège unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était toute raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe, et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations : la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Pour apprendre les langues à inversions, il suffit de connaître les mots et leurs régimes ; pour apprendre la langue française, il faut encore retenir l’arrangement des mots. On dirait que c’est d’une géométrie tout élémentaire, de la simple ligne droite, que s’est formée la langue française ; et que ce sont les courbes et leurs variétés infinies qui ont présidé aux langues grecque et latine. La nôtre règle et conduit la pensée ; celles-là se précipitent et s’égarent avec elle dans le labyrinthe des sensations, et suivent tous les caprices de l’harmonie : aussi furent-elles merveilleuses pour les oracles, et la nôtre les eût absolument décriés.
Il est arrivé de là que la langue française a été moins propre à la musique et aux vers qu’aucune langue ancienne ou moderne : car ces deux arts vivent de sensations. Mais pourquoi, entre les langues modernes, la nôtre s’est-elle trouvée seule si rigoureusement asservie à l’ordre direct ? serait-il vrai que par son caractère la nation française eût souverainement besoin de clarté ? Tous les hommes ont ce besoin sans doute ; mais la langue française, ayant la clarté par excellence, a dû chercher toute son élégance et sa force dans l’ordre direct ; cet ordre et cette clarté ont dû surtout dominer dans la prose, et la prose a dû lui donner l’empire ; cette marche est dans la nature : rien n’est, en effet, comparable à la prose française.
Il y a des pièges et des surprises dans les langues à inversions : le lecteur reste suspendu dans une phrase latine, comme le voyageur devant des routes qui se croisent ; il attend que toutes les finales l’aient averti de la correspondance des mots ; son oreille reçoit, et son esprit, qui n’a cessé de décomposer pour composer encore, résout enfin le sens de la phrase, comme un problème. La prose française se développe en marchant et se déroule avec grâce et noblesse. Toujours sûre de la construction de ses phrases, elle entre avec plus de bonheur dans la discussion des choses abstraites, et sa sagesse donne de la confiance à la pensée.
À Ronsard
À toi, Ronsard, à toi, qu’un sort injurieuxDepuis deux siècles livre au mépris de l’histoire,J’élève de mes mains l’autel expiatoireQui te purifiera d’un arrêt odieux.Non que j’espère encore, au trône radieuxD’où jadis tu régnais, replacer ta mémoire ;Tu ne peux de si bas remonter à la gloire :Vulcain impunément ne tomba pas des deux.Mais qu’un peu de pitié console enfin tes mânes ;Que, déchiré longtemps par des rires profanes,Ton nom, d’abord fameux, recouvre un peu d’honneur !Qu’on dise : Il osa trop, mais l’audace était belle ;Il lassa, sans la vaincre, une langue rebelle,Et de moins grands, depuis, eurent plus de bonheur.
Corneille
En quel état se trouvait la scène française lorsqu’il commença à travailler. Quel désordre ! quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre. Les auteurs aussi ignorants que les spectateurs, la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance, point de mœurs, point de caractères ; la diction encore plus vicieuse que l’action, et dont les pointes et de misérables jeux de mots faisaient le principal ornement ; en un mot, toutes les règles de l’art, celles mêmes de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées.
Dans cette enfance ou, pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, Corneille, après avoir quelque temps cherché le bon chemin et lutté, si je l’ose ainsi dire, contra le mauvais goût de son siècle, enfin, inspiré d’un génie extraordinaire et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable, accorda heureusement la vraisemblance et le merveilleux, et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux, dont la plupart, désespérant de l’atteindre, et n’osant plus entreprendre de lui disputer le prix, se bornèrent à combattre la voix publique déclarée pour lui, et essayèrent en vain, par leurs discours et par leurs frivoles critiques, de rabaisser un mérite qu’ils ne pouvaient égaler. La scène retentit encore des acclamations qu’excitèrent à leur naissance le Cid, Horace, Cinna, Pompée, tous ces chefs-d’œuvre représentés depuis sur tant de théâtres, traduits en tant de langues, et qui vivront à jamais dans la bouche des hommes.
À dire le vrai, où trouvera-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d’excellentes parties, l’art, la force, le jugement, l’esprit ? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets ! Quelle véhémence dans les passions, quelle gravité dans les sentiments ! Quelle dignité, et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères ! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne se ressemblant les uns les autres ! Parmi tout cela, une magnificence d’expression proportionnée aux maîtres du monde qu’il fait souvent parler, capable néanmoins de s’abaisser quand il veut, et de descendre jusqu’aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin, ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu’à ses défauts, si on lui en peut reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres : personnage véritablement né pour la gloire de son pays.
Corneille jugé par lui-même
Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit :Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue,J’ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue ;Et mon ambition pour faire plus de bruitNe les va point quêter de réduit en réduit.Mon travail sans appui monte sur le théâtre,Chacun en liberté l’y blâme ou l’idolâtre ;Là, sans que mes amis prêchent leurs sentiments,J’arrache quelquefois leurs applaudissements ;Là, content du succès que le mérite donnePar d’illustres avis je n’éblouis personne.Je satisfais ensemble et peuple et courtisans,Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans ;Par leur seule beauté ma plume est estimée,Je ne dois qu’à moi seul toute ma renommée,Et pense toutefois n’avoir point de rivalÀ qui je fasse tort en le traitant d’égal.
Les Pensées de Pascal
Pascal réunissait au plus haut degré les deux puissances extrêmes de la pensée, le raisonnement et l’imagination. Sa vie, son caractère, ses ouvrages tiennent à cette alliance ; et elle se trouve marquée dans la plus grande œuvre qui ait occupé son génie. Personne, dans le même siècle, n’a reçu peut-être avec un enthousiasme plus ardent et plus sincère les vérités du christianisme ; mais le raisonnement, soulevé du milieu de son enthousiasme, l’agitait encore par les tourments du doute. Peut-on expliquer autrement cette prévoyance qui lui montre tant d’objections peu familières à son siècle, et lui inspire la pensée de fortifier, de défendre ce que personne n’attaquait encore. Les illustres contemporains de Pascal, remplis d’une conviction non pas plus pure mais plus paisible, se lassaient à développer les conséquences d’une religion dont les principes ne rencontraient pas d’adversaires : ils élevaient la voûte du temple, sans craindre qu’aucune main fût assez hardie pour en saper les colonnes. Pascal seul, averti du péril par ses propres expériences, méditait un ouvrage où il espérait ne laisser sans réponse aucun des doutes du scepticisme, que ce grand génie avait pour ainsi dire essayé en tous sens sur lui-même. La main de l’architecte est encore tout entière dans les ruines de ce monument commencé. Mais qui oserait le reconstruire en entier, et calculer l’assemblage de ses parties éparses et informes ?
Dans les sables de l’Égypte on découvre de superbes portiques qui ne conduisent plus à un temple que les siècles ont détruit, de vastes débris, des vestiges d’une immense cité, et, sur les chapiteaux renversés, d’antiques peintures dont les éblouissantes couleurs ne passeront jamais et qui conservent leur frêle immortalité au milieu de ces antiques destructions, telles paraissent quelques pensées de Pascal, restes mutilés de son grand ouvrage.
Bossuet orateur
C’est sur le théâtre même de la grandeur et de la gloire, c’est en face de ce trône où s’asseyent ensemble la puissance et la jeunesse, et que décorent à l’envi les arts et la victoire, qu’il faut entendre Bossuet, d’un accent ferme et mesuré, avec le respect d’un sujet et la liberté d’un apôtre, proclamer le néant des choses humaines. Dans le silence profond de l’éloquence politique, une autre éloquence s’élève, plus fière et plus hardie. Au nom de la religion qui la fait parler et lui prête sa force, elle, abaisse cet empire orgueilleux devant lequel tout s’incline ; elle efface cet éclat qui éblouit et enchante tous les regards ; elle flétrit ces faiblesses que parent tant de grâces et de majesté, et que protègent les respects du monde.
Ce genre d’éloquence, que dut ignorer l’antiquité païenne, et qui naquit sur les tombes des premiers chrétiens, Bossuet semble l’avoir créé, tant il se l’est rendu propre. Ce n’est pas à tort que l’admiration publique, parmi ses chefs-d’œuvre oratoires, a particulièrement adopté ses oraisons funèbres. Il y a rassemblé et reproduit en traits plus sublimes encore, et sous une forme plus correcte et plus pure, tout ce qu’il avait répandu ailleurs de pensées fortes et profondes sur la vie et la mort, le temps et l’éternité. Il y a de plus introduit la variété et le mouvement des intérêts humains, l’accent pathétique du désespoir, les éclats de l’enthousiasme.
Oui, ce contempteur superbe de la grandeur et de la gloire, qui exerce sur elles de si terribles justices, en est touché comme nous ; car il est homme, en même temps qu’il est apôtre. Il les admire et les aime ; il leur donne sans scrupule ses louanges et ses larmes ; il sait trop quel est le terme où se précipite son discours, et qu’en nous entourant dans ses tableaux des plus flatteuses distinctions de la nature et de la fortune, il ne fait que parer pour un instant la victime de la mort.
Au milieu des spectacles éclatants qu’il étale, le pressentiment de l’inévitable catastrophe l’obsède sans cesse, et il y arrive enfin à travers toutes ces prospérités mensongères, poussé par l’invincible nécessité de son sujet. Alors il quitte le ton de la plainte et de l’éloge ; il s’arme d’une mélancolique amertume, d’une ironie dédaigneuse, pour célébrer le triomphe de cette puissance fatale qui fait disparaître devant elle toutes les choses d’ici-bas, la vie, la santé, les plaisirs, les grâces et les talents, les honneurs et la puissance, les grands desseins, les vastes pensées, jusqu’à ce courage indompté qui la bravait au moment suprême, jusqu’à cette espérance de lui échapper en quelque chose, par la douleur qu’on laisse après soi, par la perpétuité de son nom et de ses œuvres, jusqu’à ces derniers et tristes débris qu’elle poursuit au fond du cercueil, sous les fastueuses représentations qui les décorent et les défendent.
Voilà le double aspect d’élévation et de misère que nous découvre Bossuet ; et quand il les a opposés l’un à l’autre avec un inexprimable mélange des sentiments les plus contraires d’orgueil et d’humilité, de joie et de tristesse ; quand il a poussé à bout le vain objet de nos attachements ; qu’il l’a convaincu de n’être que ce qu’il est, un nom, un songe, une apparence, une vapeur qui s’exhale, des esprits qui s’épuisent, des ressorts qui se démontent et se déconcertent, une machine qui se dissout et se met en pièces, alors, du sein de cette ruine et de cette cendre, il fait sortir l’âme chrétienne, qui prend son vol vers son créateur.
Bossuet historien
Quelle admirable revue de tous les peuples ! Comme ils viennent tour à tour devant Bossuet témoigner de leur faiblesse et avouer que Dieu seul est grand ! C’est en vain qu’ils veulent s’arrêter et faire halte ; il faut marcher, il faut courir. Bossuet pousse les uns sur les autres les siècles et les peuples : Marche, marche, dit-il à l’Égypte ; et le trône majestueux des Pharaons, et ce sacerdoce imposant, et ce peuple grave et sérieux passe et disparaît bientôt. Marche, marche ! dit-il à la Grèce ; et ces républiques turbulentes, cette nation de poètes et d’orateurs, avec tous ses chefs- d’œuvre et tous ses trophées, va se perdre dans le gouffre de la puissance romaine. Marche, marche ! dit-il à Rome elle- même ; et ce peuple invincible qui sert d’instrument aux desseins de Dieu, sera à son tour effacé de la terre qu’il n’aura conquise que pour Jésus-Christ ; son aigle, qui croyait voler au gré de la politique du sénat, est forcée de reconnaître que son vol était tracé et qu’elle a suivi le doigt de Dieu plutôt que l’ambition des Sylla et des Pompée.
Ainsi Dieu est puissant, il change et renouvelle à son gré la figure du monde ; et, à la voix de Bossuet, l’antiquité semble se réveiller du tombeau pour l’entendre révéler ce Dieu inconnu, qui présidait à ses destinées, et qui est le seul qu’elle n’ait point adoré.
Les Maîtres du style
Ce n’est pas en un jour que s’est formée et a paru à la lumière cette littérature et particulièrement cette prose nouvelle qui, disant adieu sans retour aux libres allures et à l’inimitable fantaisie de Rabelais et de Montaigne, se propose un tout autre idéal dont les traits dominants seront une clarté suprême et une simplicité parfaite, rehaussées par la force et par la grandeur.
Sous la main de Descartes, elle prend déjà quelques-uns de ces caractères. Descartes est un grand écrivain, parce qu’on ne peut pas ne pas l’être, quand on pense et quand on sent avec grandeur : mais s’il est permis de le dire, l’écrivain dans Descartes a moins d’art que de génie ; et en prose c’est Pascal qui doit être considéré comme le premier grand artiste qu’ait produit la France. Depuis les Provinciales, la prose française est à ce point constituée, que, sans fléchir, elle peut recevoir l’impression des génies les plus divers. Les saillies étincelantes de madame de Sévigné lui apporteront une légèreté inattendue ; Molière lui donnera une souplesse égale à celle de la plus vive pensée ; Bossuet l’emportera jusqu’à la plus haute poésie, sans l’altérer le moins du monde, sans toucher à sa solidité et à sa vigueur intime. Ces deux qualités se retrouvent jusque dans la contexture de la phrase ample et abondante, où circule un souffle puissant qui en anime, en ordonne, en soutient toutes les parties.
Mais peu à peu vers la fin du règne de Louis XIV, la langue s’épuise comme le reste, et la prose arrive à l’extrémité du cercle qu’elle devait parcourir ; elle avait commencé par la rudesse et la pesanteur, elle finit par la netteté, l’élégance, l’agrément, une vivacité modérée. On la croirait parvenue à la perfection, si on ne sentait que la force et la grandeur l’abandonnent. Il semble qu’on n’a jamais parlé une meilleure langue, plus pure, plus limpide, plus naturelle, convenant mieux à la prompte communication des sentiments et des idées, pourvu que ces idées ne, soient pas trop hautes, ni ces sentiments trop profonds ; car ils briseraient de toutes parts cette légère enveloppe, tandis qu’elle va merveilleusement à la taille de la société nouvelle, qui succède à la grande société du dix-septième siècle. Elles sont mortes les passions puissantes, d’où étaient sorties des luttes qui agitèrent et fécondèrent l’âge précédent ; nulle grande entreprise n’occupe la royauté et la nation : elles se reposent des longues et glorieuses fatigues du grand siècle dans les douceurs d’une paix inaccoutumée.
Voltaire est le plus parfait représentant de l’esprit français à cette époque. Ni son temps, ni son génie ne le destinaient à la poésie ; aussi n’a-t-il excellé que dans la poésie légère. Mais sa prose est d’une qualité exquise : simple, naturelle rapide, d’une lumière incomparable. Elle a toutes les perfections secondaires ; il ne lui manque que cette énergie divine, ces traits de feu, ce pathétique, ce sublime qui ne viennent pas de l’esprit mais du cœur, et que les grands sentiments seuls peuvent enfanter. Montesquieu, embrassant dans ses méditations toutes les sociétés et toutes les législations, condamné pour tout peindre à tout abréger, trouvera dans la nécessité d’une concision extraordinaire la source de beautés inattendues. Enfermé dans la contemplation de la nature, Buffon lui empruntera quelque chose de sa paix, de son cours régulier et majestueux. Voltaire, entouré de gens de lettres, occupé de petites querelles, travaillant toujours, mais travaillant vite, n’a laissé aucun grand monument, et rarement il s’élève au-dessus du style de sa jeunesse, celui de Fontenelle, qu’il a gardé et en même temps porté à sa perfection, en y ajoutant une vivacité supérieure. Voltaire, en effet, hâtons-nous de le dire, est un artiste accompli dans le genre tempéré : si sa phrase n’a pas l’ampleur, la plénitude, l’éclat et la force de la phrase du xviie siècle, elle ne manque pas encore, ou plutôt elle ne manque jamais d’une suffisante solidité.
Mais la langue ne s’arrête pas longtemps sur cette pente glissante ; dans le style de Rousseau les défauts abondent à côté des grandes qualités. Rousseau est excessif dans l’art comme dans tout le reste. Il a redonné du ton à la langue, mais aux dépens du naturel ; il a porté le soin jusqu’à l’afféterie, laissé paraître l’effort, prodigué les grands mouvements, gâté souvent l’éloquence par la déclamation, et frayé la route à la rhétorique. Cependant pour être un écrivain d’un siècle de décadence, Rousseau n’en est pas moins, comme Tacite, un grand écrivain. Il est ridicule de le traiter légèrement comme on voudrait le faire aujourd’hui. Pardonnons beaucoup à celui qui a écrit tant de belles pages sur la liberté, sur la vertu et sur Dieu ; mais réservons notre admiration tout entière pour les écrivains du xviie siècle, parce qu’en eux la simplicité, la naïveté même est unie à la grandeur, que la grâce y est la parure de la force, et la solidité l’essence même de leur génie.
Voilà les maîtres vers lesquels il faut sans cesse porter, ses regards, quand on a quelques sentiments de l’art véritable, et qu’on aime cette admirable langue française, fidèle image de l’esprit et du caractère national, qui ne peut se soutenir et durer que par le perpétuel renouvellement des causes qui l’ont formée et élevée, à savoir, les grands sentiments et les grandes pensées, ces foyers immortels du génie des écrivains et des artistes, aussi bien que de la puissance des nations.
Le dix-huitième Siècle
Eh ! quel temps fut jamais en vices plus fertile ?Quel siècle d’ignorance, en beaux faits plus stérile,Que ce siècle menteur. Nos modestes aïeuxParlaient moins de vertus et les cultivaient mieux.Quels demi-dieux enfin nos jours ont-ils vus naître ?Ces Français si vantés, peux-tu les reconnaître ?Jadis peuple héros, peuple femme en nos jours,La vertu qu’ils avaient n’est plus qu’en leurs discours.Suis les pas de nos grands : énervés de mollesse,Ils se traînent à peine en leur vieille jeunesse ;Courbés avant le temps, consumés de langueur,Enfants efféminés de pères sans vigueur ;Demi-dieux avortés, qui par droit de naissance,Dans les camps, à la cour, règnent en espérance :Quels succès leurs talents semblent nous présager ?Ceux-là font de leurs mains courir ce char légerQue roule un seul coursier sur une double roue ;Ceux-ci, sur un théâtre où leur mémoire échoueEn bouffons apprentis défigurent ces versOù Molière, prophète, exprima leurs travers ;Par d’autres, avec art, une paume lancéeVa, revient tour à tour poussée et repoussée.Sans doute c’est ainsi que Turenne et VillarsS’instruisaient dans la paix aux triomphes de Mars.La plupart, indigents au milieu des richesses,Achètent l’abondance à force de bassesses :Assise dans ce cirque où viennent tous les rangsSouvent bâiller en loge, à des prix différents,Chloris n’est que parée, et Chloris se croit belle ;En vêtements légers l’or s’est changé pour elle ;Son front luit, étoilé de mille diamants ;Et mille autres encore, effrontés ornements,Serpentent sur son sein, pendent à ses oreilles ;Les arts, pour l’embellir, ont uni leurs merveilles :Vingt familles enfin couleraient d’heureux jours,
Riches des seuls trésors perdus pour ses atours.Parlerai-je d’iris ? Chacun la prône et l’aime ;C’est un cœur, mais un cœur… c’est l’humanité même :Si d’un pied étourdi quelque jeune éventéFrappe, en courant, son chien qui jappe épouvanté,La voilà qui se meurt de tendresse et d’alarmes ;Un papillon souffrant lui fait verser des larmes,Il est vrai ; mais aussi qu’à la mort condamné,Lally soit en spectacle à l’échafaud traîné,Elle ira la première à cette horrible fêteAcheter le plaisir de voir tomber sa tête.Dira-t-on qu’en des vers à mordre disposés,Ma muse prête aux grands des vices supposés ?Mais la corruption, à son comble portée,Dans le cercle des grands ne s’est point arrêtée :Elle infecte l’empire, et les mêmes traversRègnent également dans tous les rangs divers.Il faut voir ce marchand, philosophe en boutique,Qui, déclarant trois fois sa ruine authentique,Trois fois s’est enrichi d’un heureux déshonneur,Trancher du financier, jouer le grand seigneur.Partout s’offre l’orgueil, et le luxe et l’audace.Orgon, à prix d’argent, veut anoblir sa race :Devenu magistrat, de mince roturier,Pour être un jour baron il se fait usurier.Eh ! quel frein contiendrait un vulgaire indocile ?Il sait, grâce aux docteurs du moderne évangile,Qu’en vain le pauvre espère en un Dieu qui n’est pas,Que l’homme tout entier est promis au trépas ?Chacun veut de la vie embellir le passage :L’homme le plus heureux est aussi le plus sage...Ainsi forts par le nombre, et vantés en tous lieux,Les corrupteurs du goût en paraissent les dieux.Honneurs, richesse, emplois, ils ont tout en partage,Hors la saine raison, que leur bonheur outrage :Distribuant la gloire et pesant les écrits,Ces fiers inquisiteurs jugent les beaux esprits.Oh ! malheureux l’auteur dont la plume éléganteSe montre encor du goût sage et fidèle amante ;Qui, rempli d’une noble et constante fierté,Dédaigne un nom fameux par l’intrigue acheté,Et, n’ayant pour prôneur que ses muets ouvrages,Veut par ses talents seuls enlever les suffrages !La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré :S’il n’eût été qu’un sot, il aurait prospéré.
Voltaire
Impétueux comme un poète et poli comme un courtisan, il savait être insinuant et rusé. Personne n’a observé avec plus d’art et de mesure la fameuse maxime dont il s’est tant moqué : « Se faire tout à tous. » Il avait le besoin de plaire encore plus que de dominer ; il trouvait plus de plaisir à mettre en jeu ses séductions que sa force.
Il avait le talent de la plaisanterie, mais il n’en avait pas la science : il ne sut jamais de quelles choses il faut rire et desquelles il ne le faut pas.
Il est quelquefois triste, il est ému ; mais jamais il n’est sérieux. Ses grâces mêmes sont effrontées.
Il connut la clarté et se joua dans la lumière, mais pour l’éparpiller et en briser tous les rayons.
La sagesse, en contraignant son humeur, lui aurait été la moitié de son esprit. Sa verve avait besoin de licence pour circuler en liberté.
Voltaire, dans ses écrits, n’est jamais seul avec lui-même. Gazetier perpétuel, il entretenait chaque jour le public des événements de la veille. Son humeur lui a plus servi pour écrire que sa raison ou son savoir.
Il eut l’art du style familier. Ceux qui le louent de son goût confondent perpétuellement le goût de l’agrément. Il égaye, il éblouit, c’est la mobilité de l’esprit qu’il flatte, et non le goût.
Il entre souvent dans la poésie, mais il en sort aussitôt. Cet esprit, impatient et remuant, ne saurait s’y fixer, même pour un instant.
Il a, par son influence, ôté aux hommes la sévérité de la raison.
La Profession d’homme de lettres
La profession d’homme de lettres est de toutes les professions la plus difficile, parce que c’est celle qui soutient le moins l’homme. Dans toutes les autres, l’état prête de la force à l’homme : si vous êtes notaire, avoué, médecin, avocat, vous avez d’abord votre valeur personnelle, et de plus vous avez la valeur de votre état ; votre état ajoute à ce que vous êtes, et vous avez deux forces au lieu d’une. Il y a tant d’hommes qui ne valent que par leur état, que cela prouve évidemment l’importance des professions. Dans la littérature, au contraire, l’état n’est rien et n’ajoute rien à l’homme. L’homme, dans cet état, est délaissé à lui-même et ne tire rien d’ailleurs ; il ne vaut que par lui-même. La profession d’homme de lettres a un défaut essentiel : elle n’a pas d’avancement régulier.
Dans les autres états, il y a une sorte d’avancement nécessaire qui pousse l’homme et le fait monter. Les efforts qu’il fait le servent, et ajoutent à la vitesse de ses progrès ; mais à part ces efforts, sa profession marche en quelque sorte toute seule. À mesure que le temps efface les rangs supérieurs, il fait monter les rangs inférieurs, et cela dans tous les états, au barreau, dans la médecine, dans l’armée, dans la magistrature, partout enfin, sauf dans la littérature. Dans la littérature, point d’hiérarchie réglée et suivie, point d’ordre du tableau. Vous faites un bon livre ; vous voilà au haut de l’échelle. Le second est moins bon, ce qui arrive presque toujours ainsi : vous descendez aussi vite que vous étiez monté. Ajoutez les vicissitudes du goût du public, le besoin de la nouveauté, l’habitude qui émousse le plaisir, toutes les causes enfin qui font que dans la littérature les hommes vieillissent vite. Quel état que celui qui oblige à avoir toujours de l’esprit, et toujours le genre d’esprit qui, selon le temps, plaît au public ! Comment voulez-vous que l’homme suffise à cette mobilité ? Aussi s’y épuise-t il bien vite. Alors viennent les dégoûts et les amertumes ; alors vient le dépit de se trouver moins avancé à quarante ans qu’à vingt-cinq, la jalousie contre des rivaux plus jeunes et plus heureux, la colère de voir dans les autres états tant d’hommes qui ne nous valent pas, croyons-nous, faire fortune et réussir, tandis que nous, morbleu !…… Telle est la profession d’homme de lettres, toujours mobile et irrégulière, qui ne soutient pas ceux qui l’embrassent, qui ne leur épargne aucun des pas du chemin, et qui semble dire tous les matins à l’homme : Tire-toi d’affaire comme tu pourras.
Mirabeau
Élevé sous le régime absolu, il en eut toutes les souillures. Pitt, passant des études de sa jeunesse au gouvernement, dans sa vie austère et pure, ne connut guère d’autre passion que l’ambition. Au contraire la vie de Mirabeau fut longuement traînée dans tous les scandales du désordre, du vice et, j’ai honte de le dire, quelquefois de la bassesse. Cet homme puissant, ce génie de la parole, il ressemble au lion de Milton, dans le premier débrouillement du chaos, moitié lion, moitié fange, et pouvant à peine se dégager de la boue qui l’enveloppe, lors même que déjà il rugit et s’élance. Ses vices sont sur lui comme un poids qui le déprime et le retient encore quand il se montre homme de génie.
Le Temple du Goût
On nous fit voir ensuite la bibliothèque de ce palais enchanté ; elle n’était pas ample. On croira bien que nous n’y trouvâmes pas
L’amas curieux et bizarreDe vieux manuscrits vermoulus,Et la suite inutile et rareD’écrivains qu’on n’a jamais lus.Le dieu daigna de sa main mêmeEn leur rang placer ses auteurs,Qu’on lit, qu’on estime, et qu’on aime,Et dont la sagesse suprêmeN’a ni trop, ni trop peu de fleurs.
Presque tous les livres y sont corrigés et retranchés de la main des muses. On y voit entre autres l’ouvrage de Rabelais, réduit tout au plus à un demi-quart Marot, qui n’a qu’un style et qui chante du même ton les Psaumes de David et les merveilles d’Alix, n’a plus que huit ou dix feuillets. Voiture et Sarazin n’ont pas à eux deux plus de soixante pages. Tout l’esprit de Bayle se trouve dans un seul tome, de son propre aveu ; car ce judicieux philosophe, ce juge éclairé de tant d’auteurs et de tant de sectes, disait souvent qu’il n’aurait pas composé plus d’un in-folio s’il n’avait écrit que pour lui, et non pour les libraires.
Enfin on nous fit passer dans l’intérieur du sanctuaire. Là les mystères du dieu furent dévoilés ; là, je vis ce qui doit servir d’exemple à la postérité : un petit nombre de véritablement grands hommes s’occupaient à corriger ces fautes de leurs écrits excellents qui seraient des beautés dans les écrits médiocres.
L’aimable auteur du Télémaque retranchait des répétitions et des détails inutiles dans son roman moral, et rayait le titre de poème épique que quelques zélés indiscrets lui donnent ; car il avoue sincèrement qu’il n’y a point de poème en prose.
L’éloquent Bossuet voulait bien rayer quelques familiarités échappées à son génie vaste, impétueux et facile, lesquelles déparent un peu la sublimité de ses Oraisons funèbres ; et il est à remarquer qu’il ne garantit point tout ce qu’il a dit de la prétendue sagesse des anciens Égyptiens.
Ce grand, ce sublime Corneille,Qui plut bien moins à notre oreilleQu’à notre esprit qu’il étonna ;Ce Corneille qui crayonnaL’âme d’Auguste et de Cinna,De Pompée et de Cornélie,Jetait au feu sa Pulchérie,Agélisas et Suréna,Et sacrifiait sans faiblesseTous ces enfants infortunés,Fruits languissants de sa vieillesse,Trop indignes de leurs aînés.Plus pur, plus élégant, plus tendre,Et parlant au cœur de plus près,Nous attachant sans nous surprendre,Et ne se démentant jamais,Racine observe les portraitsDe Bajazet, de Xipharès,De Britannicus, d’Hippolyte.À peine il distingue leurs traits :Ils ont tous le même mérite :Tendres, galants, doux et discrets ;Et l’Amour, qui marche à leur suite,Les croit des courtisans français.Toi, favori de la nature,Toi, La Fontaine, auteur charmant,Qui, bravant et rime et mesure,Si négligé dans ta parure,N’en avait que plus d’agrément ;Sur tes écrits inimitablesDis-nous quel est ton sentiment :Éclaire notre jugementSur tes contes et sur tes fables,
La Fontaine, qui avait conservé la naïveté de son caractère, et qui, dans le Temple du Goût, joignait un sentiment éclairé à cet heureux et singulier instinct qui l’inspirait pendant sa vie, retranchait quelques-unes de ses fables. Il accourcissait presque tous ses contes, et déchirait les trois quarts d’un gros recueil d’œuvres posthumes, imprimées par ces éditeurs qui vivent des sottises des morts.
Là régnait Despréaux, leur maître en l’art d’écrire,Lui qu’arma la raison des traits de la satire,Qui, donnant le précepte et l’exemple à la fois,Établit d’Apollon les rigoureuses lois.Il revoit ses enfants avec un œil sévère ;De la triste Équivoque il rougit d’être père,Et rit des traits manqués du pinceau faible et durDont il défigura le vainqueur de Namur.Lui-même il les efface, et semble encor nous dire :« Ou sachez vous connaître, ou gardez-vous d’écrire. »
Après avoir salué Despréaux et embrassé tendrement Quinault, je vis l’inimitable Molière, et j’osai lui dire :
Le sage, le discret TérenceEst le premier des traducteurs ;Jamais dans sa froide éléganceDes Romains il n’a peint les mœurs.Tu fus le peintre de la France :Nos bourgeois à sots préjugés,Nos petits marquis rengorgés,Nos Robins toujours arrangés,Chez toi venaient se reconnaître ;Et tu les aurais corrigés,Si l’esprit humain pouvait l’être.
« Ah ! disait-il, pourquoi ai-je été forcé d’écrire quelquefois pour le peuple ? Que n’ai-je toujours été le maître de mon temps ! j’aurais trouvé des dénoûments plus heureux ; j’aurais moins fait descendre mon génie au bas comique. » C’est ainsi que tous ces maîtres de l’art montraient leur supériorité, en avouant ces erreurs auxquelles l’humanité est soumise, et dont nul grand homme n’est exempt.
Le Cours de M. Villemain
Villemain est un des derniers et des plus fidèles dépositaires du bon goût. Ce qu’il prescrit il le fait, et si quelque chose pouvait nous rappeler au respect des lois du beau à l’amour et à l’étude des modèles, ce serait cette critique qui semble se monter au ton des grands écrivains qu’elle juge et prendre les formes de leur talent pour en mieux faire sentir le charme. En appréciant Fontenelle, M. Villemain est fin et délicat comme lui. Son expression est grave, brillante légère, éloquente, selon le génie des divers membres de cette glorieuse tribu d’écrivains qu’il passe en revue. L’histoire, la biographie, les détails de mœurs vivifient sa critique : une inflexible morale, un dévouement vrai et de cœur à tout ce qui honore, console et relève l’humanité, à la liberté à la religion, à la vérité, semblent rendre encore son goût plus pur et plus sévère ; cet enchaînement de tableaux historiques, d’anecdotes racontées avec l’esprit le plus brillant, de réflexions morales et d’analyses judicieuses et profondes, qui se mêlent sans confusion, conduit le lecteur jusqu’au bout du livre, sans qu’il ait un moment l’envie de s’arrêter. On n’a pas fait, depuis bien des années, un ouvrage plus piquant et plus instructif, plus propre à être goûté par tout le monde, jeunes et vieux ; le succès a été complet ; il devait l’être.
Et pourtant ce sont bien là les leçons que M. Villemain improvisait à la Sorbonne au milieu de nos applaudissements, et souvent au bruit de la foule qui se pressait aux portes ; je les reconnais, je retrouve mes vieilles impressions. Voilà ces mots heureux, ces expressions énergiques et vives qui sortaient comme d’elles-mêmes de la bouche du professeur ! Que le maître reçoive donc encore une fois les applaudissements de ses disciples. Leur reconnaissance et leu affection le suivront partout. Cet ouvrage nous l’avons presque fait ensemble : pendant que M. Villemain nous échauffait le cœur par sa parole éloquente, nous l’inspirions par le plaisir qu’il avait de nous faire goûter le beau et aimer le bien.
Le nouveau Temple du Goût
Le Temple du Goût, je le crois, est à refaire ; mais en le rebâtissant, il suffit simplement de l’agrandir, en sorte qu’il devienne le panthéon de tous les nobles humains, de tous ceux qui ont accru pour une part notable et durable la somme des jouissances et des titres de l’esprit. Pour moi, qui ne saurais à aucun degré prétendre à être architecte ou ordonnateur d’un tel temple, je me bornerai à exprimer quelques vœux, à concourir en quelque façon pour le devis.
Avant tout, je voudrais n’exclure personne entre les dignes ; chacun y serait à sa place, depuis le plus libre des génies créateurs, et le plus grand des classiques sans le savoir, Shakspeare, jusqu’au tout dernier des classiques en diminutif, Andrieux. « Il y a plus d’une demeure dans la maison de mon père ; r que cela soit vrai du royaume du beau ici-bas non moins que du royaume des cieux.
Homère, comme toujours et partout, y serait le premier, le plus semblable à un dieu. Les plus antiques des sages et des poètes, ceux qui ont mis la morale humaine en maximes, et qui l’ont chantée sur un mode simple, converseraient entre eux avec des paroles rares et suaves, et ne seraient pas étonnés, dès le premier mot, de s’entendre. Les Solon, les Hésiode, les Théognis, les Job, les Salomon, et pourquoi pas Confucius lui-même ? accueilleraient les plus ingénieux modernes, les la Rochefoucauld et les La Bruyère, lesquels se diraient en les écoutant : « Ils savaient tout ce que nous savons, et, en rajeunissant l’expérience, nous n’avons rien trouvé. »
Sur la colline la plus en vue, et de la pente la plus accessible, Virgile entouré de Ménandre, de Tibulle, de Térence, de Fénelon, se livrerait avec eux à des entretiens d’un grand charme et d’un enchantement sacré : son doux visage serait éclairé de rayons et coloré de pudeur, comme ce jour où, entrant au théâtre de Rome dans le moment qu’on venait d’y réciter ses vers, il vit le peuple se lever tout entier devant lui par un mouvement unanime, et lui rendre les mêmes hommages qu’à Auguste lui-même.
Non loin de lui, et avec le regret d’être séparé d’un ami si cher, Horace présiderait à son tour (autant qu’un poète et qu’un sage si fin peut présider) le groupe des poètes de la vie civile et de ceux qui ont su causer quoiqu’ils aient chanté : Pope, Despréaux, l’un devenu moins irritable, l’autre moins grondeur ; Montaigne, ce vrai poète, en serait, et il achèverait d’ôter à ce coin charmant tout air d’école littéraire. La Fontaine s’y oublierait, et, désormais moins volage, n’en sortirait plus. Voltaire y passerait, mais tout en s’y plaisant, il n’aurait pas la patience de s’y tenir.
Sur la même colline que Virgile, et un peu plus bas, on verrait Xénophon, d’un air simple qui ne sent en rien le capitaine, et qui le fait plutôt ressembler à un prêtre des Muses, réunir autour de lui les attiques de toute langue et de tout pays : les Addison, les Pellisson, les Vauvenargues, tous ceux qui sentent le prix d’une persuasion aisée, d’une simplicité exquise, et d’une douce négligence mêlée d’ornement.
Au centre du lieu, trois grands hommes aimeraient souvent à se rencontrer devant le portique du principal temple (car il y en aurait plusieurs dans l’enceinte), et, quand ils seraient ensemble, pas un quatrième, si grand qu’il fût, n’aurait l’idée de venir se mêler à leur entretien, ou à leur silence, tant il paraîtrait en eux de beauté, de mesure dans la grandeur, et de cette harmonie parfaite qui ne se produisit qu’un jour dans la pleine jeunesse du monde. Leurs trois noms sont devenus l’idéal de l’art : Platon, Sophocle et Démosthène.
Et malgré tout, ces demi-dieux une fois honorés, ne voyez-vous point là-bas une foule nombreuse et familière d’esprits excellents qui va suivre de préférence les Cervantes, les Molière, les peintres pratiques de la vie, ces amis indulgents et qui sont encore les premiers des bienfaiteurs, qui prennent l’homme entier avec le rire, lui versent l’expérience dans la gaieté, et savent les moyens puissants d’une joie sentie, cordiale et légitime ?
Je ne veux point continuer ici plus longtemps cette description qui, si elle était complète, tiendrait tout un livre. Le moyen âge, croyez-le bien, et Dante occuperaient des hauteurs consacrées : aux pieds du chantre du Paradis, l’Italie se déroulerait presque tout entière comme un jardin ; Boccace et l’Arioste s’y joueraient, et le Tasse retrouverait sa plaine d’orangers de Sorrente. En général, les nations diverses y auraient chacune un coin réservé ; mais les autres se plairaient à en sortir, et ils iraient en se promenant reconnaître, là où l’on s’y attendrait le moins, des frères ou des maîtres. Lucrèce par exemple aimerait à discuter l’origine du monde et le débrouillement du chaos avec Milton ; mais, en raisonnant tous deux dans leur sens, ils ne seraient d’accord que sur les tableaux divins de la poésie et de la nature.
Voilà nos classiques ; l’imagination de chacun peut achever le dessein et même choisir son groupe préféré ; car il faut choisir, et la première condition du goût, après avoir tout compris, est de ne pas voyager sans cesse, mais de s’asseoir une fois et de se fixer. Rien ne blase et n’éteint plus le goût que les voyages sans fin ; l’esprit poétique n’est pas le Juif errant. Ma conclusion pourtant, quand je parle de se fixer et de choisir, n’est pas d’imiter ceux mêmes qui nous agréent le plus entre nos maîtres dans le passé. Contentons- nous de les sentir, de les pénétrer, de les admirer, et nous, venus si tard, tâchons du moins d’être nous-mêmes. Faisons notre choix dans nos propres instincts. Ayons la sincérité et le naturel de nos propres pensées, de nos sentiments, cela se peut toujours ; joignons-y, ce qui est plus difficile, l’élévation, la direction s’il se peut, vers quelque but haut placé ; et, tout en parlant notre langue, en subissant les conditions des âges où nous sommes jetés, et où nous puisons notre force comme nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les collines et les yeux attachés au groupe des mortels révérés : Que diraient-ils de nous 91 ?
Cinquième partie.
Genre épistolaire. — Genre anecdotique
L’Indépendance du poète
À Mécène.
En partant pour mes champs je vous avais promisQue le cinquième jour me verrait à la ville ;Et la fin du mois d’août en ces lieux m’a surpris,Parjure à mes serments, à vos vœux indocile.Si pourtant, à mes jours attachant quelque prix,Vous êtes indulgent quand ma santé chancelle.Vous le serez encor, quand je tremble pour elle.Grâce aux feux de l’été, grâce aux raisins nouveaux,Combien d’enfants déjà sont pleurés par leurs mères !Rome voit tous les jours de lugubres hérautsEscorter gravement des pompes funéraires.Les chagrins, les plaisirs, la fièvre, et les affaires,Tous les jours nous font voir, complices d’Atropos,Sous un deuil élégant des héritiers nouveaux.Si les noirs aquilons blanchissent nos campagnes,Votre poète alors, descendant des montagnes,Ira se calfeutrer sur les bords de la mer,Et prendre du bon temps en dépit de l’hiver ;Puis, avec le zéphyr et la jeune hirondelle,Il joindra son ami, si son ami l’appelle.Vous me comblez de biens ; mais vous n’imitez pasCes plats provinciaux de qui les politessesImportunent leur hôte à force de caresses :« Mangez donc de ces fruits. — Je ne puis. — En ce cas,Remplissez votre poche ; et plus de résistance.Cela fera plaisir à vos petits marmots.— Dispensez-m’en ; j’en ai même reconnaissanceQue si j’en emportais ma charge sur le dos.— Eh bien ! soit : nous allons les jeter aux pourceaux. »Des prodigues, des fous, ainsi la bienfaisanceConsiste à nous donner ce qu’ils n’estiment pas ;Et de pareils bienfaits ne font que des ingrats.Le sage, généreux même dans l’indigence,De l’or faux et du vrai connaît la différence,Et tient sa bourse ouverte à ses dignes amis.Mon cœur de vos bienfaits saura payer le prix ;Mais si toujours le vôtre exigeait ma présence,Rendez-moi ma santé, mes grâces, mon aisance ;Sur mon front sillonné changez mes cheveux gris,Et que je puisse, à table, avec un doux sourisDe la belle Cynare accuser l’inconstance.Jadis dans un grenier un mulot effilé.Par un trou fort étroit s’était glissé sans peine ;Puis ayant bien dîné, dodu, la panse pleine,Il tentait, pour sortir, le même défilé.La belette lui dit : « Ton espérance est vaine ;Ton ventre était fluet avant d’entrer ici,Si tu veux en sortir il faut qu’il le devienne. »Lorsque j’entrai chez vous j’étais plus maigre aussi ;Prescrivez cette épreuve à ma philosophie !Je rendrai sans regret tout ce qu’on m’a prêté.On ne me vit jamais vanter dans une orgieLe doux sommeil du pauvre et sa frugalité,Et je ne voudrais pas de tout l’or de l’Asie,Au prix de ma paresse et de ma liberté.Vous avez quelquefois loué ma modestie ;En public, en secret, vous savez que mon cœurVous donna tous les noms du plus cher bienfaiteur ;Essayez si je puis renoncer sans faiblesseAux biens dont vos bontés ont comblé ma vieillesse.« Reprenez ces coursiers que vous daignez m’offrir,Disait à Ménélas le sage Télémaque ;Il n’est plaines ni prés dans notre pauvre Ithaque,Et ces biens mieux qu’à moi pourront vous convenir. »Il ne faut aux petits que des plaisirs modestes.Rome n’a déjà plus tant de charme à mes yeux,Mais je chéris Tibur, ma paresse et ces lieuxQue n’ensanglantent point les querelles funestes.
Réponse à Scudéri
Monsieur,
Il ne vous suffit pas que votre libelle94 me déchire en public ; vos lettres me viennent quereller jusque dans mon cabinet, et vous m’envoyez d’injustes accusations, lorsque vous me devez pour le moins des excuses. Je n’ai point fait la pièce que vous m’imputez et qui vous pique95 ; je l’ai reçue de Paris avec une lettre qui m’a appris le nom de son auteur ; il l’adresse à un de nos amis, qui vous en pourra donner plus de lumière. Pour moi, bien que je n’aie guère de jugement, si l’on s’en rapporte à vous, je n’en ai pas si peu que d’offenser une personne de si haute condition96, et de craindre moins ses ressentiments que les vôtres. Tout ce que je vous puis dire, c’est que je ne doute ni de votre noblesse ni de votre vaillance, et qu’aux choses de cette nature, où je n’ai point d’intérêt, je crois le monde sur sa parole : ne mêlons point de pareilles difficultés parmi nos différends.
Il n’est pas question de savoir de combien vous êtes plus noble ou plus vaillant que moi, pour juger de combien le Cid est meilleur que l’Amant libéral. Les bons esprits trouvent que vous avez fait un chef-d’œuvre de doctrine et de raisonnement en vos Observations. La modestie et la générosité que vous y témoignez leur semblent des pièces rares, et surtout votre procédé merveilleusement sincère et cordial envers un ami. Vous protestez de ne me point dire d’injures ; incontinent après vous m’accusez d’ignorance en mon métier, et de manque de jugement en la conduite de mon chef-d’œuvre : appelez-vous cela des civilités d’auteur ?
Je n’aurais besoin que du texte de votre libelle, et des contradictions, qui s’y rencontrent, pour vous convaincre de l’un et de l’autre de ces défauts. Ne vous êtes-vous pas souvenu que le Cid a été représenté trois fois au Louvre, et deux fois à l’hôtel de Richelieu ? Quand vous avez traité la pauvre Chimène d’impudique, de parricide, de monstre, ne vous êtes-vous pas souvenu que la reine, les princesses et les plus vertueuses dames de la cour et de Paris l’ont reçue et caressée en fille d’honneur ? Pour me faire croire ignorant, vous avez tâché d’imposer aux simples, et, de votre seule autorité, vous avez avancé des maximes de théâtre dont vous ne pourriez, quand elles seraient vraies, déduire les conséquences que vous en tirez ; vous vous êtes fait tout blanc d’Aristote, et d’autres auteurs que vous ne lûtes ou n’entendîtes peut-être jamais, et qui vous manquent tous de garantie ; vous avez fait le censeur moral, pour m’imputer de mauvais exemples ; vous avez épluché les vers de ma pièce, jusqu’à en accuser un de manquer de césure : si vous eussiez su les termes de l’art, vous eussiez dit qu’il manquait de repos en l’hémistiche. Vous m’avez voulu faire passer pour simple traducteur, sous ombre de soixante et douze vers que vous marquez sur un ouvrage de deux mille, et que ceux qui s’y connaissent n’appelleront jamais de simples traductions ; vous avez déclamé contre moi, pour avoir tu le nom de l’auteur espagnol, bien que vous ne l’ayez appris que de moi, et que vous sachiez fort bien que je ne l’ai célé à personne, et que même j’en ai porté l’original en sa langue à Monseigneur le Cardinal votre maître et le mien. Enfin vous m’avez voulu arracher en un jour ce que près de trente ans d’étude m’ont acquis ; il n’a pas tenu à vous que, du premier lieu où beaucoup d’honnêtes gens me placent, je ne sois descendu au-dessous de Claveret ; et pour réparer des offenses si sensibles, vous croyez faire assez de m’exhorter à vous répondre sans outrage, de peur, dites-vous, de nous repentir après, tous deux, de nos folies. Vous me mandez impérieusement que, malgré nos gaillardises passées, je sois encore votre ami, afin que vous soyez encore le mien ; comme si votre amitié me devait être fort précieuse après cette incartade, et que je dusse prendre garde seulement au peu de mai que vous m’avez fait, et non pas à celui que vous m’avez voulu faire.
Vous vous plaignez d’une Lettre à Ariste, où je ne vous ai point fait de tort de vous traiter d’égal : vous nommez folies les travers d’auteur où vous vous êtes laissé emporter ; et effectivement, le repentir que vous en faites paraître marque la honte que vous en avez. Ce n’est pas assez de dire : Soyez encore mon ami, pour recevoir une amitié si indignement violée. Je ne suis point homme d’éclaircissement ; vous êtes en sûreté de ce côté-là. Traitez-moi dorénavant en inconnu, comme je vous veux laisser pour tel que vous êtes, maintenant que je vous connais ; mais vous n’aurez pas sujet de vous plaindre, quand je prendrai le même droit sur vos ouvrages que vous avez pris sur les miens.
Si un volume d’Observations ne vous suffit, faites-en encore cinquante ; tant que vous ne m’attaquerez pas avec des raisons plus solides, vous ne me mettrez point en nécessité de me défendre ; de mon côté je verrai, avec mes amis, si ce que votre libelle vous a laissé de réputation vaut la peine que j’achève de la ruiner. Quand vous me demanderez mon amitié avec des termes plus civils, j’ai assez de bonté pour ne vous la refuser pas, et pour me taire sur les défauts de votre esprit que vous étalez dans vos livres. Jusque-là je suis assez glorieux pour vous dire que je ne vous crains ni ne vous aime.
Après tout, pour vous parler sérieusement, et vous montrer que je ne suis pas si piqué que vous pourriez vous l’imaginer, il ne tiendra pas à moi que nous ne reprenions la bonne intelligence du passé. Mais après une offense si publique, il y faut un peu plus de cérémonie. Je ne vous la rendrai pas malaisée. On me blâmerait avec justice si je vous voulais mal pour une chose qui a été l’accomplissement de ma gloire, et dont le Cid a reçu cet avantage, que, de tant de poèmes qui ont paru jusqu’à présent, il a été le seul dont l’éclat ait obligé l’envie à prendre la plume. Je me contente, pour toute apologie, de ce que vous avouez qu’il a eu l’approbation des savants et de la cour. Cet éloge véritable, par où vous commencez vos censures, détruit tout ce que vous pouvez dire après Il suffit que vous ayez fait une folie, sans que j’en fasse une à vous répondre comme vous m’y conviez ; et puisque les plus courtes sont les meilleures, je ne ferai point revivre la vôtre par la mienne.
Résistez aux tentations de ces gaillardises qui font rire le public à vos dépens, et continuez à vouloir être mon ami, afin que je me puisse dire le vôtre.
La Prairie
À M. de Coulanges.
Ce mot sur la semaine est par-dessus le marché de vous écrire seulement tous les quinze jours, et pour vous donner avis, mon cher cousin, que vous aurez bientôt l’honneur de voir Picard ; et comme il est frère du laquais de madame de Coulanges, je suis bien aise de vous rendre compte de mon procédé. Vous savez que madame la duchesse de Chaulnes est à Vitré ; elle y attend le duc, son mari, dans dix ou douze jours, avec les états de Bretagne : vous croyez que j’extravague ; elle attend donc son mari avec tous les états, et, en attendant, elle est à Vitré toute seule, mourant d’ennui. Vous ne comprenez pas que cela puisse jamais revenir à Picard. Elle meurt donc d’ennui ; je suis sa seule consolation, et vous croyez bien que je l’emporte d’une grande hauteur sur mesdemoiselles de Kerbone et de Kerqueoison. Voici un grand circuit, mais pourtant nous arriverons au but. Comme je suis donc sa seule consolation, après l’avoir été voir, elle viendra ici, et je veux qu’elle trouve mon parterre net et mes allées nettes, ces grandes allées que vous aimez. Vous ne comprenez pas encore où cela peut aller ; voici une autre petite proposition incidente : vous savez qu’on fait les foins ; je n’avais pas d’ouvriers ; j’envoie dans cette prairie, que les poètes ont célébrée, prendre tous ceux qui travaillaient, pour venir nettoyer ici ; vous n’y voyez encore goutte ; et, en leur place, j’envoie tous mes gens faner. Savez-vous ce que c’est que faner ? Il faut que je vous l’explique : faner est la plus jolie chose du monde, c’est retourner du foin en batifolant dans une prairie ; dès qu’on en sait tant, on sait faner. Tous mes gens y allèrent gaiement ; le seul Picard me vint dire qu’il n’irait pas, qu’il n’était pas entré à mon service pour cela, que ce n’était pas son métier, et qu’il aimait mieux s’en aller à Paris. Ma foi ! la colère me monte à la tête : je songeai que c’était la centième sottise qu’il m’avait faite, qu’il n’avait ni cœur ni affection ; en un mot, la mesure était comble. Je l’ai pris au mot, et, quoi qu’on m’ait pu dire pour lui, je suis demeurée ferme comme un rocher, et il est parti. C’est une justice de traiter les gens selon leurs bons ou mauvais services. Si vous le revoyez, ne le recevez point, ne le protégez point, ne me blâmez point, et songez que c’est le garçon du monde qui aime le moins à faner, et qui est le plus indigne qu’on le traite bien.
Voilà l’histoire en peu de mots : pour moi, j’aime les narrations où l’on ne dit que ce qui est nécessaire ; où l’on ne s’écarte point ni à droite ni à gauche ; où l’on ne reprend point les choses de si loin ; enfin je crois que c’est ici, sans vanité, le modèle des narrations agréables.
Une Représentation d’Esther
… Je fis ma cour l’autre jour à Saint-Cyr plus agréablement que je n’eusse jamais pensé. Nous y allâmes samedi, madame de Coulanges, madame de Bagnols, l’abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places gardées ; un officier dit à madame de Coulanges que madame de Maintenon lui faisait garder un siège auprès d’elle : vous voyez quel honneur. « Pour vous, Madame, me dit-il, vous pouvez choisir. » Je me mis avec madame de Bagnols au second banc, derrière les duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre par choix à mon côté droit, et devant c’étaient mesdames d’Auvergne, de Coislin et de Sully. Nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie avec une attention qui fut remarquée, et de certaines louanges sourdes et bien placées, qui n’étaient peut-être pas sous les fontanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l’excès de l’agrément de cette pièce : c’est une chose qui n’est pas aisée à représenter et qui ne sera jamais imitée ; c’est un rapport de la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si complet, qu’on n’y souhaite rien ; les filles qui font des rois et des personnages sont faites exprès ; on est attentif, et on n’a point d’autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce ; tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et touchant : cette fidélité de l’histoire sainte donne du respect ; tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des Psaumes ou de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d’une beauté qu’on ne soutient pas sans larmes : la mesure de l’approbation qu’on donne à cette pièce, c’est celle du goût et de l’attention. J’en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de sa place pour aller dire au roi combien il était content, et qu’il était auprès d’une damé qui était bien digne d’avoir vu Esther. Le roi vint vers nos places, et, après avoir tourné, il s’adressa à moi, et me dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été contente, » Moi, sans m’étonner, je répondis : « Sire, je suis charmée ; ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le roi me dit : « Racine a bien de l’esprit. » Je lui dis : « Sire, il en a beaucoup ; mais, en vérité, ces jeunes personnes en ont beaucoup aussi : elles entrent dans le sujet comme si elles n’avaient jamais fait autre chose. » « Ah ! pour cela, reprit-il, il est vrai. » Et puis Sa Majesté s’en alla et me laissa l’objet de l’envie. Comme il n’y avait quasi que. moi de nouvelle venue, il eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit et sans éclat. M. le prince, madame la princesse me vinrent dire un mot ; madame de Main tenon un éclair ; elle s’en allait avec le roi ; je répondis à tout, car j’étais en fortune. Nous revînmes le soir aux flambeaux : je soupai chez madame de Coulanges, à qui le roi avait parlé aussi, avec un air d’être chez lui qui lui donnait une douceur trop aimable. Je vis le soir M. le chevalier ; je lui contai tout naïvement mes petites prospérités, ne voulant point les cachoter sans savoir pourquoi, comme de certaines personnes ; il en fut content, et voilà qui est fait ; je suis assurée qu’il ne m’a point trouvé dans la suite ni une sotte vanité, ni un transport de bourgeoise : demandez-lui. M. de Meaux me parla fort de vous, M. le prince aussi : je vous plaignis de n’être point là ; mais le moyen ? On ne peut pas être partout...
La Mort de Louvois
À M. de Coulanges.
Voilà donc M. de Louvois mort, ce grand ministre, cet nomme si considérable, qui tenait une si grande place, dont le moi, comme dit M. Nicole, était si étendu, qui était le centre de tant de choses ! que d’affaires, que de desseins, que de projets, que de secrets, que d’intérêts à démêler, que de guerres commencées, que d’intrigues, que de beaux coups d’échecs à faire et à conduire ! « Ah ! mon Dieu, accordez-moi un peu de temps : je voudrais bien donner un échec au duc de Savoie, un mat au prince d’Orange. — Non, non, vous n’aurez pas un seul, un seul moment. » Faut-il raisonner sur cette étrange aventure ? En vérité, il faut y faire des réflexions dans son cabinet Voilà le second ministre que vous voyez mourir depuis que vous êtes à Rome ; rien n’est plus différent que leur mort ; mais rien n’est plus égal que leur fortune et leurs attachements, et les cent mille millions de chaînes dont ils étaient tous deux attachés à la terre.
Et sur ces grands objets qui doivent porter à Dieu, vous vous trouvez embarrassé dans votre religion sur ce qui se passe à Rome et au conclave : mon pauvre cousin, vous vous méprenez. J’ai ouï dire qu’un homme de très-bon esprit tira une conséquence toute contraire sur ce qu’il voyait dans cette grande ville, et conclut qu’il fallait que la religion chrétienne fût toute sainte et toute miraculeuse de subsister ainsi par elle-même au milieu de tant de désordres et de profanations. Faites donc comme cet homme, tirez les mêmes conséquences, et songez que cette même ville a été autrefois baignée du sang d’un nombre infini de martyrs ; qu’aux premiers siècles toutes les intrigues du conclave se terminaient à choisir entre les prêtres celui qui paraissait avoir le plus de zèle et de force pour soutenir le martyre ; qu’il y eut trente-sept papes qui le souffrirent l’un après l’autre, sans que la certitude de cette mort leur fît fuir ni refuser cette place où la mort était attachée, et quelle mort ! vous n’avez qu’à lire, cette histoire. On veut qu’une religion subsistante par un miracle continuel, et dans son établissement et sa durée, ne soit qu’une imagination des hommes ! Les hommes ne pensent point ainsi : lisez saint Augustin dans la Vérité de la Religion ; lisez l’Abbadie, bien différent de ce grand saint, mais très-digne de lui être comparé, quand il parle de la religion chrétienne (demandez à l’abbé de Polignac s’il estime ce livre) ; ramassez donc toutes ces idées, et ne jugez point si frivolement ; croyez que, quelque manège qu’il y ait dans le conclave, c’est toujours le Saint-Esprit qui fait le pape ; Dieu fait tout, il est le maître de tout, et voici comme nous devrions penser (j’ai lu ceci en bon lieu) : « Quel trouble peut-il arriver à une personne qui sait que Dieu fait tout, et qui aime tout ce que Dieu fait ? » Voilà sur quoi je vous laisse, mon cher cousin.
La France en 1694
Au Roi.
Au lieu de tirer de l’argent de ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l’aumône, et le nourrir. La France entière n’est plus qu’un grand hôpital désolé et sans provision. La noblesse, dont tout le bien est en décret, ne vit plus que de lettres d’État. Vous êtes importuné de la foule des gens qui demandent et qui murmurent.
C’est vous-même, sire, qui vous êtes attiré tous ces embarras : car tout le royaume ayant été ruiné, vous avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos dons. Voilà ce grand royaume si florissant, sous un roi qu’on nous dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le serait, en effet, si les conseils des flatteurs ne l’avaient point empoisonné. Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de confiance en vous, commence à perdre l’amitié, la confiance et même le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus : il est plein d’aigreur et de désespoir. La sédition s’allume de toutes parts. Ils croient que vous n’avez aucune pitié de leurs maux, que vous n’aimez que votre autorité et votre gloire. Si le roi, dit-on, avait un cœur de père pour ses peuples, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain et à les faire respirer après tant de maux, qu’à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre ? Quelle réponse à cela, sire ?…
Mais pendant qu’ils manquent de pain, vous manquez vous-même d’argent, et vous ne voulez pas voir l’extrémité où vous êtes réduit. Parce que vous avez toujours été heureux, vous ne pouvez vous imaginer que vous cessiez jamais de l’être. Vous craignez d’ouvrir les yeux ; vous craignez qu’on ne vous les ouvre ; vous craignez d’être réduit à rabattre quelque chose de votre gloire. Cette gloire, qui endurcit votre cœur, vous est plus chère que la justice, que votre propre repos, que la conservation de vos peuples, qui périssent tous les jours des maladies causées par la famine ; enfin, que votre salut éternel, incompatible avec cette idole de gloire.
Voilà, sire, l’état ou vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau fatal sur les yeux, vous vous flattez sur des succès journaliers, qui ne décident rien, et vous n’envisagez point d’une vue générale le gros des affaires, qui tombe insensiblement sans ressource. Pendant que vous prenez, dans un rude combat, le champ de bataille et le canon de l’ennemi, pendant que vous forcez les places, vous ne songez pas que vous combattez sur un terrain qui s’enfonce sous vos pieds et que vous allez tomber malgré vos victoires.
À J.-J. Rousseau.
Réponse à son Discours contre les sciences et les arts.
Je conviens avec vous que les belles-lettres et les sciences ont causé quelquefois beaucoup de mal. Les ennemis du Tasse firent de sa vie un tissu de malheurs ; ceux de Galilée le firent gémir dans les prisons, à soixante-dix ans, pour avoir connu le mouvement de la terre ; et ce qu’il y a de plus honteux, c’est qu’ils l’obligèrent à se rétracter. Si j’osais me compter parmi ceux dont les travaux n’ont eu que la persécution pour récompense, je vous ferais voir des gens acharnés à me perdre, du jour que je donnai la tragédie d’Œdipe ; je vous peindrais l’ingratitude, l’imposture et la rapine me poursuivant depuis quarante ans jusqu’au pied des Alpes et jusqu’au bord de mon tombeau. Mais que conclurai-je de toutes ces tribulations ? Que je ne dois pas me plaindre ; que Pope, Descartes, le Camoëns, et cent autres, ont essuyé les mêmes injustices, et de plus grandes ; que cette destinée est celle de presque tous ceux que l’amour des lettres a trop séduits. Avouez, en effet, monsieur, que ce sont là de ces petits malheurs particuliers dont à peine la société s’aperçoit. Qu’importe au genre humain que quelques frelons pillent le miel de quelques abeilles ? Les gens de lettres font grand bruit de toutes ces petites querelles ; le reste du monde ou les ignore ou en rit.
De toutes les amertumes répandues sur la vie humaine, ce sont là les moins funestes. Les épines attachées à la littérature et à un peu de réputation ne sont que des fleurs en comparaison des autres maux qui de tout temps ont inondé la terre. Avouez que ni Cicéron, ni Varron, ni Lucrèce, ni Virgile, ni Horace, n’eurent la moindre part aux proscriptions. Marius était un ignorant ; le barbare Sylla, le crapuleux Antoine, l’imbécile Lépide lisaient peu Platon et Sophocle ; et, pour ce tyran sans courage, Octave, surnommé si lâchement Auguste, il ne fut un détestable assassin que dans le temps où il fut privé de la société des gens de lettres. Avouez que Pétrarque et Boccace ne firent pas naître les troubles de l’Italie. Avouez que le badinage de Marot n’a pas produit la Saint-Barthélemy, et que la tragédie du Cid ne causa pas les troubles de la Fronde. Les grands crimes n’ont guère été commis que par de célèbres ignorants. Ce qui fait et fera toujours de ce monde une vallée de larmes, c’est l’insatiable cupidité et l’indomptable orgueil des hommes, depuis Thamas Kouli-Khân, qui ne savait pas lire, jusqu’à un commis de la douane, qui ne sait que chiffrer. Les lettres nourrissent l’âme, la rectifient, la consolent ; elles vous servent, monsieur, dans le temps que vous écrivez contre elles ; vous êtes comme Achille, qui s’emporte contre la gloire, et comme le père Malebranche, dont l’imagination brillante écrivait contre l’imagination.
Si quelqu’un doit se plaindre des lettres, c’est moi, puisque dans tous les temps et dans tous les lieux elles ont servi à me persécuter. Mais il faut les aimer malgré l’abus qu’on en fait, comme il faut aimer la société, dont tant d’hommes méchants corrompent les douceurs ; comme il faut aimer sa patrie, quelques injustices que l’on y essuie.
Chez le roi de Prusse
À Mme Denis.
Nous voilà dans la retraite de Potsdam ; le tumulte des fêtes est passé, mon âme en est plus à son aise. Je ne suis pas fâché de me trouver auprès d’un roi qui n’a ni cour ni conseil. Il est vrai que Potsdam est habité par des moustaches et des bonnets de grenadier ; mais, Dieu merci, je ne les vois point. Je travaille paisiblement dans mon appartement, au son du tambour. Je me suis retranché les dîners du roi ; il y a trop de généraux et de princes. Je ne pouvais m’accoutumer à être toujours vis-à-vis d’un roi en cérémonie, et à parler en public. Je soupe avec lui en plus petite compagnie. Le souper est plus court, plus gai et plus sain. Je mourrais au bout de trois mois, de chagrin et d’indigestion, s’il fallait dîner tous les jours avec un roi en public.
On m’a cédé, ma chère enfant, en bonne forme, au roi de Prusse. Mon mariage est donc fait ; sera-t-il heureux ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas pu m’empêcher de dire oui. Il fallait bien finir par ce mariage, après des coquetteries de tant d’années. Le cœur m’a palpité à l’autel. Je compte venir, cet hiver prochain, vous rendre compte de tout, et peut-être vous enlever. Il n’est plus question de mon voyage d’Italie ; je vous ai sacrifié sans remords le Saint-Père et la ville souterraine ; j’aurais dû peut-être vous sacrifier Potsdam.
Qui m’aurait dit, il y a sept ou huit mois, quand j’arrangeais ma maison avec vous, à Paris, que je m’établirais à trois cents lieues, dans la maison d’un autre ? et cet autre est un maître ! Il m’a bien juré que je ne m’en repentirais pas ; il vous a comprise, ma chère enfant, dans une espèce de contrat qu’il a signé avec moi, et que je vous enverrai ; mais viendrez-vous gagner votre douaire de quatre mille livres ?
J’ai bien peur que vous ne fassiez comme Mme de Rothembourg, qui a toujours préféré les opéras de Paris à ceux de Berlin. Ô destinée ! comme vous arrangez les événements, et comme vous gouvernez les pauvres humains !
Il est plaisant que les mêmes gens de lettres de Paris qui auraient voulu m’exterminer, il y a un an, crient actuellement contre mon éloignement, et rappellent désertion. Il semble qu’on soit fâché d’avoir perdu sa victime. J’ai très-mal fait de vous quitter, mon cœur me le dit tous les jours plus que vous ne pensez ; mais j’ai très-bien fait de m’éloigner de ces messieurs-là.
Je vous embrasse avec tendresse et avec douleur.
Deux ans après
À la même.
Je vous envoie, ma chère enfant, les deux contrats du duc de Wurtemberg ; c’est une petite fortune assurée pour votre vie. J’y joins mon testament. Ce n’est pas que je croie à votre ancienne prédiction que le roi de Prusse me ferait mourir de chagrin. Je ne me sens pas d’humeur à mourir d’une si sotte mort ; mais la nature me fait beaucoup plus de mal que lui, et il faut toujours avoir son paquet prêt et le pied à l’étrier, pour voyager dans cet autre monde où, quelque chose qui arrive, les rois n’auront pas grand crédit.
Comme je n’ai pas dans ce monde-ci cent cinquante mille moustaches à mon service, je ne prétends point du tout faire la guerre. Je ne songe qu’à déserter honnêtement, à prendre soin de ma santé, à vous revoir, à oublier ce rêve de trois années.
Je vois bien qu’on a pressé l’orange ; il faut penser à sauver l’écorce. Je vais me faire, pour mon instruction, un petit dictionnaire à l’usage des rois.
Mon ami signifie mon esclave.
Mon cher ami veut dire vous m’êtes plus qu’indifférent.
Entendez par je vous rendrai heureux, — je vous souffrirai tant que j’aurai besoin de vous.
Soupez avec moi ce soir signifie je me moquerai de vous ce soir.
Le dictionnaire peut être long ; c’est un article à mettre dans l’Encyclopédie.
Sérieusement, cela serre le cœur. Tout ce que j’ai vu est- il possible ? se plaire à mettre mal ensemble ceux qui vivent ensemble avec lui ! Dire à un homme les choses les plus tendres, et écrire contre lui des brochures ! et quelles brochures ! Arracher un homme à sa patrie par les promesses les plus sacrées, et le maltraiter avec la malice la plus noire ! que de contrastes ! Et c’est là l’homme qui m’écrivait tant de choses philosophiques, et que j’ai cru philosophe ! et je l’ai appelé le Salomon du Nord !
Vous vous souvenez de cette belle lettre qui ne vous a jamais rassurée. Vous êtes philosophe, disait-il ; je le suis de même. Ma foi, sire, nous ne le sommes ni l’un ni l’autre.
Ma chère enfant, je ne me croirai tel que quand je serai avec mes pénates et avec vous. L’embarras est de sortir d’ici. Vous savez ce que je vous ai mandé dans ma lettre du 1er novembre ; je ne peux demander de congé qu’en considération de ma santé. Il n’y a pas moyen de dire : « Je vais à Plombières » au mois de décembre.
Il y a ici une espèce de ministre du saint Évangile, nommé Pérard, né comme moi en France ; il demandait permission d’aller à Paris pour ses affaires ; le roi lui fit répondre qu’il connaissait mieux ses affaires que lui-même, et qu’il n’avait nul besoin d’aller à Paris.
Ma chère enfant, quand je considère un peu en détail tout ce qui se passe ici, je finis par conclure que cela n’est pas vrai, que cela est impossible, qu’on se trompe, que la chose est arrivée à Syracuse, il y a quelque trois mille ans.
Ce qui est bien vrai, c’est que je vous aime de tout mon cœur, et que vous faites ma consolation.
Au Père Porée97
Si vous vous souvenez encore, mon révérend père, d’un homme qui se souviendra de vous toute sa vie avec la plus tendre reconnaissance et la plus parfaite estime, recevez cet ouvrage avec quelque indulgence, et regardez-moi comme un fils qui vient, après plusieurs années, présenter à son père le fruit de ses travaux dans un art qu’il a appris autrefois de lui.
Vous verrez par la préface quel a été le sort de cet ouvrage, et j’apprendrai, par votre décision, quel est celui qu’il mérite. Je n’ose encore me flatter d’avoir lavé le reproche que l’on fait à la France de n’avoir jamais pu produire un poème épique ; mais si la Henriade vous plait, si vous y trouvez que j’ai profité de vos leçons, alors sublimi feriam sidera vertice. Surtout, mon révérend père, je vous supplie instamment de vouloir bien m’instruire si j’ai parlé de la religion comme je dois ; car, s’il y a sur cet article quelques expressions qui vous déplaisent, ne doutez pas que je ne les corrige à la première édition que l’on pourra faire encore de mon poème. J’ambitionne votre estime, non-seulement comme auteur, mais comme chrétien.
Je suis, mon révérend père, et je ferai profession d’être toute ma vie, avec le zèle le plus vif, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Le Rôle de la France
Rien ne marche au hasard, mon cher ami ; tout est déterminé par une puissance qui nous dit rarement son secret. Le monde politique est aussi réglé que le monde physique ; mais comme la liberté de 1’homme y joue un certain rôle, nous finissons par croire qu’elle y fait tout. L’idée de détruire ou de morceler un grand empire est souvent aussi absurde que celle d’ôter une planète du système planétaire. Je vous l’ai déjà dit : dans la société des nations, comme dans celle des individus, il doit y avoir des grands et des petits.
La France a toujours tenu et tiendra longtemps, suivant les apparences, un des premiers rangs dans la société des nations. D’autres peuples, ou pour mieux dire, leurs chefs, ont voulu profiter, contre toutes les règles de la morale, d’une fièvre chaude qui était venue assaillir les Français, pour se jeter sur leur pays et le partager entre eux. La Providence a dit non ; toujours elle fait bien, mais jamais plus visiblement à mon avis. Notre inclination pour ou contre les Français ne doit point être écoutée ; la politique n’écoute que la raison. Votre Mémoire n’ébranle nullement mon opinion, qui se réduit uniquement à ceci : « Que l’empire de la Coalition sur la France et la division de ce royaume seraient un des plus grands maux qui puissent arriver à l’humanité. »
Je me suis formé une démonstration si parfaite de cette proposition, que je ne désespérerais pas de vous convertir vous-même, mais non par écrit, car ce serait un traité dans les formes.
À un Confrère malheureux
Monsieur,
Votre confiance me touche et m’honore, mais elle est en même temps pour moi une source bien amère de chagrin : homme de lettres comme vous, je suis riche ou pauvre selon les circonstances, et malheureusement mon théâtre, qui est toute ma fortune et celle d’une famille nombreuse, ne me rapporte rien depuis un mois. Je me trouve donc dans l’impossibilité absolue de vous être utile. Croyez que je suis profondément affligé de ne pouvoir secourir un confrère dont la position douloureuse m’inspire un si vif intérêt, et recevez, monsieur, avec l’expression de mes regrets que je vous adresse du fond du cœur, l’assurance de ma considération la plus distinguée.
P. S. — D’après votre demande, je vous renvoie la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser.
Monsieur, je ne puis résister au sentiment tout à fait pénible que j’éprouve. Je vous envoie le seul objet de quelque prix que je possède ; c’est une montre à répétition dont je vous prie de faire l’usage que vous voudrez. Vous ne m’en privez pas, car je ne m’en servirais plus ; elle me rappellerait à toutes les heures du jour qu’un homme malheureux s’est adressé à moi en vain, quand j’avais encore un moyen de lui être utile.
Conseil à Lamennais
Je me suis toujours élevé vers Dieu, autant que mes ailes fangeuses me l’ont permis, mais toujours les yeux fermés, me contentant de dire : « Oh ! oh ! » comme la bonne femme de Fénelon. Croiriez-vous que je frémis presque, lorsque je vois qu’on analyse la substance créatrice ? Je tremble quand je vois disséquer Dieu, si respectueux que soit l’opérateur. C’est que, moi, je crois comme les petits enfants. J’en ai connu un qui avait un Jésus de cire ; sa bonne, en touchant à la statuette, la brisa. L’enfant se mit à pleurer en disant : Je n’ai plus de bon Dieu, je vais mourir. Bien que je sache que mon Dieu ne finira pas en poussière sous les yeux d’un puissant génie, toujours est-il que je suis tenté de crier au génie : Croyez et fermez les yeux.
Consolations
Il n’y a pas assez de douleurs pour vous plaindre, Mademoiselle. C’est à la raison et au temps que je livre votre affliction ; eux seuls peuvent vous consoler. Au nom du Ciel, ne rejetez pas l’avenir et laissez couler le présent. Vous avez fait d’irréparables pertes ; mais vous n’avez pas encore atteint le milieu de votre carrière, et la vie, en son étendue, peut vous offrir des compensations inconnues. Ne faites pas à la Providence l’outrage de croire qu’elle est épuisée à votre égard, et qu’elle n’a, dans ses trésors, rien qui puisse vous dédommager. De grands biens peuvent encore vous attendre. La nature, qui est pleine de douleurs, est pleine aussi de consolations. Vous ne seriez pas sage de les repousser.
Jusqu’à ce qu’elles se présentent, acceptez du moins les distractions légères que vous offrent tous les objets dont vous êtes entourée. Il y a dans celle de nos facultés morales que nous appelons sensibilité, une disposition à l’excès, une sorte d’irritabilité qui a besoin d’être tempérée par les jouissances pures et paisibles des sens. Quand on tient ses sens dans l’inaction, dans la contrainte et le néant, l’âme devient aride comme une plante sans rosée. Mêlez, je vous en supplie, quelques sensations à vos sentiments ; aimez quelques odeurs, quelques couleurs, quelques sons et quelques saveurs, ou vous ne serez point assez sage. Le Ciel a fait des biens divers ; il en a créé pour l’âme ; il en a créé pour le corps. Oseriez-vous n’accepter que la moitié des dons que sa main vous offre, dédaigner et rejeter l’autre ? Certes vous en seriez punie.
Pour moi, s’il m’est permis de me citer en exemple, je remplis de mon mieux, dans toutes les circonstances, l’obligation d’être heureux. Je le suis toujours autant que je le puis, et quand je le suis peu, je dis à Dieu : « Vous le voyez, Seigneur, je ne puis faire davantage ! Pardonnez à mon infirmité et au cours des événements. »
Je ne prétends être insensible, en effet, à aucun des accidents de la vie, et je serais même bien fâché de l’être. Mais, dans la multitude infinie de manières dont nous pouvons être affectés, il n’est pas un de ces événements, heureux ou tristes, qui ne soit capable de produire en nous un sentiment sublime et beau. C’est ce sentiment que je cherche ; je passe rapidement par tous les autres, pour ne m’arrêter qu’à lui. Lorsque mon âme a pu y parvenir, elle s’y tient, et pour toujours.
De Dâri à Bethléem
À trois heures du matin, nous nous sommes mis en route par des montagnes pierreuses descendant perpendiculairement ou montant comme des échelles. Au bout de quinze heures de marche, au tournant d’un petit chemin nous nous sommes trouvés tout à coup dans une prairie au bout de laquelle sont ce qu’on appelle les Vasques de Salomon ; ces vasques ne sont autre chose que trois immenses bassins taillés dans le roc et qui fournissent de l’eau à neuf lieues de là, à toutes les fontaines de Jérusalem. Une jolie forteresse arabe d’un style original s’élève au pied de la montagne. Rien n’est plus inattendu que cette délicieuse décoration ; mais ce qui complétait le tableau d’une manière merveilleuse, c’était un camp de cavalerie commandé par le gouverneur de Jérusalem qui nous pria de vouloir bien rester la nuit auprès de lui.
Juge de ma joie de me trouver au milieu d’un bivouac semblable : des lances emplumées plantées au milieu des chevaux, des Arabes, des Turcs couchés à droite et à gauche, les drapeaux en faisceaux devant la grande tente noire du commandant, enfin tout ce qui pouvait compléter une scène de mélodrame.
Au petit jour, nous avons repris nos montures et deux heures après, nous étions dans Bethléem ! Voilà, chère amie, de ces événements qui donnent aux voyages tant de charmes : à peine une émotion passée, une autre toute différente commence. En arrivant sur le haut d’une montagne, on voit tout à coup Bethléem, de l’autre côté d’un ravin profond. Le cours de mes idées a changé avec autant de rapidité que si j’avais fermé un volume pour en ouvrir un autre. Je n’ai plus vu que des bergers, des mages, de pauvres petits enfants égorgés et un berceau duquel est sorti une législation qui devait changer la face du monde. Ce n’est pas impunément qu’on se trouve sur le théâtre de si grands événements ; ce qui doit élever l’âme ne perd pas à être vu de près, et ce petit village en ruine parle bien plus au cœur que ces grandes pyramides qui n’étonnent que les yeux.
Tu crois peut-être que je vais commencer ici une description ; pas du tout, la suite à demain, c’est-à-dire à la semaine prochaine, car demain nous partons pour la mer Morte, le Jourdain, etc.
Ainsi, chère amie, voilà bien du papier barbouillé, et comment ?… J’en suis honteux ; ne m’humilie pas en laissant qui que ce soit lire ce bavardage ! Au reste, pourvu que tu saches combien je t’aime, que Delaroche et sa femme soient persuadés qu’ils sont tout pour moi, que m’importe le reste !
La Foi catholique
Nous étions sûrs de voir un jour ou l’autre l’épreuve se tourner à votre bien, et votre âme revenir à la tranquillité de la foi. Qui sait si le moment n’est pas venu ! Vous avez cherché, dans la sincérité de votre cœur, à résoudre vos difficultés, et vous n’êtes pas arrivé au but. Mais, mon cher ami, les difficultés de la religion sont comme celles de là science : il y en a toujours. C’est beaucoup d’en éclaircir quelques-unes ; mais aucune vie ne suffirait à les épuiser. Pour résoudre toutes les questions qui peuvent s’élever sur l’Écriture sainte, il faudrait savoir à fond les langues orientales. Pour répondre à toutes les objections des protestants, il faudrait pouvoir étudier dans ses derniers détails l’histoire de l’Église, ou plutôt, l’histoire universelle des temps modernes. Vous ne pourrez donc jamais, occupé comme vous l’êtes, répondre à tous les doutes que votre imagination active et ingénieuse ne cessera de déterrer pour le tourment de votre cœur et de votre esprit. Heureusement Dieu ne met pas la certitude à ce prix.
Que faire donc ? Faire en matière de religion ce qu’pu fait en matière de science ; s’assurer d’un certain nombre de vérités prouvées, et ensuite abandonner les objections à l’étude des savants. Je crois fermement que la terre tourne, je sais pourtant que cette doctrine a ses difficultés ; mais les astronomes les expliquent, et, s’ils ne les expliquent pas toutes, l’avenir fera le reste. Ainsi de la Bible ; elle est hérissée de questions difficiles ; mais les unes sont résolues depuis longtemps ; d’autres, jusqu’ici considérées comme insolubles, ont trouvé leur réponse de nos jours ; il en reste beaucoup, mais Dieu les permet pour tenir l’esprit humain en haleine et pour exercer l’activité des siècles futurs.
Non, Dieu ne peut pas permettre que la vérité religieuse, c’est-à-dire la nourriture nécessaire de toutes les âmes, soit le fruit de longues recherches, impossibles au grand nombre des ignorants, difficiles aux savants. La vérité doit être à la portée des petits, et la religion reposer sur des preuves accessibles au dernier des hommes. Pour moi, après bien des doutes, après avoir aussi mouillé bien des fois mon chevet de larmes de désespoir, j’ai assis ma foi sur un raisonnement qui peut se proposer au maçon et au charbonnier. Je me dis que, tous les peuples ayant une religion, bonne ou mauvaise, la religion est donc un besoin universel, perpétuel, par conséquent légitime, de l’humanité. Dieu, qui a donné ce besoin, s’est donc engagé à le satisfaire ; il y a donc une religion véritable. Or, entre les religions qui partagent le monde, sans qu’il faille ni longue étude, ni discussion des faits, qui peut douter que le christianisme soit souverainement préférable, et que seul il conduise l’homme à sa destination morale ? Mais dans le christianisme il y a trois Églises : la protestante, la grecque et l’Église catholique, c’est-à-dire l’anarchie, le despotisme et l’ordre. Le choix n’est pas difficile, et la vérité du catholicisme n’a pas besoin d’autre démonstration.
Voilà, mon cher ami, le court raisonnement qui m’ouvre les portes de la foi ; mais, une fois entré, je suis tout éclairé d’une clarté nouvelle, et bien plus profondément convaincu par les preuves intérieures du christianisme. J’appelle ainsi cette expérience de chaque jour, qui me fait trouver dans la foi de mon enfance toute la lumière de mon âge mûr, toute la sanctification de mes joies domestiques, toute la consolation de mes peines. Quand toute la terre aurait abjuré le Christ, il y a, dans l’inexprimable douceur d’une communion et dans les larmes qu’elle fait répandre, une puissance de conviction qui me ferait encore embrasser la croix et défier l’incrédulité de toute la terre.
Ah ! mon ami, ne nous perdons point dans des discussions infinies. Nous n’avons pas deux vies, l’une pour chercher la vérité, l’autre pour la pratiquer. C’est pourquoi le Christ ne se fait pas chercher ; il se montre tout vivant dans cette société chrétienne qui vous environne, il est devant vous, il vous presse. Vous devez avoir bientôt quarante ans ; il est temps de vous décider ; rendez-vous à ce Sauveur qui vous sollicite. Livrez-vous à la foi comme s’y sont livrés vos amis : vous y trouverez la paix. Vos doutes se dissiperont comme se sont dissipés les miens. Il vous manque si peu pour être un excellent chrétien, il vous manque seulement un acte de volonté : croire, c’est vouloir. Voulez un jour, voulez aux pieds du prêtre, qui fera descendre la sanction du ciel sur votre volonté chancelante. Ayez ce courage, cher ami, et cette foi, que vous admirez chez notre pauvre ami L…, qui le console dans un si grand malheur, viendra ajouter sa douceur infinie à votre prospérité. Soyez heureux et chrétien, c’est le vœu de votre ami.
Folie de liberté
Le docteur Olybrius, etc., etc., a madame Daniel Lefèvre.
Chère madame,
Notre pauvre ami a bien souffert ; il va un peu mieux ; il boit, il mange, il dort ; il n’a plus de volonté, c’est l’essentiel ! La crise a été terrible ; dès que nous avons voulu le soigner, il est devenu furieux. C’est un des symptômes les plus caractéristiques de cette funeste maladie.
Le Français est naturellement doux aimable, poli, toujours prêt à faire ce que ses maîtres, ses amis ou sa femme lui ordonnent. Voyez l’histoire de notre glorieuse Révolution ? Pour sauver la France, et lui inoculer l’amour de l’égalité, de la justice et de la fraternité, la Convention a mis hors la loi tous les Français ; elle les a ruinés, chassés, déportés, mitraillés, fusillés, guillotinés. En est-il un seul qui ait résisté ? Y a- t-il aujourd’hui rien de plus justement populaire que cette immortelle Assemblée ? Mais, hélas ! dès que la folie le gagne, le Français devient volontaire et méchant. Si on l’arrête, il résiste ; si on l’enferme, il se révolte ; il ne pense et ne parle que de liberté. Telle est la dégradation intellectuelle et morale qu’amène une violente névrose chez des sujets affaiblis.
C’est là qu’en était arrivé notre pauvre ami. Heureusement pour lui, je veillais. Deux saignées abondantes, trois purgations énergiques, des douches glacées, lui ont rendu le calme dont il avait besoin. La maladie, je l’espère, sort de la période aiguë ; en devenant chronique elle donnera des résultats surprenants, sur lesquels je fonde l’espoir de ma réputation.
En ce moment il est tranquille ; il s’occupe à écrivasser, preuve, hélas ! trop certaine qu’il est encore loin de la guérison. Je vous envoie ce fatras, qu’il intitule Paris en Amérique ; je n’ai voulu en rien retrancher, non pas même les injures qu’il m’adresse, et qui tombent à mes pieds. Chevalier de vingt-sept ordres, membre de trente-trois académies étrangères et de quatre-vingt-deux sociétés de province, mon nom n’a rien à craindre du temps ni de l’envie. La France a toujours vénéré les Olybrius. Gardez-vous cependant de répandre ou d’imprimer de pareilles folies ; rien n’est plus contagieux que la chimère ; le cerveau de l’homme est faible, la névrose est une maladie dont il faut se défier. Serrez ces papiers ; ils vous serviront à faire prononcer une interdiction trop nécessaire. Je ne suppose pas qu’un Français raisonnable, qui connaît son siècle et son pays, puisse lire deux pages de ces rêvasseries sans déclarer que leur auteur est un fou, et qu’il est urgent de l’enfermer.
Venons à vous, chère madame, permettez-moi de toucher un point délicat. Sensible comme vous êtes, il vous faut les plus grands ménagements : voyez le monde, entourez-vous, cherchez à vous distraire, l’ennui vous serait mortel. Je vous ordonne les distractions et le plaisir. Rentrez dans la vie, habituez-vous à une indépendance et à une solitude que tous vos amis essayeront d’adoucir. Ne nourrissez pas de vaines espérances ; ce sont des émotions qui affaibliraient votre santé déjà trop ébranlée. Le pauvre docteur ne rentrera jamais dans sa maison. Quelque forme que prenne sa maladie, devint-elle une folie littéraire qui ressemblât au génie, il sera toujours prudent et nécessaire de tenir de près un homme aussi dangereux pour sa famille que pour la société. Vous pouvez m’en croire, chère madame, la science est infaillible, et un Olybrius ne se trompe jamais. Folie d’amour, on en guérit quand on est jeune, les vieux en meurent ; folie d’ambition cède quelquefois à l’âge et au mépris des hommes ; folie de liberté, on n’en guérit jamais.
Je me mets à vos pieds, chère Madame, etc.
Procès du sénat de Capoue.
Dans Capoue autrefois, chez ce peuple si doux,S’élevaient des partis, l’un de l’autre jaloux :L’Orgueil, l’Ambition, l’Envie à l’œil oblique,Tourmentaient, déchiraient, perdaient la république ;D’impertinents bavards, soi-disant orateurs,Des meilleurs citoyens ardents persécuteurs,Excitent à dessein les haines les plus fortes,Et, pour comble de maux, Annibal est aux portes.Que faire et que résoudre en ce pressant danger ?Tu vas tomber, Capoue, aux mains de l’étranger !Le sénat effrayé délibère en tumulte ;Le peuple soulevé lui prodigue l’insulte ;On s’arme, on est déjà près d’en venir aux mains ;Les meneurs triomphaient. Pour rompre leurs desseins,Certain Pacuvius, vieux routier, forte tête,Trouva dans son esprit cette ressource honnête :« Avec-vous, sénateurs, je fus longtemps brouillé ;De mes biens, sans raison, vous m’avez dépouillé,Leur dit-il ; mais je vois, dans la crise où nous sommes,Les périls de l’État, non les fautes des hommes,On égare le peuple, il le faut ramener :Il est une leçon que je veux lui donner.J’ai du cœur des humains un peu d’expérience ;Laissez-moi faire enfin ; soyez sans défiance :La patrie aujourd’hui me devra son salut. »La peur en fit passer par tout ce qu’il voulut.Il prend cet ascendant et ce pouvoir suprême...Quand chacun consterné tremble et craint pour soi-même,S’il se présente un homme au langage assuré,On l’écoule, on lui cède, il ordonne à son gré :Ainsi Pacuvius, du droit d’une âme forte,Sort du sénat, le ferme, en fait garder la porte,S’avance sur la place ; et son autoritéCalme un instant les flots de ce peuple irrité.« Citoyens, leur dit-il, la divine justiceÀ vos vœux redoublés se montre enfin propice ;Elle livre en vos mains tous ces hommes pervers,Ces sénateurs noircis de cent forfaits divers,Dont chacun d’entre vous a reçu quelque offense ;Je les tiens renfermés, seuls, tremblants, sans défense ;Vous pouvez les punir, vous pouvez vous venger,Sans livrer de combats, sans courir de danger.Contre eux tout est permis, tout devient légitime ;Pardonner est honteux, et proscrire est sublime.Je suis l’ami du peuple, ainsi vous m’en croirez ;Et surtout gardez-vous des avis modérés. »L’assemblée applaudit à ce début si sage,Et par un bruit flatteur lui donne son suffrage.Le harangueur reprend : « Punissez leurs forfaits ;Mais ne trahissez pas vos propres intérêts.À qui veut se venger, trop souvent il en coûte.Votre juste courroux, je n’en fais aucun doute,Proscrit les sénateurs, et non pas le sénat.Ce conseil nécessaire est l’âme de l’État,Le gardien de nos lois, l’appui d un peuple libreAux rives de Vulturne, ainsi qu’aux bords du Tibre,On hait la servitude, on abhorre les rois. »Tout le peuple applaudit une seconde fois,« Voici donc, citoyens, le parti qu’il faut suivre :Parmi ces sénateurs que le destin vous livre,Que chacun à son tour, sur la place cité,Vienne entendre l’arrêt qu’il aura mérité ;Mais avant qu’à nos lois sa peine satisfasse,Il faudra qu’au sénat un autre le remplace ;Que vous preniez le soin d’élire parmi vousUn nouveau sénateur, de ses devoirs jaloux,Exempt d’ambition, de faste, d’avarice,Ayant mille vertus sans avoir aucun vice,Et que tout le sénat soit ainsi composé.Vous voyez, citoyens, que rien n’est plus aisé. »La motion aux voix est d’abord adoptée,Et sans autre examen soudain exécutée.Les noms des sénateurs qu’on doit tirer au sortSont jetés dans une urne ; et le premier qui sortEst aux regards du peuple amené sur la place.À son nom, à sa vue, on crie, on le menace ;Aucun tourment pour lui ne semble trop cruelEt peut-être de tous c’est le plus criminel.« Bien, dit Pacuvius, le cri public m’attesteQue tout le monde ici l’accuse et le déteste ;Il faut donc de son rang l’exclure, et déciderQuel homme vertueux devra lui succéder,Pesez les candidats, tenez bien la balance :Voyons, qui nommez-vous ? » Il se fit un silence.On avait beau chercher, chacun, excepté soi,Ne connaissait personne à mettre en cet emploi.Cependant, à la fin, quelqu’un de l’assistance,Voyant qu’on ne dit mot, prend un peu d’assurance,Hasarde un nom ; encore le risqua-t-il si bas,Qu’à moins d’être tout près, on ne l’entendit pas.Ses voisins, plus hardis, tout haut le répétèrent.Mille cris à la fois contre lui s’élevèrent.« Pouvait-on présenter un pareil sénateur !Celui qu’on rejetait était cent fois meilleur. »Le second proposé fut accueilli de même ;Et ce fut encor pis quand on vint au troisième.Quelques autres après ne semblèrent nommésQue pour être hués, conspués, diffamés…Le peuple ouvre les yeux, se ravise ; et la foule,Sans avoir fait de choix, tout doucement s’écoule.De beaucoup d’intrigants ce jour devint l’écueil,L’adroit Pacuvius, qui suivait tout de l’œil :« Pardonnez-moi, dit-il, l’innocent artificeQui vous fait rendre à tous une exacte justice.Et vous, jaloux esprits, dont les cris détracteursD’un blâme intéressé chargeaient nos sénateurs,Pourquoi vomir contre eux les plaintes, les menaces !Eh ! que ne disiez-vous que vous vouliez leurs places ?Ajournons, citoyens, ce dangereux procès ;D’Annibal qui s’avance arrêtons les progrès ;Éteignons nos débats ; que le passé s’oublie,Et réunissons-nous pour sauver l’Italie. »On crut Pacuvius, mais non pas pour longtemps :Les esprits à Capoue étaient fort inconstants.Bientôt se ranima la discorde civile ;Et bientôt l’étranger, s’emparant de la ville,Mit sous un même joug et peuple et sénateurs.Français, ce trait s’appelle un avis aux lecteurs.
Sixième partie.
Genre philosophique, moral et religieux
La Vie humaine
Arme-toi, Dellius, d’une mâle constance,Et contre les revers prends soin de t’aguerrir ;Mais du bonheur aussi jouis sans insolence,Et souviens-toi qu’un jour il te faudra mourir ;Soit qu’en mornes chagrins tu consumes la vie.Soit qu’assis à l’écart sur les gazons nouveaux,Durant les jours de fête un vieux vin de FormieTe verse le bonheur et l’oubli de tes maux.Viens chercher un abri sous l’ombre hospitalièreDu pâle peuplier, du pin majestueux.Aux bords de ce ruisseau qui, hâtant sa carrière,Murmure embarrassé dans son lit sinueux.Que les vins, les parfums et la rose éphémère,Apportés par tes soins, charment ton doux loisir,Tandis que les fuseaux de la Parque sévèreÀ ta jeunesse encor permettent le plaisir.Cet immense domaine et ce palais splendide,Ces jardins que le Tibre arrose de ses eaux,Il faudra tout quitter ; un héritier cupideDe tes trésors demain ravira les monceaux.Eh ! qu’importe qu’on vive au sein de l’opulence ?L’orgueilleux rejeton de l’antique Inachus,Ni l’obscur plébéien plongé dans l’indigenceNe sauraient échapper à l’implacable Orcus.Tous nous sommes poussés vers la rive infernale ;Dans l’urne du destin tous les noms sont mêlés ;Ou plus tôt ou plus tard sur la barque fataleIl nous faudra monter sans retour exilés.
La Vie
On croit la vie longue, jeunes élèves ; elle est très-courte : car la jeunesse n’en est que la lente préparation, et la vieillesse que la plus lente destruction. Dans sept à huit ans, vous aurez entrevu toutes les idées fécondes dont vous êtes capables, et il ne vous restera qu’une vingtaine d’années de véritable force pour les réaliser. Vingt années ! c’est-à-dire une éternité pour vous, et en réalité un moment ! Votre âge se trompe encore d’une autre façon sur la vie, jeunes élèves : il y rêve le bonheur, et ce qu’il y rêve n’y est pas. Ce qui rend la jeunesse si belle et qui fait qu’on la regrette quand elle est passée, c’est cette double illusion qui recule l’horizon de la vie et qui la dore. Ces nobles instincts qui parlent en vous et qui vont à des buts si hauts ; ces puissants désirs qui vous agitent et qui vous appellent ; comment ne pas croire que Dieu les a mis en vous pour les contenter, et que cette promesse, la vie la tiendra ? Oui, c’est une promesse, jeunes élèves, c’est la promesse d’une grande et heureuse destinée, et toute l’attente qu’elle excite en votre âme sera remplie ; mais si vous comptez qu’elle le sera en ce monde, vous vous méprenez. Ce monde est borné, et les désirs de votre nature sont infinis. Quand chacun de vous saisirait à lui seul tous les biens qu’il contient, ces biens jetés dans cet abîme ne le combleraient pas ; et ces biens sont disputés, on n’en obtient une part qu’au prix d’une lutte ardente et la fortune n’accorde pas toujours la meilleure au plus digne. Voilà ce que la vie nous apprend ; voilà ce qui l’attriste et la décourage ; voilà ce qui fait qu’on l’accuse, et avec elle la Providence qui vous l’a donnée. Que votre voix ne se mêle pas un jour à cette folle accusation, jeunes élèves ; que votre âme ne tombe point à son tour dans ce misérable découragement ; et pour cela, apprenez de bonne heure à voir la vie comme elle est, et à ne point lui demander ce qu’elle ne renferme pas. Ce n’est ni la Providence, ni elle qui vous trompent ; c’est nous qui nous trompons sur les desseins de l’une et le but de l’autre. C’est en méconnaissant ce but qu’on blasphème et qu’on est malheureux ; c’est en le comprenant ou en l’acceptant qu’on est homme. Écoutez-moi, jeunes élèves, et laissez-moi vous dire la vérité.
Vous allez entrer dans le monde ; des mille routes qu’il ouvre à l’activité humaine, chacun de vous en prendra une. La carrière des uns sera brillante, celle des autres obscure et cachée : la condition et la fortune de vos parents en décideront en grande partie. Que ceux qui auront la plus modeste part n’en murmurent point. D’un côté, la Providence est juste, et ce qui ne dépend point de nous ne saurait être un véritable bien ; de l’autre, la patrie vit du concours et du travail de tous ses enfants, et dans la mécanique de la société il n’y a point de ressort inutile. Entre le ministre qui gouverne l’État et l’artisan qui contribue à sa prospérité par le travail de ses mains, il n’y a qu’une différence, c’est que la fonction de l’un est plus importante que celle de l’autre ; mais à les bien remplir, le mérite moral est le même. Que chacun de vous, jeunes élèves, se contente donc de la part qui lui sera échue. Quelle que soit sa carrière, elle lui donnera une mission, des devoirs, une certaine somme de bien à produire. Ce sera là sa tâche, qu’il la remplisse avec courage et énergie, honnêtement, fidèlement, et il aura fait dans sa position tout ce qu’il est donné à l’homme de faire.
Qu’il la remplisse aussi sans envie contre ses émules. Vous ne serez pas seuls dans votre chemin ; vous y marcherez avec d’autres appelés par la Providence à poursuivre le même but. Dans ce concours de la vie, ils pourront vous surpasser par le talent, ou devoir à la fortune un succès qui vous échappera. Ne leur en veuillez pas, et si vous avez fait de votre mieux, ne vous en veuillez pas à vous-mêmes. Le succès n’est pas ce qui importe ; ce qui importe, c’est l’effort : car c’est là ce qui dépend de l’homme, ce qui l’élève, ce qui le rend content de lui-même. L’accomplissement du devoir, voilà, jeunes élèves, et le véritable but de la vie et le véritable bien. Vous le reconnaissez à ce signe qu’il dépend uniquement de votre volonté de l’atteindre, et à cet autre qu’il est également à la portée de tous, du pauvre comme du riche, de l’ignorant comme du savant, du pâtre comme du roi, et qu’il permet à Dieu de nous jeter tous tant que nous sommes dans la même balance, et de nous peser avec les mêmes poids.
L’Imagination
L’imagination est cette partie décevante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge.
Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison : les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux à l’envi de la raison, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.
Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses par leur nature, sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l’ardeur de la charité ; le voilà prêt à l’ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.
L’imagination dispose de tout : elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione regina del mondo. J’y souscris sans le connaître, sauf le mal, s’il y en a.
L’Amour-propre
L’amour-propre est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi : il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait tyrans des autres, si la fortune leur en donnait les moyens. Il ne se repose jamais hors de soi, et ne s’arrête dans les sujets étrangers que comme les abeilles sur les fleurs, pour en tirer ce qui lui est propre. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter ; ses transformations passent celles des métamorphoses, et ses raffinements ceux de la chimie.
On ne peut sonder la profondeur ni percer les ténèbres de ses abîmes. Là, il est à couvert des yeux les plus pénétrants ; il fait mille insensibles tours et retours. Là, il est souvent invisible à lui-même ; il y conçoit, il y nourrit et y élève, sans le savoir, un grand nombre d’affections et de haines : il en forme de si monstrueuses que, lorsqu’il les a mises au jour, il les méconnaît ou ne peut se résoudre à les avouer. De cette nuit qui le couvre naissent les ridicules persuasions qu’il a de lui-même. De là viennent ses erreurs, ses ignorances, ses grossièretés et ses niaiseries sur son sujet ; de là vient qu’il croit que ses sentiments sont morts lorsqu’ils ne sont qu’endormis, qu’il s’imagine n’avoir plus envie de courir dès qu’il se repose, et qu’il pense avoir perdu tous les goûts qu’il a rassasiés.
Mais cette obscurité épaisse qui le cache à lui-même n’empêche pas qu’il ne voie parfaitement ce qui est hors de lui ; en quoi il est semblable à nos yeux, qui découvrent tout et sont aveugles seulement pour eux-mêmes. (En effet, dans ses plus grands intérêts et dans ses plus importantes affaires, où la violence de ses souhaits appelle toute son attention, il voit, il sent, il entend, il imagine, il soupçonne, il pénètre, il devine tout ; de sorte qu’on est tenté de croire que chacune de ses passions a une espèce de magie qui lui est propre.
Rien n’est si intime et si fort que ses attachements, qu’il essaye de rompre inutilement à la vue des malheurs extrêmes qui le menacent. Il est tous les contraires : il est impérieux et obéissant, sincère et dissimulé, miséricordieux et cruel, timide et audacieux. Il a de différentes inclinations, selon la diversité des tempéraments qui le tourmentent et le dévouent tantôt à la gloire, tantôt aux richesses, tantôt aux plaisirs. Il en change selon le changement de nos âges, de nos fortunes et de nos expériences, mais il lui est indifférent d’en avoir plusieurs ou de n’en avoir qu’une, parce qu’il se partage en plusieurs, et se ramasse en une quand il le faut et comme il lui plaît. Il est inconstant, et, outre les changements qui viennent des causes étrangères, il y en a une infinité qui naissent de lui et de son propre fond. Il est inconstant d’inconstance, de légèreté, d’amour, de nouveauté, de lassitude et de dégoût. Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement et avec des travaux incroyables à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut.
Il est bizarre, et met souvent toute son application dans les emplois les plus frivoles ; il trouve tout son plaisir dans les plus fades, et conserve toute sa fierté dans les plus méprisables. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout et il vit de tout ; il vit de rien ; il s’accommode des choses et de leur privation ; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins, et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille lui-même à sa ruine ; enfin il ne se soucie que d’être, et pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi.
Il ne faut donc pas s’étonner s’il se joint quelquefois à la plus rude austérité, et s’il entre hardiment en société avec elle pour se détruire, parce que, dans le même temps qu’il se ruine en un endroit, il se rétablit en un autre. Quand on pense qu’il quitte son plaisir, il ne fait que le suspendre ou le changer ; et, lors même qu’il est vaincu et qu’on croit en être défait, on le retrouve qui triomphe dans sa propre défaite. Voilà la peinture de l’amour-propre, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation. La mer en est une image sensible, et l’amour-propre trouve dans le flux et le reflux de ses vagues continuelles une fidèle expression de la succession turbulente de ses pensées et de ses éternels mouvements.
Les deux Infinis
Considérons les merveilles qui éclatent dans les plus grands corps et dans les plus petits. D’un côté je vois le soleil tant de milliers de fois plus grand que la terre ; je le vois qui circule dans des espaces en comparaison desquels il n’est lui-même qu’un atome brillant. Je vois d’autres astres peut-être encore plus grands que lui, qui roulent dans d’autres espaces encore plus éloignés de nous. Au-delà de tous ces espaces qui échappent déjà à toute mesure, j’aperçois encore confusément d’autres astres qu’on ne peut compter ni distinguer. La terre où je suis n’est qu’un point, par proportion à ce tout où l’on ne trouve jamais aucune borne. Ce tout est si bien arrangé, qu’on n’y pourrait déplacer aucun atome sans déconcerter toute cette immense machine ; et elle se meut avec un si bel ordre, que ce mouvement même en perpétue la variété et la perfection. Il faut qu’une main à qui rien ne coûte ne se lasse pas de conduire cet ouvrage depuis tant de siècles, et que ses doigts se jouent de l’univers, pour parler comme l’Écriture.
D’un autre côté, l’ouvrage n’est pas moins admirable en petit qu’en grand. Je ne trouve pas moins en petit une espèce d’infini qui m’étonne et qui me surmonte. Trouver dans un ciron comme dans un éléphant ou dans une baleine des membres parfaitement organisés ; y trouver une tête, un corps, des jambes, des pieds formés comme ceux des plus grands animaux ! Il y a, dans chaque partie de ces atomes vivants, des muscles, des nerfs, des veines, des artères, du sang ; dans ce sang, des esprits, des parties rameuses et des humeurs ; dans ces humeurs, des gouttes composées elles-mêmes des diverses parties, sans qu’on puisse jamais s’arrêter dans cette composition infinie d’un tout si fini.
Le microscope nous découvre dans chaque objet connu mille objets qui ont échappé à notre connaissance. Combien y a-t-il, en chaque objet découvert par le microscope, d’autres objets que le microscope lui-même ne peut découvrir ! Que ne verrions-nous pas, si nous pouvions subtiliser toujours de plus en plus les instruments qui viennent au secours de notre vue trop faible et trop grossière ? Mais suppléons par l’imagination à ce qui nous manque du côté des yeux ; et que notre imagination elle-même soit une espèce de microscope qui nous représente en chaque atome mille mondes nouveaux et invisibles. Elle ne pourra pas nous figurer sans cesse de nouvelles découvertes dans les petits corps ; elle se lassera ; il faudra qu’elle s’arrête, qu’elle succombe, et qu’elle laisse enfin dans le plus petit organe d’un ciron mille merveilles inconnues.
Éloge de la philosophie
Depuis les premiers jours des sociétés humaines jusqu’à la venue de Jésus-Christ, tandis que dans un coin du monde une race privilégiée gardait le dépôt de la doctrine révélée, qui, je vous prie, a enseigné aux hommes, sous l’empire de religions extravagantes et de cultes souvent monstrueux, qui leur a enseigné qu’ils possèdent une âme, et une âme libre, capable de faire le mal, mais capable aussi de faire le bien ? Qui leur a appris, en face des triomphes de la force, et dans l’oppression presque universelle de la faiblesse, que la force n’est pas tout, et qu’il y a des droits invisibles, mais sacrés, que le fort lui-même doit respecter dans le faible ? De qui les hommes ont-ils reçu les nobles principes : Qu’il est plus beau de garder la foi donnée que de la trahir ; qu’il y a de la dignité à maîtriser ses passions, à demeurer tempérant au sein même des plaisirs permis ? Qui leur a dicté ces grandes paroles : Un ami est un autre moi-même ; il faut aimer ses amis plus que soi-même, sa patrie plus que ses amis, et l’humanité plus que sa patrie ? Qui leur a montré, par-delà les limites et sous le voile de l’univers, un Dieu caché, mais partout présent, un Dieu qui a fait le monde avec poids et mesure, et qui ne cesse de veiller sur son ouvrage, un Dieu qui a fait l’homme parce qu’il n’a pas voulu retenir dans la solitude inaccessible de son être ses perfections les plus augustes, parce qu’il a voulu communiquer et répandre son intelligence, et, ce qui vaut mieux, sa justice, et, ce qui vaut mieux encore, sa bonté ? Qui enfin leur a inspiré cette touchante et solide espérance que, cette vie terminée, l’âme immatérielle, intelligente et libre, sera recueillie par son auteur ? Qui leur a dit qu’au-dessus de toutes les incertitudes, il est une certitude suprême, une vérité égale à toutes les vérités de la géométrie, c’est à savoir que, dans la mort comme dans la vie, un Dieu tout-puissant, tout juste et tout bon, préside à la destinée de sa créature, et que derrière les ombres du trépas, quoi qu’il arrive, tout sera bien, parce que tout sera l’ouvrage d’une justice et d’une bonté infinies.
Je le demande, quelle puissance a enseigné tout cela à tant de milliers d’hommes dans l’ancien monde, avant la venue de Jésus-Christ, sinon cette lumière naturelle qu’on traite aujourd’hui avec une si étrange ingratitude ? Qu’on le nie devant les monuments irréfragables de l’histoire, ou qu’on confesse que la lumière naturelle n’est pas si faible, pour nous avoir révélé tout ce qui donne du prix à la vie, les vérités certaines et nécessaires sur lesquelles reposent la famille et la société, toutes les vertus privées et publiques, et cela par le pur ministère de ces sages encore ignorés de l’antique Orient et de ces sages mieux connus de notre vieille Europe, hommes admirables, simples et grands, qui, n’étant revêtus d’aucun sacerdoce, n’ont eu d’autre mission que le zèle de la vérité et l’amour de leurs semblables, et, pour être appelés seulement philosophes, c’est-à-dire amis de la sagesse, ont souffert la persécution, l’exil, quelquefois sur un trône et plus souvent dans les fers : un Anaxagore, un Socrate, un Platon, un Aristote, un Épictète, un Marc-Aurèle !
La Loi divine.
CRÉON.
Toi, réponds, et sois brève ! En deux mots, téméraire,Connaissais-tu l’édit que j’ai rendu naguère ?ANTIGONE.
Oui, je le connaissais : pouvais-je l’ignorer ?CRÉON.
En lutte avec ma loi tu n’as pas craint d’entrer !ANTIGONE.
Ce n’est pas Jupiter dont la bouche infaillibleProclama cette loi, ni la vierge terribleQui siège aux sombres bords près des Dieux souterrains.Leurs ordres éternels régissent les humains ;Et je n’ai pas pensé qu’au-dessus des Dieux mêmes,De leurs prescriptions immuables, suprêmes,Pût s’élever jamais le mortel le plus fier.Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’ils datent, ni d’hier,Leur empire a des temps précédé la naissance.Devais-je, d’un mortel redoutant la puissance,Braver des Dieux vengeurs la souveraine loi ?Je savais qu’à mourir je m’exposais : — mais quoi !Même sans ton édit devais-je toujours vivre ?Du jour, avant le temps, si la mort me délivre,Eh ! n’est-ce pas un bien, dans l’état où je suis ?Quiconque, ainsi que moi, vit accablé d’ennuis,N’est-il pas trop heureux d’en voir venir le terme ?Non, le sort qui m’attend, mon âme est assez fermePour en porter le poids… Mais si, fille sans cœur,J’avais au malheureux qui m’appelait sa sœurRefusé le tribut que son ombre réclame,La douleur, le remords eût torturé mon âme. —Tes menaces, d’ailleurs, ne sauraient m’émouvoir.Nomme un acte insensé le plus pieux devoir :J’aurai, si j’ose dire ici ce que je pense,Le spectacle d’un fou qui parle de démence.
Le But et les Moyens
Quand un but semble légitime, glorieux, nécessaire et populaire, on est trop porté à excuser l’injustice et la violence des actes qui y font aboutir. Et cependant quoi de plus incertain, de plus trompeur ici-bas que le but de nos travaux, de nos entreprises, de nos dévoûments mêmes ? Le chrétien ne connaît qu’un seul but infaillible et nécessaire : le salut de son âme. L’honneur et le mérite de la vie ne consistent que dans le choix et l’emploi des moyens. « Ce n’est pas assez, dit Bossuet, à l’homme de bien de ne vouloir que ce qui est juste, il craint de corrompre la pureté de ses desseins innocents, il ne veut que de bons moyens pour y parvenir, et il a toujours devant les yeux ce précepte de la loi : « Tu poursuivras justement ce qui est juste. Juste quod justum est persequeris. » On peut tendre à un but mesquin ou erroné : si on n’y arrive que par des moyens honnêtes, avoués de la conscience, on demeure irréprochable. Tout au contraire, on peut aspirer à un but en apparence ou en réalité très-utile et très-élevé ; mais si on n’y parvient que par des voies criminelles ou ignobles, on a beau réussir, on ne mérite ni honneur, ni estime, ni sympathie.
Aux Écrivains novateurs
Vous êtes plus savant qu’on ne l’était jadis ;Vous le croyez du moins et je n’y contredis.Cependant nos docteurs aiment à reconnaître.Dans le vieil Hippocrate et leur père et leur maître ;Doutez-vous que César, au métier des héros,N’instruisît bien souvent nos meilleurs généraux ?Pour vos arts, que sont-ils près de ceux de la Grèce ;Avez-vous son beau ciel, sa langue enchanteresse ?Des poètes toujours Homère est le premier ;Quel laurier ne pâlit auprès de son laurier ?Tracés par le génie, aux lois du goût fidèles,Leurs, monuments détruits nous servent de modèles.Ce parfait Apollon, qui, plein de majesté,Épuise sur Python son carquois irrité,Et la vierge Diane, accourant à la chasse,Mélange ravissant de pudeur et d’audace,Et ce Laocoon, dont les vives douleursPour un marbre mourant nous arrachent des pleurs !Ces images du beau que la Grèce a laissées.Les modernes ciseaux les ont-ils surpassées ?Je ne vous parle point du naturel exquis,De la haute raison dont brillent leurs écrits ;Voyez à chaque page, empreints dans leur histoire,L’amour de la patrie et l’amour de la gloire,Des plus nobles vertus mille traits merveilleuxQue notre lâcheté traite de fabuleux !Si vous pouvez encor montrer quelques Euclides,Où sont vos Phocions, où sont vos Aristides ?
L’Avare et le Prodigue
Ce sont deux excès que la prodigalité et l’avarice. L’une et l’autre se privent des avantages que procurent les richesses : la prodigalité, en épuisant ses moyens ; l’avarice, en se défendant d’y toucher. La prodigalité est plus aimable, et s’allie à plusieurs qualités sociales ; elle obtient grâce plus aisément, parce qu’elle invite à partager ses plaisirs. Toutefois, elle est, plus que l’avarice, fatale à la société : elle dissipe, elle ôte à l’industrie les capitaux qui la maintiennent ; en détruisant un des grands agents de la production, elle met les autres dans l’impossibilité de se développer. Ceux qui disent que l’argent n’est bon qu’à être dépensé, et que les produits sont faits pour être consommés, se trompent beaucoup, s’ils entendent seulement la dépense et la consommation consacrées à nous procurer des plaisirs. L’argent est bon encore à être occupé productivement : il ne l’est jamais, sans qu’il en résulte un très-grand bien ; et toutes les fois qu’un fonds placé se dissipe, il y a dans quelque coin du monde une quantité équivalente d’industrie qui s’éteint. Le prodigue qui mange une partie de son fonds, prive en même temps un homme industrieux de ses profits.
L’avare qui ne fait pas valoir son trésor dans la crainte de l’exposer, à la vérité ne favorise pas l’industrie, mais du moins il ne lui ravit aucun de ses moyens. Ce trésor amassé l’a été aux dépens de ses propres jouissances, et non, comme le vulgaire est porté à l’imaginer, aux dépens du public. Il n’a pas été retiré d’un emploi productif ; et à la mort de l’avare, du moins, il se place et court animer l’industrie.
Les prodigues ont grand tort de se glorifier de leurs dissipations : elles ne sont pas moins indignes de la noblesse de notre nature que les lésineries de l’avare. Il n’y a aucun mérite à consommer tout ce qu’on peut, et à se passer des choses quand on ne les a plus. C’est ce que font les bêtes ; et encore les plus intelligentes sont-elles mieux avisées. Ce qui doit caractériser les procédés de toute créature douée de prévoyance et de raison, c’est, dans chaque circonstance, de ne faire aucune consommation sans un but raisonnable : tel est le conseil que donne l’économie. Une maison où l’ordre ne règne pas, devient la proie de tout le monde ; elle se ruine, même avec des agents fidèles ; elle se ruine même avec de la parcimonie. Elle est exposée à une foule de petites pertes qui se renouvellent à chaque instant sous toutes les formes, et pour les causes les plus méprisables.
Inconstance humaine
Mécontent de son sort, de désirs tourmenté,Chacun maudit la place où les dieux l’ont jeté.« Que n’étais-je marchand ? » dit ce vieux militaireQui va d’un pied boiteux regagner sa chaumière.« Qu’un guerrier est heureux ! » s’écrie avec douleurCe marchand menacé par Neptune en fureur :« Il se bat ? on le tue ? il expire avec gloire :« On le manque ? il triomphe, et chante sa victoire. »Le juge, qu’un client éveille au point du jour,Soupire après la paix d’un champêtre séjour ;Le fermier, qu’un procès arrache à son asile,Croit que tous les heureux demeurent à la ville.Que fais-je ? qui pourrait nombrer ces mécontents ?Scæva, le grand parleur, y perdrait tout son temps.Oh ! je voudrais qu’un dieu vînt un beau jour leur dire :« Me voici ; que chacun ait le sort qu’il désire.« Soldat, deviens marchand ; toi, commerçant, guerrier ;« Fermier, tu seras juge ; et toi, juge, fermier.« Allons, soyez heureux ; j’y consens. Quel caprice !« Eh quoi ! vous hésitez ! » Oh ! comme avec justiceLe dieu leur lancerait un regard furieux,En jurant désormais d’être sourd à leurs vœux !Je ris : et pourquoi non ? Souvent le badinagePara la vérité dans la bouche du sage.Ainsi le maître habile, à l’aide des bonbons,Fait goûter aux enfants ses premières leçons.
De l’Ambition
L’ambition n’est pas autre chose que le désir du commandement ou de la gloire, et le plus souvent de ces deux biens ensemble ; couvrir du nom d’ambition tout autre désir que celui-là, c’est détourner ce mot de son sens véritable et c’est en même temps l’avilir. N’est pas ambitieux qui veut, et bien des gens reçoivent ce nom, ou même s’en défendent comme d’un blâme, qui n’y ont aucun droit et ne sont pas dignes de le porter.
Si vous voulez vous élever dans le monde pour amasser des richesses ou pour vivre dans les plaisirs, vous méritez les noms attachés à ces passions diverses ; mais l’ambition exige des pensées plus nobles et une visée plus haute. Si vous voulez vous élever surtout pour être comblé d’honneurs ou pour exercer une puissance apparente sous un maître et jouir de l’influence que vous tiendrez de son caprice, vous approchez du nom d’ambitieux et tout le monde vous le donnera ; excepté celui qui, voulant conserver à ce nom toute sa dignité et n’en pas dégoûter les nobles cœurs, le réserve aux âmes réellement éprises du commandement ou de la gloire et incapables d’en rechercher seulement l’apparence. Non, je n’appellerai point ambitieux l’homme qui n’est pas sincèrement possédé de l’âpre désir du commandement ou de la gloire, celui qui veut seulement faire illusion au vulgaire et qui se console aisément de n’être rien, pourvu qu’on le croie quelque chose. Appellerai-je ambitieux ce Félix dont Polyeucte dit en termes si justes et si forts :
… Et qu’à titre d’esclave il commande en ces lieux !
Laissons à chacun son nom véritable, le nom qui convient au désir qui le conduit et à la passion qui le domine.
Il y a beaucoup d’avares, beaucoup de voluptueux, beaucoup de vaniteux ; l’ambitieux est plus rare et ne doit pas être perdu dans cette foule ; il tend au commandement et à la gloire d’un mouvement trop violent et trop sincère pour en embrasser seulement l’ombre ; et peu lui importerait de tromper sur ce point les autres, puisque, toujours inquiet et malheureux tant qu’il n’est pas en possession de ce qu’il désire, il ne peut se tromper lui-même.
L’Exemple
Ainsi donc, ne sois pas vicieux ; crains de l’être,Rien que pour empêcher ceux qui te doivent l’êtreDe marcher sur tes pas dans la corruption :On imite aisément la dépravation.Sous vingt cieux différents Catilina se montre,Mais Brutus, mais Caton, jamais ne se rencontre.Loin, bien loin de ces murs par l’enfance habitésCe qui choque les yeux et l’oreille ; écartezLa courtisane immonde et la nocturne orgieEt les chants du buveur à la face rougie.Nous devons un respect doux et tendre à l’enfant !Oh ! ne méprise pas, la pitié le défend,Cet âge frêle ; au mal lorsque ta main s’apprête,De ton fils au berceau que l’image t’arrête.Car du censeur un jour éveillant les clameurs,S’il est vraiment ton fils, plus encor par les mœursQue par la ressemblance, et, libertin novice,S’il va plus loin que toi sur la route du vice,Tes cris éclateront ; dans ton emportementTu le menaceras d’un autre testament !Toi d’un père usurper l’autorité jalouse ;Quand tu fais pis, vieillard ; de la chaude ventouseQuand ton cerveau malsain réclame le secours !Attends-tu quelque ami, tu vas, tu viens, tu cours ;« Nettoyez ce parvis, ces colonnes, que voileLa hideuse araignée avec sa large toile !Ni trêve ni repos ! Vous tous, lavez, frottez,Toi, ma vaisselle unie et toi mes plats sculptésAinsi gronde ta voix terrible et despotique.Hé quoi, parce qu’un chien, salissant ton portique,Peut déplaire à ton hôte et choquer ton regard,Malheureux ! te voilà tout pâle, tout hagard ?Pour effacer pourtant cette empreinte grossière,Il ne faut qu’un esclave, une once de poussière :Mais il t’importe peu de montrer ta maisonPure aux yeux de ton fils, vierge de tout poison !
La Loi du Travail
Le travail est la loi commune des hommes ; c’est aussi celle des intelligences, car c’est aussi pour les labeurs de l’esprit qu’au jour de la chute fut prononcée cette parole : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » Voyez dans l’Église cette longue tradition du travail, depuis Origène, l’homme aux entrailles d’airain, depuis saint Augustin qui commença si tard, et qui pourtant a vu toutes choses, jusqu’à saint Thomas qui mourut à quarante-neuf ans, laissant à la science dix-sept volumes in-folio. Dans les temps plus modernes, c’est Bossuet se levant à deux heures du matin pour reprendre un ouvrage à peine interrompu, c’est d’Aguesseau professant que le changement de travail était pour l’esprit une récréation suffisante ; ce sont tous ces magistrats du dix-septième siècle, allant dès six heures du matin s’asseoir sur les fleurs de lis, donnant tout le jour aux fonctions publiques, le soir à l’éducation de leurs enfants, partageant la nuit entre l’étude et la prière...
Aujourd’hui nous ne travaillons pas… Sept ou huit heures par jour données à la science alarment pour nos misérables santés la sollicitude de nos amis… Sachons-le pourtant, il ne faut pas se croire dispensé par la foi de la fatigue et des veilles. Le travail, châtiment de la déchéance, est devenu la loi de la régénération. C’est lui qui fait les époques glorieuses quand il y trouve l’inspiration, et quand elle n’y est pas, c’est encore lui qui fait les hommes utiles et les peuples estimables.
Amour de la patrie
La société humaine demande qu’on aime la terre où l’on habite ensemble ; on la regarde comme une mère et une nourrice commune, on s’y attache, et cela unit. C’est ce que les Latins appellent caritas patrii soli, l’amour de la patrie, et ils le regardent comme un lien entre les hommes.
Les hommes, en effet, se sentent liés par quelque chose de fort, lorsqu’ils songent que la même terre qui les a portés et nourris étant vivants, les recevra en son sein quand ils seront morts. « Votre demeure sera la mienne ; votre peuple sera le mien, disait Ruth à sa belle-mère Noémi ; je mourrai dans la terre où vous serez enterrée, et j’y choisirai ma sépulture. » Joseph mourant dit à ses frères : « Dieu vous visitera et vous établira dans la terre qu’il a promise à nos pères : emportez mes os avec vous. » Ce fut là sa dernière parole. Ce lui est une douceur, en mourant, d’espérer de suivre ses frères dans la terre que Dieu leur donne pour leur patrie, et ses os y reposeront plus tranquillement au milieu de ses concitoyens.
C’est un sentiment naturel à tous les peuples. Thémistocle, Athénien, était banni de sa patrie comme traître ; il en machinait la ruine avec le roi de Perse, à qui il s’était livré ; et toutefois, en mourant, il oublia Magnésie, que le roi lui avait donnée, quoiqu’il y eût été si bien traité, et il ordonna à ses amis de porter ses os dans l’Attique pour les y inhumer secrètement, à cause que la rigueur des décrets publics ne permettait pas qu’on le fit d’une autre sorte. Dans les approches de la mort, où la raison revient et où la vengeance cesse, l’amour de la patrie se réveille : il croit satisfaire à sa patrie ; il croit être rappelé de son exil après sa mort, et, comme ils parlaient alors, que la terre serait plus bénigne et plus légère à ses os.
C’est pourquoi de bons citoyens s’affectionnent à leur terre natale. « J’étais devant le roi, dit Néhémias, et je lui présentais à boire, et je paraissais languissant en sa présence. Et le roi me dit : « Pourquoi votre visage est-il si triste, puisque je ne vous vois point malade ? » Et je dis au roi : « Comment pourrais-je n’avoir pas le visage triste, puisque la ville où mes pères sont ensevelis est déserte, et que ses portes sont brûlées ? Si vous voulez me faire quelque grâce, renvoyez moi en Judée, en la terre du sépulcre de mon père, et je la rebâtirai. » Étant arrivé en Judée, il appelle ses concitoyens, que l’amour de leur commune patrie unissait ensemble. « Vous savez, dit-il, notre affliction : Jérusalem est déserte ; ses portes sont consumées par le feu ; venez et unissons-nous pour la rebâtir. »
Tant que les Juifs demeurèrent dans un pays étranger et si éloigné de leur patrie, ils ne cessèrent de pleurer, et d’enfler, pour ainsi parler, de leurs larmes les fleuves de Babylone, en se souvenant de Sion. Ils ne pouvaient se résoudre à chanter leurs agréables cantiques, qui étaient les cantiques du Seigneur, dans une terre étrangère. Leurs instruments de musique, autrefois leur consolation et leur joie, demeuraient suspendus aux saules plantés sur la rive, et ils en avaient perdu l’usage. « Ô Jérusalem ! disaient-ils, si jamais je puis t’oublier, puissé-je m’oublier moi-même ! » Ceux que les vainqueurs avaient laissés dans leur terre natale s’estimaient heureux, et ils disaient au Seigneur, dans les psaumes qu’ils lui chantaient durant la captivité : « Il est temps, ô Seigneur ! que vous ayez pitié de Sion ; vos serviteurs en aiment les ruines mêmes et les pierres démolies ; et leur terre natale, toute désolée qu’elle est, a encore toute leur tendresse et toute leur compassion. »
L’Éducation publique
L’enfant le plus vulgaire reçoit plus de soins intelligents et en rapport avec ses besoins, rencontre plus de précepteurs utiles, plus de gouverneurs dévoués dans l’éducation publique, qu’un fils de roi dans réduction particulière. Dans une éducation publique bien constituée, dans un collége où rien ne manque, un enfant a trente instituteurs et trois cents condisciples, qui tous s’occupent de lui et concourent à son éducation, sans que nul soit à ses ordres. En dix ans il traverse tout cela : c’est tout un monde ; c’est plus que le génie d’un grand homme, c’est la société tout entière.
Il y a là un horizon, un grand jour, un grand air ; quelque chose de plus fort, de plus large, de plus animé, de plus vivant, de plus éclairé que le cabinet de Bossuet lui-même ne pouvait l’être pour son élève. Il y a là plus d’esprit autour de l’enfant, j’entends plus d’esprit respirable pour lui, si on me permet cette expression, plus de cet esprit dont il a. besoin. C’est l’atmosphère, c’est la société qui convient à ce jeune âge, à ses pensées, à ses goûts, au développement de toutes ses facultés. Il jouit là de l’air le plus vif et 1e plus naturel ; et par là même il y prend quelque chose de plus ferme, de plus élevé, de plus actif, de plus robuste : il y devient plus vaillant.
Franklin
« Né dans l’indigence et dans l’obscurité, dit Franklin en écrivant ses Mémoires, et y ayant passé mes premières années, je me suis élevé dans le monde à un état d’opulence, et j’y ai acquis quelque célébrité. La fortune ayant continué à me favoriser, même à une époque de ma vie déjà avancée, mes descendants seront peut-être charmés de connaître les moyens que j’ai employés pour cela, et qui, grâce à la Providence, m’ont si bien réussi ; et ils peuvent servir de leçon utile à ceux d’entre eux qui, se trouvant dans des circonstances semblables, croiraient devoir les imiter. »
Ce que Franklin adresse à ses enfants peut être utile à tout le monde. Sa vie est un modèle à suivre. Chacun peut y apprendre quelque chose, le pauvre comme le riche, l’ignorant comme le savant, le simple citoyen comme l’homme d’État. Elle offre surtout des enseignements et des espérances à ceux qui, nés dans une humble condition, sans appui et sans fortune, sentent en eux le désir d’améliorer leur sort, et cherchent les moyens de se distinguer parmi leurs semblables. Ils y verront comment le fils d’un pauvre artisan, ayant lui-même travaillé longtemps de ses mains pour vivre, est parvenu à la richesse à force de labeur, de prudence et d’économie ; comment il a formé tout seul son esprit aux connaissances les plus avancées de son temps, et plié son âme à la vertu par des soins et avec un art qu’il a voulu enseigner aux autres ; comment il a fait servir sa science inventive et son honnêteté respectée aux progrès du genre humain et au bonheur de sa patrie.
Peu de carrières ont été aussi pleinement, aussi vertueusement, aussi glorieusement remplies que celle de ce fils d’un teinturier de Boston, qui commença par couler du suif dans des moules de chandelles, se fit ensuite imprimeur, rédigea les premiers journaux américains, fonda les premières manufactures de papier dans ces colonies, dont il accrut la civilisation matérielle et les lumières ; découvrit l’identité du fluide électrique et de la foudre ; devint membre de l’Académie des sciences de Paris et de presque tous les corps savants de l’Europe ; fut auprès de la métropole le courageux agent des colonies soumises ; auprès de la France et de l’Espagne le négociateur heureux des colonies insurgées, et se plaça à côté de Georges Washington comme fondateur de leur indépendance ; enfin, après avoir fait le bien pendant quatre-vingts ans, mourut environné des respects des deux mondes comme un sage qui avait étendu la connaissance des lois de l’univers, comme un grand homme qui avait contribué à l’affranchissement et à la prospérité de sa patrie, et mérita non-seulement que l’Amérique tout entière portât son deuil, mais que l’Assemblée constituante de France s’y associât par un décret public.
Sans doute il ne sera pas facile, à ceux qui connaîtront le mieux Franklin, de l’égaler. Le génie ne s’imite pas ; il faut avoir reçu de la nature les plus beaux dons de l’esprit et les plus fortes qualités du caractère pour diriger ses semblables, et influer aussi considérablement sur les destinées de son pays. Mais si Franklin a été un homme de génie, il a été aussi un homme de bon sens ; s’il a été un homme vertueux, il a été aussi un homme honnête ; s’il a été un homme d’État glorieux, il a été aussi un citoyen dévoué. C’est par ce côté du bon sens, de l’honnêteté, du dévouement, qu’il peut apprendre à tous ceux qui liront sa vie à se servir de l’intelligence que Dieu leur a donnée pour éviter les égarements des fausses idées, des bons sentiments que Dieu a déposés dans leur âme, pour combattre les passions et les vices qui rendent malheureux et pauvre. Les bienfaits du travail, les heureux fruits de l’économie, la salutaire habitude d’une réflexion sage qui précède et dirige toujours la conduite, le désir louable de faire du bien aux hommes, et par là de se préparer la plus douce des satisfactions et la plus utile des récompenses, le contentement de soi et la bonne opinion des autres ; voilà ce que chacun peut puiser dans cette lecture.
La Charité parisienne
Ô cité de misère et de luxe ! ô Paris !Centre de l’antithèse, enfer et paradis,Médaille au noir revers, ville à double figure,Tes riches fastueux frôlent tes mendiants,Et ton manteau de pourpre, étoilé de brillants,À bien des haillons pour doublure.
Mais ta charité veille, elle entend tous les cris ;C’est une charité qu’on fit pour toi, Paris :Elle prend son bouquet dès qu’un malheur l’appelle,
Elle a des bals tout prêts pour toutes les douleurs,Et se sert volontiers pour essuyer des pleurs ;D’un mouchoir garni de dentelles.
Le pauvre souffre… vite une offrande, un secours,Une quête à l’église… en robe de velours.Pourquoi pas ? Dieu veut-il que la vertu modeste,Se drapant d’un tartan pour vivre sans remord,Dans le fond d’un cabas mette son passe-portPour la Jérusalem céleste ?
Ô quêteuses ! soyez belles, par charité,Car c’est une bonne œuvre aussi que la beauté ;Les grâces, les atours sont de saintes ressources :On se laisse attirer vers l’astre radieux,Et si le ciel a mis des brillants dans vos yeux,Vous aurez de l’or dans vos bourses.
Pourtant ne quêtez pas pour qu’on voie un momentVos noms dans une église affichés saintement ;Apportez-là vos cœurs autant que vos dentelles.Ne parlez plus demain de ce pieux honneur.Pour qu’on dise : « Ce sont des anges du Seigneur, »Ne faites pas battre vos ailes.
Le pauvre souffre encor… chantez pour lui ce soir,Fauvette aux yeux d’azur, rossignol au frac noir :Des douleurs, des haillons, en passant vous effleurent,Vite une chansonnette, un nocturne bien doux,Un air de Meyerbeer ! Dieu bénit, voyez vous,Ceux qui chantent pour ceux qui pleurent.
Que de misère encor, d’angoisses, de sanglots..,Oh ! cherchons des billets pour un bal de féerie,Pour arriver au ciel prenons par la mairie.Ou plutôt, jeune femme, avec de doux propos,Puisque dans les salons vous êtes souveraine,Glissez à vos sujets des billets par centaine :Toute reine a le droit de lever des impôts.
Le bal est éclatant… Mettez, ô patronnesse,L’aiguillette à l’épaule. Allons, enchanteresse,D’une fraîche guirlande ornez un front divin.Vous êtes parmi nous comme un ange qui vole ;La fleuriste vous a fourni votre auréole ;Vous marchez au salut en souliers de satin.Pour les pauvres dansez, s’il vous plaît, ma charmante,Le quadrille béni, la polka bienfaisante ;Que charitablement vos pieds prennent l’essor.Dansez, ô papillon ! mais en ouvrant les ailes,Laissez aux mains du pauvre une poussière d’or.
Vous n’êtes pas toujours la frivole danseuse :Dame de charité, vous montez, courageuse,L’escalier de Lazare. À son humble logis,Frappez et dans le ciel on ouvrira. Qu’importeSon triste et noir palier ! Quand vous ouvrez sa porte,Vous tournez, voyez-vous, la clef du paradis.
Comme ce beau soleil qui nous charme et rayonne,Brillez, mais réchauffez le pauvre qui Frissonne.Quêteuses, patronnesse au succès triomphal,Dame de charité ; le grand et divin MaîtreVous sourit… Dansez donc, Dieu glissera peut-êtreLa palme des élus dans le bouquet du bal.
De l’Aumône
Nous croyons à deux sortes d’assistances, dont l’une humilie les assistés et l’autre les honore. Ce n’est pas le gouvernement seul, ce sont tous les honnêtes gens voués par religion ou par humanité au service des pauvres en des temps si difficiles, qui doivent choisir entre ces deux manières de secourir les hommes.
Oui, l’assistance humilie, quand elle prend l’homme par en bas, par les besoins terrestres seulement, quand elle ne prend garde qu’aux souffrances de la chair, au cri de la faim et du froid, à ce qui fait pitié, à ce qu’on assiste jusque chez les bêtes, car les Indiens ont des hôpitaux pour les chiens, et la loi anglaise ne permet pas de maltraiter impunément les chevaux. L’assistance humilie, si elle n’a rien de réciproque, si vous ne portez à vos frères qu’un morceau de pain, un vêtement, une poignée de paille que vous n’aurez probablement jamais à lui demander ; si vous le mettez dans la nécessité douloureuse pour un cœur bien fait de recevoir sans rendre ; si, en nourrissant ceux qui souffrent, vous ne semblez occupé que d’étouffer des plaintes qui attristent le séjour d’une grande ville, ou de conjurer les périls qui en menacent le repos.
Mais l’assistance honore quand elle prend l’homme par en haut, quand elle s’occupe, premièrement de son âme, de son éducation religieuse, morale, politique, de tout ce qui l’affranchit de ses passions et d’une partie de ses besoins, de tout ce qui le rend libre, et de tout ce qui peut le rendre grand. L’assistance honore quand elle joint au pain qui nourrit la visite qui console, le conseil qui éclaire, le serrement de main qui relève le courage abattu ; quand elle traite le pauvre avec respect, non-seulement comme un égal, mais comme un supérieur, puisqu’il souffre ce que peut-être nous ne souffririons pas, puisqu’il est parmi nous comme un envoyé de Dieu pour éprouver notre justice et notre charité, et nous sauver par nos œuvres.
Alors l’assistance devient honorable, parce qu’elle peut devenir mutuelle, parce que tout homme qui donne une parole, un avis, une consolation aujourd’hui, peut, avoir besoin d’une parole, d’un avis, d’une consolation demain, parce que la main que vous serrez serre la vôtre à son tour, parce que cette famille indigente que vous avez aimée vous aimera, et qu’elle se sera plus qu’acquittée quand ce vieillard, cette pieuse mère de famille, ces petits enfants, auront prié pour vous.
Voilà pourquoi l’Église avait donné à l’assistance telle qu’elle la voulait ce doux nom de charité, qu’il ne faut plus repousser comme on l’a trop fait, qui exprimait plus que ce nom même si populaire de fraternité : car tous les frères ne s’aiment pas, et charité signifie amour.
C’est une thèse préférée des socialistes, de dénoncer l’aumône comme un des détestables abus de la société chrétienne. Car, disent-ils, l’aumône insulte le pauvre, puisqu’elle l’humilie, puisqu’elle ne lui permet pas de rompre son pain noir sans reconnaître qu’il est redevable à ceux qui se disent ses bienfaiteurs, et qu’étant devenu leur obligé il a cessé d’être leur égal. Ils en concluent que l’aumône, loin de consacrer la fraternité, la détruit, puisqu’elle constitue, pour ainsi dire, le patriciat de celui qui donne, l’ilotisme de celui qui reçoit. Ce qu’ils réclament pour les opprimés de la misère, c’est un partage qui les satisfasse et ne les oblige pas, c’est un règlement qui les laisse quittes envers la société ; ce n’est pas la charité, c’est la justice.
Nous ne saurions méconnaître l’habileté d’une doctrine qui est sûre dans les discussions publiques de se faire couvrir d’applaudissements, parce qu’elle s’adresse au plus opiniâtre des sentiments humains, à celui qui palpite sous les haillons comme sous l’or et la soie : nous voulons dire l’orgueil. Oui, c’est l’éternel espoir de l’orgueil humain de se dégager de tout ce qui oblige, parce que toute obligation implique dépendance ; mais c’est un espoir éternellement trompé. Non, nous ne connaissons pas un homme, si bien partagé qu’il soit des biens de ce monde, qui puisse se coucher un soir en se rendant ce témoignage qu’il ne doit rien à personne. Nous ne connaissons pas de fils qui se soit jamais acquitté envers sa mère, pas de père de famille honnête qui ait jamais trouvé le jour où il ne devait plus rien à l’amour de sa femme et à la jeunesse de ses enfants. Quand nous aurions l’honneur de mourir pour notre pays, nous nous croirions encore ses débiteurs. La Providence n’a pas permis que les rapports sociaux se balançassent comme l’actif et le passif d’un commerce bien conduit, et que les affaires de l’humanité fussent réglées comme un livre en partie double. Tout l’art de la Providence, et pour ainsi dire tout son effort, est, au contraire, de lier le passé à l’avenir, les générations aux générations, l’homme à l’homme, par une suite de bienfaits qui engagent et de services qui ne s’acquittent pas.
Ne voyez-vous pas, en effet, que les grands services sociaux, ceux dont une nation ne se passe jamais, ne peuvent ni s’acheter, ni se vendre, ni se tarifer à prix d’argent, et que si la société rétribue ceux qui les rendent, elle se propose non de les payer, mais seulement de les nourrir ? Ou bien croyez-vous avoir payé le vicaire à qui l’État donne cent écus par an pour être le père, l’instituteur, le consolateur d’un pauvre village perdu dans la montagne, ou le soldat qui reçoit cinq sous par jour pour mourir sous le drapeau ? Mais le soldat fait à la patrie l’aumône de son sang, le prêtre celle de sa parole, de sa pensée, de son cœur, qui ne connaîtra jamais les joies de la famille. Et la patrie à son tour ne leur fait pas l’injure de croire qu’elle les paye ; elle leur fait l’aumône qui leur permettra demain de recommencer l’humble dévouement d’aujourd’hui, de retourner auprès du lit du cholérique, ou sous le feu des Bédouins. Et ceci est si vrai pour le sacerdoce particulièrement, que l’Église, en acceptant la rétribution de la messe, n’a jamais consenti à la recevoir comme un salaire, mais comme une aumône, et que les grands ordres religieux du moyen âge, les plus savants, les plus actifs, firent profession de mendicité. Ne dites donc plus que j’humilie le pauvre, si je le traite comme le prêtre qui me bénit et comme le soldat qui se fait tuer pour moi.
L’aumône est la rétribution des services qui n’ont pas de salaire. Car, à nos yeux, l’indigent que nous assistons ne sera jamais l’homme utile que vous supposez. Dans nos croyances, l’homme qui souffre sert Dieu, il sert par conséquent la société comme celui qui prie. Il accomplit à nos yeux un mystère d’expiation, un sacrifice dont les mérites retombent sur nous, et nous avons moins de confiance, pour abriter nos têtes, dans le paratonnerre de nos toits que dans la prière de cette femme et de ces petits enfants qui dorment sur une botte de paille au quatrième étage. Ne dites pas que si nous considérons la misère comme un sacerdoce, nous voulons la perpétuer : la même autorité qui nous annonce qu’il y aura toujours des pauvres parmi nous est aussi celle qui nous ordonne de tout faire pour qu’il n’y en ait plus. Et c’est précisément « cette éminente dignité des pauvres dans l’Église de Dieu, » comme dit Bossuet, qui nous met à leurs pieds.
Quand vous redoutez si fort d’obliger celui qui reçoit l’aumône, je crains que vous n’ayez jamais éprouvé qu’elle oblige aussi celui qui la donne. Ceux qui savent le chemin de la maison du pauvre, ceux qui ont balayé la poussière de son escalier, ceux-là ne frappent jamais à sa porte sans un sentiment de respect. Ils savent qu’en recevant d’eux le pain comme il reçoit de Dieu La lumière, l’indigent les honore ; ils savent que l’on peut payer l’entrée des théâtres et des fêtes publiques, mais que rien ne payera jamais deux larmes de joie dans les yeux d’une pauvre mère, ni le serrement de main d’un honnête homme qu’on met en mesure d’attendre le retour du travail. Nous sommes tous malheureusement sujets à bien des hauteurs et à bien des brusqueries avec les gens de métier. Mais il y a bien peu d’hommes assez dépourvus de délicatesse pour rudoyer le malheureux qu’ils ont secouru, pour ne pas comprendre que l’aumône engage celui qui la donne et lui interdit pour toujours tout ce qui pourrait ressembler au reproche d’un bienfait.
Quand vous dogmatiserez contre la charité, fermez la porte aux pauvres ; ne cherchez pas à leur rendre amer le verre d’eau que l’Évangile veut que nous leur portions. Nous versons le peu que nous avons d’huile dans leurs blessures : n’y mettez pas le vinaigre et le fiel. Non, il n’y a pas de plus grand crime contre le peuple que de lui apprendre à détester l’aumône, et que d’ôter au malheureux la reconnaissance, la dernière richesse qui lui reste, mais la plus grande de toutes, puisqu’il n’est rien qu’elle ne puisse payer !
La Propriété
Il est dans le cœur de l’homme d’aimer à avoir son chez lui, comme aux oiseaux d’avoir leurs nids, à certains quadrupèdes d’avoir leurs terriers. Il finit par choisir un territoire, pour le distribuer, en patrimoine où chaque famille s’établit, travaille, cultive pour elle et sa postérité. De même que l’homme ne peut laisser errer son cœur sur tous les membres de la tribu, et qu’il a besoin d’avoir à lui sa femme, ses enfants, qu’il aime, soigne, protége, sur lesquels se concentrent ses craintes, ses espérances, sa vie enfin ; il a besoin d’avoir son champ, qu’il cultive, plante, embellit à son goût, enclôt de limites, qu’il espère livrer à ses descendants couvert d’arbres qui n’auront pas grandi pour lui, mais pour eux. Alors à la propriété mobilière du nomade succède la propriété immobilière du peuple agriculteur ; la seconde propriété naît, et avec elle des lois compliquées, il est vrai, que le temps rend plus justes, plus prévoyantes, mais sans en changer le principe, qu’il faut faire appliquer par des juges et par une force publique. La propriété résultant d’un premier effet de l’instinct devient une convention sociale, car je protége votre propriété pour que vous protégiez la mienne, je la protége ou de ma personne comme soldat, ou de mon argent comme contribuable, en consacrant une partie de mon revenu à l’entretien d’une force publique.
Ainsi à mesure que l’homme se développe, il devient plus attaché à ce qu’il possède, plus propriétaire en un mot. À l’état barbare, il l’est à peine ; à l’état civilisé, il l’est avec passion.
Du Duel
Le duel n’est pas un cas de défense naturelle, c’est une guerre déclarée entre deux individus, dans laquelle chacun expose volontairement son existence pour détruire celle de son adversaire. On se met librement dans le danger de mort, et l’on va sur le terrain tout autant pour tuer son semblable que pour se défendre soi-même. Il implique donc la préméditation du meurtre ; car en réglant les conditions du combat, on en accepte les conséquences. On ne peut pas dire non plus qu’il est une rencontre ; car il n’a rien de fortuit, et l’on ne se trouve en face l’un de l’autre que parce qu’on l’a voulu, en tel endroit, tel jour, à telle heure, avec telles armes.
Le duel n’est pas seulement un crime, il est encore une absurdité ; car il n’est pas moins contraire au bon sens, à la droite raison, qu’à toutes les lois divines et humaines. Un homme d’État célèbre disait d’un crime imprudent : c’est plus qu’un crime, c’est une faute. Triste appréciation de la politique humaine ! On doit dire du duel qu’il est à la fois un crime et une faute ; c’est-à-dire qu’en violant toutes les lois, il va encore directement contre sa fin, et ne produit en effet rien de ce qui lui sert de prétexte.
Ainsi, on se bat en duel, dit-on, pour venger une injure, pour réparer l’honneur offensé. Vous avez reçu un démenti ; on vous a calomnié, vous ou les vôtres ; on vous a tourné en ridicule ou infligé un signe de mépris… vous vous croyez obligé de vous battre pour effacer ces taches, et vous allez tuer votre homme pour prouver qu’il avait tort, ou vous faire tuer, ce qui est encore plus insensé, pour montrer que vous aviez raison. Mais au nom du ciel, qu’est-ce que cela prouve de l’un et de l’autre côté ? Quel rapport y a-t-il, par exemple, entre un démenti ou une calomnie et la mort de votre ennemi ou la vôtre ? Si cet homme a dit vrai, en le démentant, est-ce que vous tuerez la vérité avec sa personne ? et en serez-vous moins un menteur pour avoir tiré un bon coup d’épée ou logé une balle dans le corps de votre adversaire ? Est-ce que la vérité et la justice sont à la pointe de l’épée, et le moyen employé pour les garantir ou les rétablir a-t-il quelque chose de commun avec le but qu’on veut atteindre ? Alors il ne faut plus aller à l’école de la science et de la sagesse pour apprendre à reconnaître la vérité et à pratiquer le bien ! Il faut aller à la salle d’armes, et le prévôt le plus "adroit sera le meilleur maître en fait d’instruction, d’éducation et de moralité. Pour être le plus honnête, il suffira d’être le plus fort ou le plus habile, et l’on aura toujours raison quand on saura blesser ou tuer son homme. La raison du plus fort est toujours la meilleure.
La Société et le Poète
L’ingénieux auteur de Chatterton a rattaché à son personnage une théorie sur les devoirs que la société est tenue de remplir envers les poètes : elle doit, quand elle rencontre le génie, le soutenir, l’encourager et l’affranchir par ses dons des soins et des embarras de la vie ; le génie enfin doit avoir sa liste civile. J’y consens de grand cœur, et mon offrande est prête. Dites-moi seulement à quel signe je puis le reconnaître. Est-ce à la vanité impatiente ? à la promptitude des découragements ? à l’avortement des espérances ? à l’estime de soi et au dédain d’autrui ? Hélas ! à ce compte, le génie court les rues ; et bien fou qui se ferait débiteur quand il pourrait lui-même, en aidant un peu à ses propres défauts, se faire créancier.
À Dieu ne plaise que je veuille ici dresser le signalement du génie ! Il me semble seulement que le génie a un signe trop oublié de nos jours, un signe qui le caractérisait autrefois de la manière la plus éclatante : il est patient et vivace. La force de vivre fait essentiellement partie du génie. Voyez Homère, le Dante, le Tasse, Milton : le malheur ne leur a pas manqué ; ils ont vécu cependant, parce qu’ils avaient en eux la force qui fait supporter les peines de la vie. Dieu ne leur avait pas donné le génie comme un parfum léger qui s’évapore dès qu’on secoue le flacon qui le contient, mais comme un viatique généreux qui soutient l’homme pendant un long voyage. Quoi ! vous avez en vous une pensée divine et immortelle, et vous ne savez pas supporter les ennuis de la vie, le dédain des sots, la méchanceté des calomniateurs, la froideur des indifférents ! Quoi ! vous marchez la tête dans les cieux, et vous vous plaignez, parce qu’un insecte caché dans l’herbe vous a piqué le pied en passant ! — Sauvez, me dit-on, le génie de sa propre faiblesse et de sa langueur. — Mais je me défie du génie qui ne peut vivre qu’en serre chaude, et je n’attends de cette plante souffreteuse ni fleurs qui aient de parfum, ni fruits qui aient de saveur. On s’écrie qu’il ne faut au génie que deux choses : la vie et la rêverie, le pain et le temps. Le pain ! Dieu a dit à l’homme qu’il ne le mangerait qu’à la sueur de son visage. Pourquoi le génie serait-il dispensé de cette loi du travail, qui est la loi de Dieu ? — Mon travail, dit le génie, c’est de rêver. — Hélas ! la rêverie n’est pas une profession que la société puisse reconnaître et récompenser. — Elle a tort, dit-on ; c’est à la rêverie que nous devons la poésie, et la poésie doit avoir son prix dans le monde. — Oui ! aussi obtient-elle le plus beau prix que l’homme puisse donner à l’homme : elle obtient la gloire.
Et voyez quelle admirable justice dans cette distribution que l’homme fait de la gloire aux grands poètes ! Jusqu’au jour où la poésie sort, grande et belle, des longues rêveries du poète, personne ne savait si son rêve serait stérile ou fécond, et s’il resterait à l’homme éveillé quelque chose des enchantements de l’homme endormi ; car enfin si le rêveur n’a à me raconter, en s’éveillant, que les sornettes de sa nuit, pourquoi le récompenserais-je ? pourquoi lui dirais-je ; Rêvez, rêvez encore, faiseur de mauvais songes ; pendant votre sommeil, je travaillerai pour vous ? — Non ! au travail incertain de la rêverie l’homme a raison d’offrir Seulement l’espérance incertaine de la gloire. C’est à l’aide de l’espérance de la gloire qu’il entretient la rêverie tant qu’elle rêve, ne sachant pas ce qu’enfanteront ces rêves. Mais le jour où la poésie s’élance du cerveau du divin songeur, alors, outre la gloire, l’homme donne au génie, de notre temps surtout, la fortune et les honneurs ; et souvent alors, chose étrange, c’est le moment que Dieu semble choisir pour retirer au génie quelque chose de sa force et de sa beauté ; comme si, lorsque l’homme s’empresse d’ajouter ses dons aux dons que Dieu a faits, Dieu reprenait aussitôt les siens, pour éviter le mélange entre les trésors de la terre et les trésors du ciel.
La Guerre
Si vous voyez deux chiens qui s’aboient, qui s’affrontent, qui se mordent et se déchirent, vous dites : « Voilà de sots animaux ; » et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l’on vous disait que tous les chats d’un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu’après avoir miaulé tout leur soûl, ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres, et ont joué ensemble de la dent et de la griffe, que de cette mêlée il est demeuré de part et d’autre neuf à dix mille chats sur la place, qui ont infecté l’air à dix lieues de là par leur puanteur ; ne diriez-vous pas :
Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parler ? » Et si les loups en faisaient de même, quels hurlements ! quelle boucherie ! Et si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu’ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? ou, après l’avoir conclu, ne ririez-vous pas de tout votre cœur de l’ingénuité de ces pauvres bêtes ? Vous avez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement ; car avec vos seules mains que pouviez-vous vous faire les uns aux autres, que vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ? Au lieu que vous voilà munis d’instruments commodes, qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte, sans que vous puissiez craindre d’en échapper. Mais comme vous devenez d’année à autre plus raisonnables, vous avez bien enchéri sur cette vieille manière de vous exterminer : vous ayez de petits globes qui vous tuent tout d’un coup, s’ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine ; vous en avez d’autres qui sont plus pesants et plus massifs, qui vous coupent en deux parts ou qui vous, éventrent, sans compter ceux qui, tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, en enlèvent les voûtes, et font sauter en l’air, avec vos maisons, vos femmes, l’enfant et la nourrice, et c’est là encore où gît la gloire ; elle aime le remue-ménage, et elle est personne d’un grand fracas107.
La Guerre.
Il suffit de jeter les yeux sur la situation présente du monde, aussi bien du nouveau continent que de l’ancien, et de nous rappeler les changements que la force y a opérés pendant ces dernières années, pour reconnaître que la guerre n’a rien perdu de son empire sur les affaires humaines et qu’elle demeure, aujourd’hui comme hier, la dernière raison des États. Mais, si la guerre règne encore parmi les hommes, c’est comme un souverain détesté, dont on souhaite universellement la chute et dont on médit tous les jours davantage. Cette recrudescence d’aversion pour la guerre vient de la multiplication des richesses, de l’accroissement inouï dans notre siècle des intérêts matériels que la guerre met en souffrance ou en péril, et aussi de l’adoucissement des mœurs et des sentiments d’humanité qui dominent de plus en plus les âmes. On craint plus qu’autrefois la ruine et la mort ; on est plus attaché à la vie, et on la respecte davantage, et l’on est devenu, en même temps, plus délicat pour soi-même et moins insensible aux maux d’autrui.
Qui d’ailleurs ne ferait des vœux pour la disparition de la guerre ? qui ne souhaiterait de voir inaugurer entre les nations une justice arbitrale dont les décisions respectées termineraient les différends des États et maintiendraient entre eux la paix, comme les tribunaux le font parmi les citoyens ? Mais comme, en dépit d’espérances toujours renaissantes et toujours déçues, l’institution d’une justice internationale ne parait nullement prochaine, comme les forts ardents à s’étendre ne cessent point de menacer l’existence des faibles, et, les faibles une fois dévorés, de se menacer les uns les autres ; comme les républiques ne sont pas moins belliqueuses que les monarchies, comme les nations jeunes sont ambitieuses et confiantes dans l’avenir, et les nations anciennes, fières de leur passé et attachées à leur grandeur ; il faut se soumettre à la nécessité, et, sans aimer la guerre, sans cesser de l’éviter de toutes nos forces et d’espérer même qu’un jour elle deviendra inutile, il faut se garder de trop l’avilir dans l’opinion des hommes, il ne faut point, par des déclamations vaines et par des comparaisons injurieuses, rendre les peuples incapables d’en supporter les maux et d’en comprendre la triste grandeur.
Il est trop facile d’abaisser l’idée de la guerre en montrant seulement ce qu’elle a de brutal et de grossier et en la rapprochant des violences vulgaires que nous avons sous les yeux tous les jours. Ne serait-il pas absurde, pour deux hommes, nous dit-on, de trancher leur différend par le pugilat, et, si cela est absurde pour deux hommes, pourquoi cela le serait-il moins pour cent mille ? Et pourquoi, si l’on n’ose dire « le Dieu des pugilats, » oserait-on dire « le Dieu des armées ? »
Ces comparaisons, et toutes celles qu’il est si aisé d’employer pour avilir la guerre, font habilement perdre de vue la mort qui plane sur tout champ de bataille, grand ou petit, et qui accompagne la guerre de sa funèbre mais imposante image. C’est en effet l’idée toujours présente de la mort qui communique une certaine dignité aux luttes humaines, plus encore que ne le fait l’idée du nombre. Cela est si vrai, qu’une rencontre même individuelle cesse, aux yeux de tous, d’être une lutte vulgaire et méprisable si la mort y est conviée. Que Gros-Pierre et Gros-Jean se disputent à coups de poing une beauté de village, et la sincérité naïve du sentiment n’empêchera pas qu’il ne semble ridicule d’invoquer, à ce propos, le Dieu des batailles ; mais, quand nous entendons dans les Huguenots Raoul et son adversaire répéter, avec toute l’éloquence dont la musique est capable : c En mon bon droit j’ai confiance, » l’âme s’émeut, et le nom de Dieu invoqué ne nous paraît plus un blasphème. Qui fait cette différence ? C’est l’épée que ces hommes tiennent à la main, et qui va ouvrir à l’un d’eux les régions du monde invisible. L’idée de la mort imminente et volontairement encourue suffit donc à tout changer ; et, comme le champ de bataille est, à proprement parler, le domaine et l’empire de la mort, celle-ci le consacre, pour ainsi dire, et le remplit d’une sombre majesté qui pénètre aussitôt tous les cœurs.
En outre, comme la vie humaine est une chose d’un grand prix, et dont la destruction nous émeut, il s’ensuit que le nombre fait aussi quelque chose à l’affaire, et que cent mille créatures humaines allant au-devant d’une chance de mort sont un spectacle plus imposant que le péril de quelques-uns ou d’un seul. C’est aussi parce que le nombre est ordinairement en raison de l’intérêt en jeu, et que la grandeur de l’intérêt contribue, comme il est juste, à la dignité de l’action. Lorsque les calculs habiles ou malheureux de la politique, ou lorsque le simple mouvement des affaires humaines ont amené un peuple à placer sur un champ de bataille, comme sur le tapis d’une table de jeu, toutes les choses admirables et sacrées que le nom de patrie représente, quel est l’être humain qui peut rester froid devant ce terrible et grand spectacle ? Ce sont, à bon droit, des noms vénérables et sacrés dans la mémoire des hommes que ceux des Thermopyles, de Cannes, de Jemmapes ou de Valmy ; et, lorsque l’enjeu de telles rencontres s’appelle la civilisation grecque, la grandeur romaine ou la Révolution française, loin de trouver, comme on affecte de le faire aujourd’hui, de telles scènes indignes des regards de la Divinité, on serait plutôt tenté d’imaginer, comme le vieil Homère, tout un Olympe, suivant des yeux avec une sympathique inquiétude les efforts et Te dévouement héroïque des malheureux mortels.
On peut donc soutenir que la noblesse du sacrifice et là justice de la cause viennent en aide à l’idée de la mort et à la grandeur de l’intérêt en jeu, pour ajouter à la dignité de la guerre.
Mais il ne faut pas, comme il est aujourd’hui d’usage, rétrécir à l’excès cette dernière idée, et croire que, de deux nations qui se combattent, l’une est toujours si complètement dans son tort qu’il n’y ait plus ni mérite ni gloire à périr sous son drapeau. Certes, mieux vaut avoir conscience de combattre pour une de ces causes dont la postérité dira que c’était la cause même de la justice ; mais, pour les contemporains, il arrive presque toujours que les questions sont assez mêlées, et qu’il y ait assez de justice des deux côtés, au moins en apparence, pour qu’on puisse combattre sans trouble et mourir sans amertume sous le drapeau de son pays. Ce drapeau lui-même est d’ailleurs une raison suffisamment persuasive, puisqu’il rappelle que la patrie doit être servie, même si elle se trompe, parce qu’elle périt si on l’abandonne, et que sa chute est un plus grand mal que son erreur.
Enfin ceux qui nous invitent à n’avoir que du mépris pour la guerre oublient encore un des traits qui en ennoblissent et qui en tempèrent l’inévitable brutalité : c’est la présence de l’art et l’intervention du génie qui apportent dans la guerre le calcul, la combinaison, la fermeté, la prévoyance tranquille au milieu du péril, et font ainsi de la guerre une épreuve décisive pour les plus hautes facultés de l’esprit de l’homme et pour les plus fortes qualités de son caractère.
Morale de la Guerre
Si la guerre est soumise, comme tout le reste des institutions humaines, à la loi du progrès, dans quel sens ce progrès doit-il s’accomplir ? En d’autres termes, quelle doit être l’influence du progrès sur la guerre ? On résout aisément cette question, en songeant que la guerre fait partie de ces arts qui reposent sur une infirmité du genre humain, tels que l’art du médecin ou celui de l’avocat, et pour lesquels, par conséquent, le progrès véritable consisterait dans leur suppression même. Si la suppression de la guerre est l’idéal inaccessible sur lequel il convient d’avoir les yeux fixés, il s’ensuit nécessairement que le progrès en cette matière consiste surtout à réduire la guerre à son minimum, c’est-à-dire à ne faire intervenir l’emploi de la guerre que dans le cas de nécessité absolue, et à l’enfermer dans les limites les plus étroites qu’il est possible, sous le rapport de sa durée comme sous le rapport des maux qu’elle entraîne.
Ayons donc sous les yeux cette maxime qui résume la loi du progrès en ce qui touche la guerre : réduire la guerre à son minimum, et nous allons voir avec quelle rigueur en découleront la plupart des conseils utiles qu’on peut donner au sujet de la guerre.
La guerre est, à proprement parler, l’emploi de la force par une nation pour trancher une difficulté que l’esprit de ses chefs n’a pas su prévenir, ou qu’il ne peut résoudre. C’est donc un échec relatif et un aveu implicite d’impuissance pour un gouvernement que d’en être réduit à faire appel aux armes, soit pour attaquer soit pour se défendre. Si c’est pour attaquer, c’est-à-dire pour accomplir quelque grand dessein, c’est déjà un malheur et une faute que d’avoir conçu et arrêté un projet assez téméraire ou assez prématuré et par conséquent assez chanceux pour ne pouvoir être accompli que par la guerre ; si c’est pour se défendre, c’est-à-dire pour sauver l’existence nationale en péril, c’est encore un malheur et une faute que de s’être mis dans la situation de pouvoir être attaqué, soit en ayant un tort réel, soit en n’ayant pas su réunir autour de soi des forces assez imposantes ou assez d’alliés intéressés au salut commun pour décourager d’avance l’adversaire et pour assurer sans combat le triomphe de la justice. En résumé, le gouvernement qui est réduit à employer le suprême remède de la guerre, ne doit prendre ce parti qu’à la dernière extrémité, et seulement pour suppléer par la force à l’habileté qui lui a fait défaut, ou, pour parler plus exactement, à une habileté supérieure qu’il ne lui a pas été possible d’atteindre.
Qu’il s’agisse, en effet, des œuvres de la politique ou des plus humbles travaux de l’industrie, que l’on considère ceux qui ont en main la conduite des peuples, ou l’ouvrier qui j s’applique plus ou moins ingénieusement à sa modeste tâche, tout appel à la force matérielle constate l’impuissance relative de l’esprit, et, toutes les fois qu’un effort violent est nécessaire pour accomplir ou poursuivre l’œuvre commencée, c’est que l’art véritable a manqué. On voit trop souvent le conducteur d’une machine ingénieuse réduit à la violenter de ses mains, à redresser de force quelque ressort faussé, à suppléer de temps à autre par la vigueur musculaire au mécanisme en défaut. C’est exactement le même spectacle qu’offre à nos yeux le chef politique d’une nation, lorsque, appelant l’homme de guerre à son aide, il est réduit à lui dire : « Je ne puis plus avancer sans ton secours, je me suis heurté à un obstacle que l’esprit seul ne peut franchir ; il y faut le fer et le sang. » Certes, ces occasions ou ces nécessités d’employer la force sont souvent inévitables, et il serait absurde de ne pas le reconnaître ; mais c’est précisément à les rendre de plus en plus rares que consiste le progrès en ce qui touche la guerre ; réduire la guerre au minimum dans ses causes est donc le devoir et l’art du politique.
La Vertu dans la Démocratie
Il ne faut pas beaucoup de probité pour qu’un gouvernement monarchique et un gouvernement despotique se maintiennent ou se soutiennent. La force des lois dans l’un, le bras du prince toujours levé dans l’autre, règlent ou contiennent tout ; mais dans un État populaire il faut un ressort de plus, qui est la vertu.
Ce que je dis est confirmé par le corps entier de l’histoire, et très-conforme à la nature des choses. Car il est clair que dans une monarchie, où celui qui fait exécuter les lois se juge au-dessus des lois, on a besoin de moins de vertu que dans un gouvernement populaire, où celui qui fait exécuter les lois sent qu’il y est soumis lui-même et qu’il en portera le poids.
Il est clair encore que le monarque qui, par mauvais conseil ou par négligence, cesse de faire exécuter les lois peut aisément réparer le mal : il n’a qu’à changer de conseil, ou se corriger de cette négligence même. Mais lorsque dans un gouvernement populaire les lois ont cessé d’être exécutées, comme cela ne peut venir que de la corruption de la république, l’État est déjà perdu.
Ce fut un assez beau spectacle, dans le siècle passé, de voir les efforts impuissants des Anglais pour établir parmi eux la démocratie. Comme ceux qui avaient part aux affaires n’avaient point de vertu, que leur ambition était irritée par le succès de celui qui avait le plus osé, que l’esprit d’une faction n’était réprimé que par l’esprit d’une autre, le gouvernement changeait sans cesse : le peuple, étonné, cherchait la démocratie, et ne la trouvait nulle part. Enfin, après bien des mouvements, des chocs et des secousses, il fallut se reposer dans le gouvernement même qu’on avait proscrit.
Quand Sylla voulut rendre à Rome la liberté, elle ne put plus la recevoir : elle n’avait plus qu’un faible reste de vertu ; et comme elle en eut toujours moins, au lieu de se réveiller après César, Tibère, Caïus, Claude, Néron, Domitien, elle fut toujours plus esclave ; tous les coups portèrent sur les tyrans, aucun sur la tyrannie.
Les politiques grecs qui vivaient dans le gouvernement populaire ne reconnaissaient d’autre force qui pût le soutenir que celle de la vertu. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finances, de richesses, et de luxe même.
Lorsque cette vertu cesse, l’ambition entre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et l’avarice envahit tout. Les désirs changent d’objets : ce qu’on aimait, on ne l’aime plus ; on était libre avec les lois, on veut être libre contre elles : chaque citoyen est comme un esclave échappé de la maison de son maître ; ce qui était maxime, on l’appelle rigueur ; ce qui était règle, on l’appelle gêne ; ce qui était attention, on l’appelle crainte. C’est la frugalité qui y est l’avarice, et non pas le désir d’avoir. Autrefois le bien des particuliers faisait le trésor public ; mais pour lors le trésor public devient le patrimoine des particuliers. La république est une dépouille ; et sa force n’est plus que le pouvoir de quelques citoyens et la licence de tous.
Athènes eut dans son sein les mêmes forces pendant qu’elle domina avec tant de gloire et pendant qu’elle servit avec tant de honte. Elle avait vingt mille citoyens lorsqu’elle défendit les Grecs contre les Perses, qu’elle disputa l’empire à Lacédémone et qu’elle attaqua la Sicile ; elle en avait vingt mille lorsque Démétrius de Phalère les dénombra comme dans un marché l’on compte les esclaves. Quand Philippe osa dominer dans la Grèce, quand il parut aux portes d’Athènes, elle n’avait encore perdu que le temps. On peut voir dans Démosthène quelle peine il fallut pour la réveiller : on y craignait Philippe, non pas comme l’ennemi de la liberté, mais des plaisirs. Cette ville, qui avait résisté à tant de défaites, qu’on avait vue renaître après ses destructions, fut vaincue à Chéronée, et le fut pour toujours. Qu’importe que Philippe renvoie tous les prisonniers ? il ne renvoie pas des hommes. Il était toujours aussi aisé de triompher des forces d’Athènes qu’il était difficile de triompher de sa vertu.
Comment Carthage aurait-elle pu se soutenir ? Lorsque Annibal, devenu préteur, voulut empêcher les magistrats de piller la république, n’allèrent-ils pas l’accuser devant les Romains ? Malheureux, qui voulaient être citoyens sans qu’il y eût de cité, et tenir leurs richesses de la main de leurs destructeurs ! Bientôt Rome leur demanda pour otages trois cents de leurs principaux citoyens ; elle se fit livrer les armes et les vaisseaux, et ensuite leur déclara la guerre. Par les choses que fit dans le désespoir Carthage désarmée, on peut juger de ce qu’elle aurait pu faire avec sa vertu, lorsqu’elle avait ses forces.
Du Vandalisme contemporain
Il est temps d’arrêter les démolisseurs. À mesure que l’on approfondit l’étude de notre ancienne histoire et de la société telle qu’elle était organisée dans les siècles catholiques, on se fait, ce me semble, une idée plus nette et une appréciation plus sérieuse des formes matérielles que cette société avait créées pour lui servir de manifestations extérieures. Il est impossible de n’être pas frappé du contraste que présente le monde actuel avec le monde d’alors, Sous le rapport de la beauté. On a fait bien des progrès de tous genres ; je n’entends ni les contester, ni même les examiner ; il en est que j’adopte avec toute la ferveur de mon siècle ; mais je ne puis m’empêcher de déplorer que tous ces progrès n’aient pu être obtenus qu’aux dépens de la beauté, qu’ils aient intronisé le règne du laid, du plat et du monotone.
Le beau est un des besoins de l’homme, de ses plus nobles besoins ; il est de jour en jour moins satisfait dans notre société moderne. Je m’imagine qu’un de nos barbares aïeux du quinzième ou du seizième siècle nous plaindrait amèrement, si, revenant du tombeau parmi nous, il comparait la France telle qu’il l’avait laissée avec la France telle que nous l’avons faite, ces pays naguère tout parsemés de monuments innombrables et aussi merveilleux par leur beauté que par leur inépuisable variété, avec sa surface de jour en jour plus uniforme et plus aplatie ; ces villes annoncées de loin par leurs forêts de clochers, par des remparts et des portes si majestueuses, avec nos quartiers neufs qui s’élèvent, taillés sur les mêmes patrons, dans toutes les sous-préfectures du royaume ; ces châteaux sur chaque montagne, et ces abbayes dans chaque vallée, avec les masses informes de nos manufactures ; ces églises, ces chapelles dans chaque village, toujours remplies de sculptures et de tableaux d’une originalité complète, avec les hideux produits de l’architecture officielle de nos jours ; ces flèches à jour avec les noirs tuyaux de nos usines, et en dernier lieu, le noble et gracieux costume d’autrefois avec notre habit à queue de morue.
Laissons au moins les choses telles qu’elles sont. Le monde est assez laid comme cela. Gardons les trop rares vestiges de son ancienne beauté, et pour cela empêchons un vandalisme décrépit de continuer à mettre en coupe réglée les souvenirs de notre histoire et de défricher officiellement les monuments plantés sur le sol de la patrie par la forte main de nos aïeux.
Aux Jeunes Gens
Si vous aimez la liberté et la patrie, fuyez ce qui les a perdues. Loin de vous cette triste philosophie qui prêche le matérialisme et l’athéisme comme des doctrines nouvelles destinées à régénérer le monde : elles tuent, il est vrai, mais elles ne régénèrent point. N’écoutez pas ces esprits superficiels qui se donnent comme de profonds penseurs parce qu’après Voltaire ils ont découvert des difficultés dans le christianisme : vous, mesurez vos progrès en philosophie par ceux de la tendre vénération que vous ressentirez pour la religion de l’Évangile. Soyez aussi très-persuadés qu’en France la démocratie traversera toujours la liberté, qu’elle mène tout droit au désordre et par le désordre à la dictature. Ne demandez donc qu’une liberté modérée et attachez-vous-y de toutes les puissances de votre âme. Ne fléchissez pas le genou devant la fortune, mais accoutumez-vous à vous incliner devant la loi. Entretenez en vous le noble sentiment du respect. Sachez admirer : ayez le culte des grands hommes et des grandes choses. Repoussez cette littérature énervante tour à tour grossière et raffinée, qui se complaît dans la peinture des misères de la nature humaine, qui caresse toutes nos faiblesses, qui fait la cour aux sens et à l’imagination, au lieu de parler à l’âme et d’élever la pensée.
Défendez-vous de la maladie de votre siècle, ce goût fatal de la vie commode, incompatible avec toute ambition généreuse. Quelque carrière que vous embrassiez, proposez-vous un but élevé et mettez à son service une constance inébranlable. Sursum corda, tenez en haut votre cœur, voilà toute la philosophie, celle que nous avons retenue de toutes nos études, que nous avons enseignée à vos devanciers et que nous vous laissons comme notre dernier mot, notre suprême leçon.
La Vie contemplative
Si, entre les actions vertueuses, celles de la vie politique et militaire sont les plus belles et les plus considérables, si cependant elles ne sont pas désintéressées, mais tendent à une fin, et ne sont pas désirables pour elles-mêmes, l’activité de l’esprit au contraire paraît l’emporter, parce qu’elle est toute contemplative, ne poursuit aucune fin, qu’elle-même renferme un plaisir qui lui est propre, s’augmente sans secours étranger, enfin parce qu’elle semble réunir, autant que cela est permis à l’homme, l’indépendance, le désintéressement, le calme, et tout ce qui fait la béatitude. Une telle vie est peut-être au-dessus de l’humanité, car ce n’est pas à titre d’hommes que nous en jouissons, mais à cause de ce qu’il y a en nous de divin. Autant le divin l’emporte sur la nature complexe de l’homme, autant son activité l’emporte sur celle que toute autre vertu fait naître. Si donc l’esprit est, par rapport à l’homme, quelque chose de divin, la vie selon l’esprit est divine par rapport à la vie humaine ; et il ne faut pas, comme voudrait la maxime vulgaire, se réduire, parce qu’on est homme, à des pensées humaines, ou, parce qu’on est mortel, à des pensées mortelles, mais au contraire s’immortaliser, autant qu’il est possible, et tout faire pour vivre selon la plus noble partie de nous-mêmes. Car si elle tient peu de place, elle est d’une force et d’un prix bien supérieurs à tout le reste. On pourrait même dire qu’elle constitue la personne de chacun, en étant la maîtresse partie et la meilleure. Il serait donc étrange de ne pas vivre selon notre être, mais selon ce qui n’est pas nous.
Le Dévouement à la science
Comme je ne pouvais avoir à ma disposition qu’un très-petit nombre de livres, il me fallait aller chercher le reste dans les bibliothèques publiques. Au plus fort de l’hiver, je faisais de longues séances dans les galeries glaciales de la rue de Richelieu, et plus tard, sous le soleil d’été, je courais, dans un même jour, de Sainte-Geneviève à l’Arsenal et de l’Arsenal à l’Institut, dont la bibliothèque, par une faveur exceptionnelle, restait ouverte jusqu’à près de cinq heures. Les semaines et les mois s’écoulaient rapidement pour moi, au milieu de ces recherches préparatoires, où ne se rencontrent ni les épines ni les découragements de la rédaction ; où l’esprit, planant en liberté au-dessus des matériaux qu’il rassemble, compose et recompose à sa guise, et construit d’un souffle le modèle idéal de l’édifice que, plus tard, il faudra bâtir pièce par pièce, lentement et laborieusement. En promenant ma pensée à travers ces milliers de faits épars dans des centaines de volumes, et qui me présentaient, pour ainsi dire, à nu, les temps et les hommes que je voulais peindre, je ressentais quelque chose de l’émotion qu’éprouve un voyageur passionné à l’aspect du pays qu’il a longtemps souhaité de voir et que souvent lui ont montré ses rêves...
Dans l’espèce d’extase qui m’absorbait intérieurement pendant que ma main feuilletait le volume ou prenait des notes, je n’avais aucune conscience de ce qui se passait autour de moi. La table où j’étais assis se garnissait et se dégarnissait de travailleurs ; les employés de la bibliothèque ou les curieux allaient et venaient par la salle ; je n’entendais rien, je ne voyais rien ; je ne voyais que les apparitions évoquées en moi par ma lecture. Ce souvenir m’est encore présent ; et depuis cette époque de premier travail, il ne m’arriva jamais d’avoir une perception aussi vive des personnages de mon drame, de ces hommes de race, de mœurs, de physionomies et de destinées si diverses, qui successivement se présentaient à mon esprit, les uns chantant sur la harpe celtique l’éternelle attente du retour d’Arthur, les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d’eux-mêmes que le cygne qui se joue sur un lac ; d’autres, dans l’ivresse de la victoire, amoncelant les dépouilles des vaincus, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage, comptant et recomptant par têtes les familles comme le bétail ; d’autres enfin, privés par une seule défaite de tout ce qui fait que la vie vaut quelque chose, se résignant à voir l’étranger assis en maître à leurs propres foyers, ou, frénétiques de désespoir, courant à la forêt pour y vivre comme vivent les loups, de rapine, de meurtre et d’indépendance…
Si, comme je me plais à le croire, l’intérêt de la science est compté au nombre des grands intérêts nationaux, j’ai donné à mon pays tout ce que lui donne le soldat mutilé sur le champ de bataille. Quelle que soit la destinée de mes travaux, cet exemple, je l’espère, ne sera pas perdu. Je voudrais qu’il servît à combattre l’espèce d’affaissement moral, qui est la maladie de la génération nouvelle ; qu’il pût ramener dans le droit chemin de la vie quelqu’une de ces âmes énervées qui se plaignent de manquer de foi, qui ne savent où se prendre, et vont cherchant partout, sans le rencontrer nulle part, un objet de culte et de dévouement. Pourquoi se dire avec amertume que, dans le monde constitué comme il est, il n’y a pas d’air pour toutes les poitrines, pas d’emploi pour toutes les intelligences ? L’étude sérieuse et calme n’est-elle pas là ; et n’y a-t-il pas en elle un refuge, une espérance, une carrière à la portée de chacun de nous ? Avec elle on traverse les mauvais jours sans en sentir le poids ; on se fait à soi-même sa destinée ; on use noblement sa vie.
Voilà ce que j’ai fait et ce que je ferais encore si j’avais à recommencer ma route ; je prendrais celle qui m’a conduit où je suis. Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je puis rendre ce témoignage, qui de ma part ne sera pas suspect ; il y a au monde quelque chose qui vaut mieux que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la santé elle-même, c’est le dévouement à la science.
Du Problème de la destinée humaine
Tous les êtres ont leur destination spéciale qui leur est imposée par leur nature, et, parce qu’elle leur est imposée par leur nature, tous y tendent avec énergie. Voilà ce que tous les êtres ont de commun. Mais, cette destination, la plupart l’ignorent en l’accomplissant, et il n’a été donné qu’à un bien petit nombre de savoir qu’ils en ont une. Ce privilége éminent a été réservé aux natures raisonnables, et le seul être doué de raison que nous connaissions, c’est l’homme.
L’homme est, par sa constitution, prédestiné à une certaine fin. Cette destination s’explique primitivement en lui, comme dans les animaux, par des besoins, des désirs, des mouvements instinctifs. Comme eux, il a une sorte d’intelligence, qui sert à reconnaître et l’existence de ces désirs et de ces besoins et les objets qui peuvent les satisfaire. Il a aussi, comme eux, cette sensibilité qui fait souffrir tout être créé quand les inclinations de sa nature sont contrariées, qui le font jouir quand elles ne le sont pas. Comme eux enfin, il possède cette faculté de disposer de lui-même, qui permet à une cause d’employer volontairement sa puissance à la poursuite des objets que ses besoins, ses inclinations, son intelligence, lui ont indiqués. Mais là ne s’arrêtent point les facultés que le ciel a départies à l’homme. Il a reçu de plus cette intelligence supérieure qu’on appelle raison, par laquelle il se comprend lui-même, et avec lui les choses qui l’entourent et les rapports qui existent entre leur nature et la sienne. Non-seulement l’homme a le pouvoir et de sentir et de connaître les choses qui lui sont bonnes ou mauvaises, mais il a celui de comprendre à quel titre et comment les choses portent pour lui ces caractères opposés, à quel titre et comment toutes ne lui sont pas également indifférentes, à quel titre et comment il y a, il peut y avoir, et pour lui et pour tous les êtres, du bien et du mal. L’homme, en un mot, en accomplissant la destinée que lui impose sa nature, a la faculté de comprendre qu’il en a une, que toute chose, et la création elle-même, a la sienne, et que celle de chaque être créé n’est qu’un fragment de celle de la création tout entière.
Si nous résumons ce que nous venons de dire, vous voyez qu’il suffit qu’une chose soit, et soit d’une certaine manière, pour être par là même déterminée à un certain développement Ce développement, c’est la destination même de l’être, destination qui dérive de sa nature. Chez les êtres insensibles et inintelligents la nature se développe et va à sa fin sans qu’ils le sentent et sans qu’ils le sachent. Chez les êtres purement sensibles, s’il en existe, la destination s’accomplit comme chez les autres ; mais, quand elle s’accomplit facilement, ils jouissent ; quand elle s’accomplit difficilement, ils souffrent. Elle s’accomplit également chez les êtres doués d’intelligence et privés de raison, mais avec cette circonstance, que l’intelligence et la volonté interviennent comme instruments. Enfin, chez les êtres raisonnables, un nouveau phénomène se produit : non-seulement ils jouissent ou ils souffrent, selon que leur destination s’accomplit facilement ou difficilement ; non seulement ils interviennent par leur intelligence et leur volonté dans l’accomplissement de cette destination, mais encore ils comprennent qu’ils en ont une, et qu’elle est le mot de cette énigme qu’on appelle la vie. Telle est la gradation que présentent, à ce point de vue, les différentes espèces d’êtres qui composent la création.
La Mort
Je te salue, ô Mort, libérateur céleste !Tu ne m’apparais point sous cet aspect funesteQue t’a prêté longtemps l’épouvante ou l’erreur ;Ton bras n’est point armé d’un glaive destructeur ;Ton front n’est point cruel ; ton œil n’est point perfide ;Au secours des douleurs un Dieu clément te guide ;Tu n’anéantis pas ; tu délivres ! Ta main,Céleste messager, porte un flambeau divin.Quand mon œil fatigué se ferme à la lumière,Tu viens d’un jour plus pur inonder ma paupière ;Et l’espoir près de toi rêvant sur un tombeau,Appuyé sur la foi, m’ouvre un monde plus beau !Viens donc, viens détacher mes chaînes corporelles ;Viens, ouvre ma prison ; viens, prête-moi tes ailes.Que tardes-tu ? parais ; que je m’élance enfinVers cet astre inconnu, mon principe et ma fin.
Qui m’en a détaché ? qui suis-je, et que dois-je être ?Je meurs, et ne sais pas ce que c’est que de naître.Toi, qu’en vain j’interroge, esprit, hôte inconnu,Avant de m’animer, quel ciel habitais-tu ?Quel pouvoir t’a jeté sur ce globe fragile ?Quelle main t’enferma dans ta prison d’argile ?Par quels nœuds étonnants, par quels secrets rapportsLe corps tient-il à toi comme tu tiens au corps ?Quel jour séparera l’âme de la matière ?Pour quel nouveau palais quitteras-tu la terre ?As-tu tout oublié ? Par-delà le tombeauVas-tu renaître encor dans un oubli nouveau ?Vas-tu recommencer une semblable vie,Ou dans le sein de Dieu, ta source et ta patrie,Affranchi pour jamais de tes liens mortels,Vas-tu jouir enfin de tes droits éternels ?
« Vain espoir ! s’écriera le troupeau d’Épicure,Et celui dont la main, disséquant la nature,Dans un coin du cerveau nouvellement décrit,Voit penser la matière et végéter l’esprit ;Insensé ! diront-ils, que trop d’orgueil abuse,Regarde autour de toi : tout commence et tout s’use,Tout marche vers un terme, et tout naît pour mourir ;Dans ces prés jaunissants tu vois la fleur languir ;Tu vois dans ces forêts le cèdre au front superbeSous le poids de ses ans tomber, ramper sous l’herbe ;Dans leurs lits desséchés tu vois les mers tarir ;Les cieux même, les cieux commencent-il à par :Cet astre dont le temps a caché la naissance,Le soleil, comme nous, marche à sa décadence ;Et dans les cieux déserts les mortels éperdusLe chercheront un jour, et ne le verront plus !Tu vois autour de toi dans la nature entièreLes siècles entasser poussière sur poussière,Et le temps, d’un seul pas confondant ton orgueil,De tout ce qu’il produit devenir le cercueil.Et l’homme, l’homme seul, ô sublime folie !Au fond de son tombeau croit retrouver la vie,Et dans le tourbillon au néant emporté,Abattu par le temps, rêve l’éternité ! »
Qu’un autre vous réponde, ô sages de la terre !Laissez-moi mon erreur : j’aime, il faut que j’espère ;Notre faible raison se trouble et se confond.Oui, la raison se tait ; mais l’instinct vous répond.Pour moi, quand je verrais, dans les célestes plaines,Les astres, s’écartant de leurs routes certaines,Dans les champs de l’éther l’un par l’autre heurtés,Parcourir au hasard les cieux épouvantés ;Quand j’entendrais gémir et se briser la terre,Quand je verrais son globe errant et solitaire,Flottant loin des soleils, pleurant l’homme détruit,Se perdre dans les champs de l’éternelle nuit ;Et quand, dernier témoin de ces scènes funèbres,Entouré du chaos, de la mort, des ténèbres,Seul je serais debout ; seul, malgré mon effroi,Être infaillible et bon, j’espérerais en toi,Et certain du retour de l’éternelle aurore,Sur les mondes détruits je t’attendrais encore !
Immortalité de l’âme
On a, depuis soixante ans, assez plaidé la cause du désespoir et de la mort : j’entreprends de défendre celle de l’espérance. Quelque chose me presse d’élever la voix et d’appeler mon siècle en jugement. Je suis las d’entendre répéter à l’homme : « Tu n’as rien à craindre, rien à attendre, et tu ne dois rien qu’à toi. » Il le croirait peut-être enfin ; peut-être qu’oubliant sa noble origine, il en viendrait jusqu’à se regarder, en effet, comme une masse organisée qui reçoit l’esprit de tout ce qui l’environne et de ses besoins, jusqu’à dire à la pourriture : Vous êtes ma mère ; et aux vers : Vous êtes mes frères et mes sœurs ; peut-être qu’il se persuaderait réellement être affranchi de tout devoir envers son auteur ; peut-être que ses désirs mêmes s’arrêteraient aux portes du tombeau, et que, satisfait d’une frêle supériorité sur les brutes, passant comme elles sans, retour, il s’honorerait de tenir le sceptre du néant. Je veux le briser dans sa main ; qu’il apprenne ce qu’il est, qu’il s’instruise de sa grandeur, aussi bien que de sa dépendance. On s’est efforcé d’en détruire les titres : vaine tentative ! ils subsistent, on les lui montrera. Ils sont écrits dans la nature ; tous les siècles les y ont lus, tous, même les plus dépravés. Je les citerai à comparaître, et on les entendra proclamer l’existence d’une vraie religion. Qui osera les démentir et opposer à leur témoignage ses pensées d’un jour ? Nous verrons qui l’osera, quand tout à l’heure, réveillant les générations éteintes, et convoquant les peuples qui ne sont plus, ils se lèveront de leur poussière pour venir déposer en faveur des droits de Dieu et des immortels destins de l’homme.
Et pourquoi périrait-il ? Qui l’a condamné ? Sur quoi juge-ton qu’il finisse d’être ? Ce corps qui se décompose, ces ossements, cette cendre, est-ce donc l’homme ? Non, non, et la philosophie se hâte trop de sceller la tombe. Qu’elle nous montre des parties distinctes dans la pensée, alors nous comprendrons qu’elle puisse se dissoudre. Elle ne l’a pas fait, elle ne le fera jamais ; jamais elle ne divisera l’idée de justice, ni ne la concevra divisée en différentes portions ayant entre elles des rapports de grandeur, de forme et de distance ; elle est une, ou elle n’est point. Et le désir, l’amour, la volonté, voit-on clairement que ce soient des propriétés de la matière, des modifications de l’étendue ? Voit-on clairement qu’une certaine disposition d’éléments composés produise le sentiment essentiellement simple, et qu’en mélangeant des substances inertes, il en résulte une substance active, capable de connaître, de vouloir et d’aimer ? Merveilleux effet de l’organisation ! Cette boue que je foule aux pieds n’attend qu’un peu de chaleur, un nouvel arrangement de ses parties, pour devenir de l’intelligence, pour embrasser les cieux, en calculer les lois, pour franchir l’espace immense, et chercher par-delà tous les mondes non-seulement visibles, mais imaginables, un infini qui la satisfasse : atome à l’étroit dans l’univers !
Certes, je plains les esprits assez faibles pour croupir dans ces basses illusions ; que si encore ils s’y complaisent, s’ils redoutent d’être, détrompés, je n’ai point de termes pour exprimer l’horreur et le mépris qu’inspire une pareille dégradation.
Et que disent-ils cependant ? Ils appellent les sens en témoignage ; ils veulent que la vie s’arrête là où s’arrêtent les yeux : semblables à des enfants qui, voyant le soleil descendre au-dessous de l’horizon, le croiraient à jamais éteint. Mais, quoi ! sont-ils donc les seuls qu’ait frappés le triste spectacle d’organes en dissolution ? sont-ils les premiers qui aient entendu le silence du sépulcre ? Il y a six mille ans que les hommes passent comme des ombres devant l’homme, et néanmoins le genre humain, défendu contre le prestige des sens par une foi puissante et par un sentiment invincible, ne vit jamais dans la mort qu’un changement d’existence, et, malgré les contradictions de quelques esprits abusés par d’effroyables désirs, il conserva toujours, comme un dogme de la raison générale, une haute tradition d’immortalité. Que ceux-là donc qui la repoussent, se séparent du genre humain et s’en aillent à l’écart porter aux vers leur pâture, un cœur palpitant d’amour pour la vérité, la justice, et une intelligence qui connaît Dieu.
Le Plaisir
Oui je dirai : « Vivons, et dans la voluptéNoyons ce peu d’instants au néant disputé !Le soir vient : dérobons quelques heures encoreAu temps qui nous les jette et qui nous les dévore ;Enivrons-nous du moins de ce poison humainQue la mort nous présente en nous cachant sa main !Plongeons-nous tout entiers dans ces mers de délices ;Puis, au premier dégoût trouvé dans ces calices,Avant l’heure où les sens, de l’ivresse lassés,Font monter l’amertume et disent, « C’est assez ! »Voilà la coupe pleine où de son ambroisieSous les traits du sommeil la mort éteint la vie ;Buvons ; voilà le flot qui ne fera qu’un pliEt nous recouvrira d’un éternel oubli,Glissons-y ; dérobons sa proie à l’existence,
À la mort sa douleur, au destin sa vengeance,Ces langueurs que la vie au fond laisse croupir,Et jusqu’au sentiment de son dernier soupir ;Et fût-il un réveil même à ce dernier somme,Défions le destin de faire pis qu’un homme ! »Mais cette lâche idée, où je m’appuie en vain,N’est qu’un roseau pliant qui fléchit sous ma main :Elle éclaire un moment le fond du précipice,Mais comme l’incendie éclaire l’édifice,Comme le feu du ciel dans un nuage errantÉclaire l’horizon, mais en le déchirant !Ou comme la lueur lugubre et solitaireDe la lampe des morts qui veille sous la terreÉclaire le cadavre aride et desséchéEt le ver du sépulcre à sa proie attaché.Non ! dans ce noir chaos, dans ce vide sans terme,Mon âme sent en elle un point d’appui plus ferme,La conscience ! instinct d’une autre vérité,Qui guide par sa force et non par sa clarté,Comme on guide l’aveugle en sa sombre carrière,Par la voix, par la main, et non par la lumière.Noble instinct, conscience, ô vérité de cœur !D’un astre encor voilé prophétique chaleur,Tu m’annonces, toi seule en tes mille langages,Quelque chose qui luit derrière ces nuages.Dans quelque obscurité que tu plonges mes pas,Même au fond de ma nuit tu ne t’égares pas !Quand ma raison s’éteint, ton flambeau luit encore.Tu dis ce qu’elle tait ; tu sais ce qu’elle ignore ;Quand je n’espère plus, l’espérance est ta voix ;Quand je ne crois plus rien, tu parles, et je crois ;Et ma main hardiment brise et jette loin d’elleLa coupe des plaisirs, et la coupe mortelle ;Et mon âme, qui veut vivre et souffrir encor,Reprend vers la lumière un généreux essor,Et se fait dans l’abîme où la douleur la noie,De l’excès de sa peine une secrète joie.
Des Esprits forts
Les esprits forts savent-ils qu’on les appelle ainsi par ironie ? Quelle plus grande faiblesse que d’être incertain quel est le principe de son être, de sa vie, de ses sens, de ses connaissances ! et quelle en doit être la fin ? Quel découragement plus grand que de douter si son âme n’est pas matière comme la pierre et le reptile, et si elle n’est point incorruptible comme ces viles créatures ? N’y a-t-il pas plus de force et de grandeur à recevoir dans notre esprit l’idée d’un être supérieur à tous les êtres, qui les a tous faits, et à qui tous se doivent rapporter ; d’un être souverainement parfait, qui est pur, qui n’a point commencé et qui ne peut finir, dont notre âme est l’image, et, si j’ose dire, une portion comme esprit et comme immortelle !
Le docile et le faible sont susceptibles d’impressions : l’un en reçoit de bonnes, l’autre de mauvaises ; c’est-à-dire que le premier est persuadé et fidèle, et que le second est entêté et corrompu. Ainsi l’esprit docile admet la vraie religion, et l’esprit faible, ou n’en admet aucune, ou en admet une fausse ; or l’esprit fort, ou n’a point de religion, ou se fait une religion : donc, l’esprit fort, c’est l’esprit faible.
Grandeur de Dieu
Pour t’élever de terre, homme, il te faut deux ailes,La pureté du cœur et la simplicité :Elles te porteront avec facilitéJusqu’à l’abîme heureux des clartés éternelles.Celle-ci doit régner sur tes intentions,Celle-là présider à tes affections.Si tu veux de tes sens dompter la tyrannie ;L’humble simplicité vole droit jusqu’à Dieu,La pureté l’embrasse, et l’une à l’autre unieS’attache à ses bontés et les goûte en tout lieu.Nulle bonne action ne te ferait de peineSi tu te dégageais de tous dérèglements :Le désordre insolent des propres sentimentsForme tout l’embarras de la faiblesse humaine.Ne cherche ici qu’à plaire à ce grand Souverain,N’y cherche qu’à servir après lui ton prochain,Et tu te verras libre au dedans de ton âme ;Tu seras au-dessus de ta fragilité,Et n’auras plus de part à l’esclavage infâmeOù par tous autres soins l’homme est précipité.Si ton cœur était droit, toutes les créaturesTe seraient des miroirs et des livres ouverts,Où tu verrais sans cesse en mille lieux diversDes modèles de vie et des doctrines pures :Toutes comme à l’envi te montrent leur auteur,Il a dans la plus basse imprimé sa hauteur,Et dans la plus petite il est plus admirable :De sa pleine bonté rien ne parle à demi ;Et du vaste éléphant la masse épouvantableNe l’étale pas mieux que la moindre fourmi.
Dieu
Cet astre universel, sans déclin, sans aurore,C’est Dieu, c’est ce grand tout, qui soi-même s’adore.Il est ; tout est en lui : l’immensité, les temps,De son être infini sont les purs éléments ;L’espace est son séjour ; l’éternité son âge ;Le jour est son regard ; le monde est son image ;Tout l’univers subsiste à l’ombre de sa main ;L’être, à flots éternels découlant de son sein,Comme un fleuve nourri par cette source immense,S’en échappe et revient finir où tout commence.Sans bornes comme lui, ses ouvrages parfaitsBénissent en naissant la main qui les a faits !Il peuple l’infini chaque fois qu’il respire ;Pour lui, vouloir c’est faire, exister c’est produire ;Tirant tout de soi seul, rapportant tout à soi,Sa volonté suprême est sa suprême loi !Mais cette volonté, sans ombre et sans faiblesse,Est à la fois puissance, ordre, équité, sagesse.Sur tout ce qui peut être, il l’exerce à son gré ;Le néant jusqu’à lui s’élève par degré :Intelligence, amour, force, beauté, jeunesse,Sans s’épuiser jamais, il peut donner sans cesse ;Et comblant le néant de ces dons précieux,Des derniers rangs de l’être il peut tirer des dieux ;Mais ces dieux de sa main, ces fils de sa puissance,Mesurent d’eux à lui l’éternelle distance,Tendant par leur nature à l’être qui les fit :Il est leur fin à tous et lui seul se suffit.Voilà, voilà le Dieu que tout esprit adore,Qu’Abraham a servi, que rêvait Pythagore.Que Socrate annonçait, qu’entrevoyait Platon ;Ce Dieu que l’univers révèle à la raison ;Que la justice attend, que l’infortune espère,Et que le Christ enfin vint montrer à la terre.Ce n’est plus là ce Dieu par l’homme fabriqué,Ce Dieu par l’imposture à l’erreur expliqué,Ce Dieu défiguré par la main des faux prêtres,Qu’adoraient en tremblant nos crédules ancêtres.Il est seul, il est un, il est juste, il est bon ;La terre voit son œuvre et le ciel sait son nom !Heureux qui le connaît, plus heureux qui l’adore !
La Providence dans l’Histoire
Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main : tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérants : il fait marcher l’épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs : il leur envoie son esprit de sagesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui menacent les États et poser les fondements de la tranquillité publique. Il connaît la sagesse humaine, toujours courte par quelque endroit : il l’éclaire, il étend ses vues, et puis il l’abandonne à ses ignorances ; il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s’enveloppe, elle s’embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piége.
Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de sa justice, toujours infaillible ; c’est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contre-coup porte si loin : quand il veut lâcher le dernier, et renverser les empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils. L’Égypte, autrefois si sage, marche enivrée, étourdie et chancelante, parce que le Seigneur a répandu l’esprit de vertige dans ses conseils ; elle ne sait plus ce qu’elle fait, elle est perdue.
Mais que les hommes ne s’y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré ; et celui qui insultait à l’aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus, épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que ses longues prospérités.
C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard, à l’égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est-à-dire dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin ; et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hasard ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières.
La Religion et la Liberté
Il y a des gens en France qui considèrent les institutions républicaines comme l’instrument de leur grandeur. Ils mesurent des yeux l’espace immense qui sépare leurs vices et leurs misères de la puissance et des richesses, et ils voudraient entasser des ruines dans cet abîme pour essayer de le combler. Ceux-là sont à la liberté ce que les compagnies franches du moyen âge étaient aux rois ; ils font la guerre pour leur propre compte, alors même qu’ils portent ses couleurs : la République vivra toujours assez longtemps pour les tirer de leur bassesse présente. Ce n’est pas à eux que je parle ; mais il en est d’autres qui voient dans la République un état permanent et tranquille, un but nécessaire vers lequel les idées et les mœurs entraînent chaque jour les sociétés modernes, et qui voudraient sincèrement préparer les hommes à être libres. Quand ceux-là attaquent les croyances religieuses, ils suivent leurs passions et non leurs intérêts. C’est le despotisme qui peut se passer de la foi, mais non la liberté. La religion est beaucoup plus nécessaire dans la république qu’ils préconisent que dans la monarchie qu’ils attaquent, et dans les républiques démocratiques que dans toutes les autres. Comment la société pourrait-elle manquer de périr si, tandis que le lien politique se relâche, le lien moral ne se resserrait pas ? et que faire d’un peuple maître de lui-même, s’il n’est pas soumis à Dieu ?
Principes philosophiques du christianisme
Le christianisme, la dernière religion qui ait paru sur la terre, est aussi, et de beaucoup, la plus parfaite. Le christianisme est le complément de toutes les religions antérieures, le dernier résultat des mouvements religieux du monde ; il en est la fin, et avec le christianisme toute religion est consommée.
En effet, le christianisme, si peu étudié, si peu compris, n’est pas moins que le résumé des deux grands systèmes religieux qui ont régné tour à tour dans l’Orient et dans la Grèce. Il réunit en lui tout ce qu’il y a de vrai, de saint et de sage dans le théisme de l’Orient, dans l’héroïsme et le naturalisme mythologique de la Grèce et de Rome. La religion d’un Dieu fait homme est une religion qui, d’une part, élève l’âme vers le ciel, vers son principe absolu, vers un autre monde, et qui en même temps lui enseigne que son œuvre et ses devoirs sont en ce monde et sur cette terre. La religion de l’Homme-Dieu, donne un prix infini à l’humanité. L’humanité est donc quelque chose de bien grand, puisqu’elle a été ainsi choisie pour être le réceptacle et l’image d’un Dieu. De là, dans le christianisme, la dignité de l’humanité, confondue avec la sainteté de la religion, et partout répandue avec elle. Aussi le christianisme est-il une religion éminemment humaine, éminemment sociale. En voulez-vous la preuve ? Qu’est-il sorti du christianisme et de la société chrétienne ? La liberté moderne, les gouvernements représentatifs.
Tournez les yeux en dehors et au-delà du christianisme : qu’ont produit depuis vingt siècles toutes les autres religions ? La religion brahmanique, la religion musulmane, et toutes les autres religions qui règnent encore aujourd’hui sur la terre, que produisent-elles ? Ici une dégradation profonde, là une tyrannie sans bornes. Au contraire, l’Europe chrétienne est le berceau de la liberté ; et si c’était ici le lieu et le temps, je vous démontrerais que le christianisme, qui, de fait, a produit les gouvernements représentatifs, pouvait seul porter cette forme admirable de gouvernement qui identifie l’ordre et la liberté.
C’est aussi le christianisme qui, après avoir conservé le dépôt des arts, des lettres, des sciences, leur a donné une impulsion puissante. Le christianisme est la racine de la philosophie moderne. En effet, toute époque est une, il y a un rapport nécessaire entre la philosophie générale d’un temps et la religion de ce temps. Ainsi, la philosophie Sankhya, tout en se séparant des Védas, s’y rattache encore : la philosophie grecque, la philosophie d’Aristote, celle de Platon, est au fond une philosophie païenne, et la philosophie moderne est essentiellement la fille d’une société chrétienne. Je fais donc profession de croire que les grandes vérités qu’a développées et que pourra développer encore la philosophie moderne sous les formes qui lui sont propres, sont si loin d’être opposées aux vérités que contient le christianisme, qu’au contraire, selon moi, toute vraie philosophie est en germe dans les mystères chrétiens.
Discussion entre M. Cousin et M. Guizot
À M. Guizot.
Mon cher ami,
Dès que j’eus reçu votre livre113, je me suis hâté de le lire, et je vous dis très-sincèrement que j’en suis fort content. Les petites dissidences que vous n’avez pas dissimulées sont inévitables parce qu’elles se rattachent à une différence générale sur la manière de concevoir la nature de la philosophie et celle de la religion. Ces deux grandes puissances peuvent et doivent s’accorder, mais elles diffèrent. À la religion la haute influence publique et universelle ; à la philosophie une influence plus restreinte, mais encore très-élevée. L’une s’adresse à l’âme tout entière, y compris l’imagination. L’autre ne s’adresse qu’à la raison. La première part des mystères, sans lesquels il n’y a pas de religion ; la seconde part des idées claires et distinctes, comme disent à la fois Descartes et Bossuet. Cette distinction est le fond de ma philosophie et de ma religion, et cette distinction est aussi, pour moi, le principe de leur harmonie. Les confondre est, à mes yeux, un infaillible moyen de les embrouiller l’une par l’autre, comme a fait Malebranche. Absorber la philosophie dans la religion n’a donné à Pascal qu’une foi pleine de contradictions et d’angoisses ; absorber la religion dans la philosophie est une entreprise extravagante qu’une saine philosophie réprouve. Les admettre toutes deux, chacune à leur place, est la vérité, la grandeur et la paix.
De là vous apercevez la raison de nos dissidences qui ne nuisent pas plus à notre union qu’à notre vieille et sincère amitié.
À M. Cousin.
Je compte bien comme vous, mon cher ami, que nos dissidences ne nuiront pas à notre vieille et sincère amitié. Je me plais d’autant plus à y compter, qu’indépendamment de nos petites dissidences particulières, il y a en effet, entre nous, comme vous dites, une différence générale et profonde.
Je pense, comme vous, qu’il ne faut confondre et absorber ni la philosophie dans la religion, ni la religion dans la philosophie. Je les veux libres l’une et l’autre dans leur manifestation et dans leur influence. Mais je ne fonde pas sur les mêmes bases que vous leur distinction ni leur accord. Pour moi, la philosophie n’est qu’une science, c’est- à-dire une œuvre d’homme, limitée, comme l’esprit humain lui-même, dans sa sphère et dans sa portée. La religion, dans son principe et dans son histoire, est d’origine et d’institution divine. L’une vient de l’homme avide de connaître ; l’autre est la lumière venue de Dieu, c qui éclaire tout homme venant au monde, » et que Dieu maintient et répand successivement dans le monde, selon ses impénétrables desseins, par l’acte, général ou spécial, de sa libre volonté.
Je n’ai garde d’en dire davantage ; nous savons, l’un et l’autre, par où nous nous tenons et par où nous nous séparons.
L’Espoir en Dieu
Tant que mon faible cœur, encor plein de jeunesse,À ses illusions n’aura pas dit adieu,Je voudrais m’en tenir à l’antique sagesseQui du sobre Épicure a fait un demi-dieu.Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes,Chercher un peu de joie et n’y pas trop compter,Faire ce qu’on a fait, être ce que nous sommes,Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.Je ne puis ; — malgré moi l’infini me tourmente ;Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ;Et, quoi qu’on en ait dit, ma raison s’épouvanteDe ne pas le comprendre et pourtant de le voir.Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,Si pour qu’on vive en paix, il faut voiler les deux ?Passer comme un troupeau, les yeux fixés à terre,Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?Non, c’est cesser d’être homme et dégrader son âme.Dans la création le hasard m’a jeté ;Heureux ou malheureux, je suis né d’une femme,Et je ne puis m’enfuir hors de l’humanité...Si mon cœur, fatigué du rêve qui l’obsède,À la réalité revient pour s’assouvir,Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aideJe trouve un tel dégoût, que je me sens mourir.Au jour même où parfois la pensée est impie,Où l’on voudrait nier pour cesser de douter,Quand je posséderais tout ce qu’en cette vieDans ses vastes désirs l’homme peut convoiter ;Quand je pourrais saisir dans le sein de la terreLes secrets éléments de sa fécondité,Transformer à mon gré la vivace matière,Et créer pour moi seul une unique beauté ;Quand Horace, Lucrèce et le vieil Épicure,Assis à mes côtés, m’appelleraient heureux,Et quand ces grands amants de l’antique natureMe chanteraient la joie et le mépris des dieux,Je leur dirais à tous : « Quoi que nous puissions faire,Je souffre, il est trop tard ; le monde s’est fait vieux.Une immense espérance a traversé la terre ;Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux ! »Que me reste-t-il donc ? Ma raison révoltéeEssaye en vain de croire et mon cœur de douter,Le chrétien m’épouvante, et ce que dit l’athée,En dépit de mes sens, je ne puis l’écouter.Les vrais religieux me trouveront impieEt les indifférents me croiront insensé.À qui m’adresserai-je, et quelle voix amieConsolera ce cœur que le doute a blessé ?Il existe, dit-on, une philosophieQui nous explique tout sans révélation,Et qui peut nous guider à travers cette vieEntre l’indifférence et la religion.J’y consens. — Où sont-ils, ces faiseurs de systèmes,Qui savent, sans la foi, trouver la vérité,Sophistes impuissants qui ne croient qu’en eux-mêmes ?Quels sont leurs arguments et leur autorité ?L’un114 me montre ici-bas deux principes en guerre,Qui, vaincus tour à tour, sont tous deux immortels ;L’autre115 découvre au loin, dans le ciel solitaire,Un inutile Dieu qui ne veut pas d’autels.Je vois rêver Platon et penser Aristote ;J’écoute, j’applaudis, et poursuis mon chemin.Sous les rois absolus je trouve un dieu despote ;On nous parle aujourd’hui d’un dieu républicainPythagore et Leibnitz transfigurent mon être ;Descartes m’abandonne au sein des tourbillons ;Montaigne s’examine, et ne peut se connaître ;Pascal fuit en tremblant ses propres visions ;Pyrrhon me rend aveugle, et Zénon insensible ;Voltaire jette à bas tout ce qu’il voit debout ;Spinosa, fatigué de tenter l’impossible,Cherchant en vain son dieu, croit le trouver partout.Pour le sophiste anglais l’homme est une machine.Enfin sort des brouillards un rhéteur allemand116Qui, du philosophisme achevant la ruine,Déclare le ciel vide, et conclut au néant.Voilà donc les débris de l’humaine science !Et depuis cinq mille ans qu’on a toujours douté,Après tant de fatigue et de persévérance,C’est là le dernier mot qui nous en est resté !Ah ! pauvres insensés, misérables cervelles,Qui de tant de façons avez tout expliqué,Pour aller jusqu’aux cieux il vous fallait des ailes ;Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.Je vous plains ; votre orgueil part d’une âme blessée.Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,Et vous la connaissiez cette amère penséeQui fait frissonner l’homme en voyant l’infini.Eh bien ! prions ensemble, — abjurons la misèreDe vos calculs d’enfant, de tant de vains travaux.Maintenant que vos corps sont réduits en poussière,J’irai m’agenouiller pour vous sur vos tombeaux.Venez, rhéteurs païens, maîtres de la science,Chrétiens des temps passés et rêveurs d’aujourd’hui ;Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance !Pour que Dieu nous réponde adressons-nous à lui.Il est juste, il est bon ; sans doute il vous pardonne.Tous, vous avez souffert, le reste est oublié.Si le ciel est désert, nous n’offensons personne ;Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié !
Ô toi que nul n’a pu connaître,Et n’a renié sans mentir,Réponds-moi, toi qui m’as fait naître,Et demain me feras mourir !
Dès que l’homme lève la tête,Il croit t’entrevoir dans les cieux ;La création, sa conquête,N’est qu’un vaste temple à ses yeux.
Dès qu’il redescend en lui-même,Il t’y trouve ; tu vis en lui.S’il souffre, s’il pleure, s’il aime,C’est son Dieu qui le veut ainsi.
De la plus noble intelligenceLa plus sublime ambitionEst de prouver ton existence,Et de faire épeler ton nom.
Le dernier des fils de la terreTe rend grâces du fond du cœur,Dès qu’il se mêle à sa misèreUne apparence de bonheur.
Le monde entier te glorifie ;L’oiseau te chante sur son nid ;Et pour une goutte de pluieDes milliers d’êtres t’ont béni.
Tu n’as rien fait qu’on ne l’admire ;Rien de toi n’est perdu pour nous ;Tout prie, et tu ne peux sourire,Que nous ne tombions à genoux.