Silvestre de Sacy
Né en 1804
[Notice]
Né à Paris, le 17 octobre 1804, fils d’un orientaliste célèbre, membre de l’Académie française, auteur de deux volumes très-appréciés par un public choisi1, M. de Sacy est un lettré de la vieille roche. Le dix-septième siècle fut toujours sa patrie de prédilection. Les grands écrivains de cette époque ont l’air d’être ses contemporains. Il les admire avec l’accent d’une amitié respectueuse qui trahit des sympathies secrètes de croyances, de sentiments ou même de talent ; car il nous parle de ses maîtres favoris avec leur tour d’esprit et presque dans leur langue. Ses études sont inpirées par la passion des livres, l’amour des lettres, l’enthousiasme du beau, et le culte du vrai. Le goût est pour lui une sorte de conscience morale, et ses jugements nous font comprendre les relations nécessaires qui unissent le bien dire au bien penser.
Religion tolérante d’un idéal élevé, voilà le fond de sa critique. La raison la plus ferme s’y allie aux délicatesses du sentiment. M. de Sacy est un esprit attique, un causeur qui ne professe jamais, et semble n’écrire que pour se satisfaire lui-même, ou quand le cœur lui en dit. Sans courir les hasards de la fantaisie, il en a toutes les grâces, et je l’appellerais volontiers l’humoriste du bon sens classique.
Un bibliophile
MM. de Bure n’étaient point de ces bibliophiles qui ne lisent pas, qui seraient très-fâchés de lire, et qui n’ont des livres que pour la montre. Tous les moments qu’ils avaient de libres, ils les passaient dans leur chère bibliothèque, dans ce petit sanctuaire où l’on n’était pas admis sans difficulté, et où je suis entré une seule fois, il y a déjà bien des années, Dieu sait avec quel respect ! Je crois bien qu’ils ne lisaient pas toujours dans ces beaux volumes, et qu’ils se contentaient souvent du très-grand et très-légitime plaisir de les regarder d’un œil d’amateur, de les ranger, de les manier, de les épousseter, jouissances délicieuses, je le sais, et que je permets au bibliophile, pourvu qu’il lise ou qu’il ait au moins l’intention de lire. Je deviendrais aveugle que j’aurais encore, je le crois, du plaisir à tenir dans mes mains un beau livre. Je sentirais du moins le velouté de sa reliure, et je m’imaginerais le voir. J’en ai tant vu !
Le bibliophile odieux, c’est celui qui achète brutalement des livres en convenant tout haut qu’il ne lit jamais. Notez bien que cette classe de bibliophiles est précisément la plus passionnée et la plus avide ; c’est elle qui fait monter ridiculement le prix des livres. Vous n’aurez jamais un volume, quand un de ces gens-là prétend l’avoir. Ils n’ont sur nous qu’un avantage, c’est que tous les livres leur sont bons pourvu qu’ils soient beaux, et que, sans savoir un mot de latin ou de grec, ils achètent hardiment un Homère de Clarke ou un Virgile de Heyne. Ils achèteraient aussi bien un manuscrit arabe. Nous autres, bibliophiles raisonnables, notre champ est plus restreint. Quand un livre n’est pas à notre usage, il a beau être bien brillant, nous soupirons, et nous ne l’achetons pas1.
Le rêve d’un lettré
Quelle est l’âme sensible aux lettres qui n’ait pas fait ce rêve d’une vie toute plongée dans l’étude et dans la lecture ? Qui ne s’est figuré, avec délices, une petite retraite bien sûre, bien modeste, où l’on n’aurait plus à s’occuper que du beau et du vrai en eux-mêmes, où l’on ne verrait plus les hommes et leurs passions, les affaires et leurs ennuis, l’histoire et ses terribles agitations, qu’à travers ce rayon de pure lumière que le génie des grands écrivains a répandu sur tout ce qu’il représente ? Quelles charmantes matinées que celles qu’on passerait, par un beau soleil, dans une allée bien sombre, au milieu de ce bruit des champs, immense, confus, et pourtant si harmonieux et si doux, à relire tantôt une tragédie de Racine, tantôt l’histoire des origines du monde, racontées par Bossuet avec une grâce si majestueuse ! Quel plaisir de ne se sentir pas tiraillé, au milieu de ces enivrantes études, par l’affaire qui vous rappelle à la maison, de ne pas porter au fond de l’âme l’idée importune de l’ennui qui vous a donné rendez-vous pour ce soir ou pour demain, et qui ne sera, hélas ! que trop exact à l’heure ; de ne rentrer chez soi que pour changer de livres et de méditations, ou pour se livrer à ce repos absolu qui est doux comme le sentiment d’une bonne conscience ! Aujourd’hui, c’est Montesquieu qui fera les frais de la journée ; demain, ce sera Tacite. On se crée des semblants d’étude, on se ménage des récréations. Le fond de la vie, ce serait un abandon complet aux lettres, sans ambition personnelle, sans autre passion que celle d’embellir et d’épurer son intelligence. Une vie formée sur ce modèle ne finirait-elle pas cependant par fatiguer ? N’enfanterait-elle pas, à la longue, le dégoût, la paresse, la folie peut-être ? c’est possible. Il vaut mieux l’imaginer que la posséder ; mais on avouera au moins que l’idée en est délicieuse1.
Sur la vente d’une bibliothèque
Encore bien peu de jours, et cette belle bibliothèque de MM. de Bure n’existera donc plus ! Ces livres qu’ils avaient rassemblés avec amour vont se partager entre mille mains étrangères, et sortir de ce petit cabinet où ils étaient gardés avec un soin si tendre ! D’autres bibliothèques s’en enrichiront pour être dispersées à leur tour. Triste sort des choses humaines ! O mes chers livres ! un jour viendra aussi où vous serez étalés sur une table de vente, où d’autres vous achèteront et vous posséderont, possesseurs moins dignes de vous peut-être que votre maître actuel ! Ils sont bien à moi pourtant, ces livres ; je les ai tous choisis un à un, rassemblés à la sueur de mon front, et je les aime tant ! Il me semble que, par un si long et si doux commerce, ils sont devenus comme une portion de mon âme ! Mais quoi ? rien n’est stable en ce monde, et c’est notre faute si nous n’avons pas appris de nos livres eux-mêmes à mettre au-dessus de tous les biens qui passent, et que le temps va nous emporter, le bien qui ne passe pas, l’immortelle beauté, la source infinie de toute science et de toute sagesse1 !
(Variétés littéraires et morales. Édition Didier, Librairie académique.)
La nature, l’âme et dieu
S’il est vrai que l’univers tout entier ne soit rien en comparaison d’une âme, parce qu’une âme se connaît et que l’univers ne se connaît pas2, l’étude de l’âme ne sera-t-elle pas toujours la première et la plus noble des études ? Compter les astres dans le ciel, chercher dans les entrailles de la terre l’histoire de notre globe et de ses antiques révolutions, dompter les puissances de la nature et les soumettre à notre usage ou à l’utilité de nos arts, c’est une grande chose, assurément, et notre âme même y trouve un témoignage authentique de sa supériorité, puisque c’est par elle que la science connaît l’univers et s’en empare. Mais l’âme, qui étudie et connaît tout, a le privilége de s’étudier et de se connaître elle-même, de sonder sa destinée, de s’élever de degré en degré jusqu’à son principe et à celui de tous les êtres, jusqu’à la cause éternelle, jusqu’à Dieu. En vain voudrait-on nous détourner de ces recherches. Les questions qu’elles embrassent nous intéressent trop. Tant qu’il y aura des hommes sur la terre, ils voudront savoir d’où ils viennent et où ils vont ; ils mettront donc au premier rang la religion et la philosophie.