(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Thiers Né en 1797 » pp. 265-270
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Thiers Né en 1797 » pp. 265-270

Thiers
Né en 1797

[Notice]

Orateur et homme d’État formé par une longue expérience de la vie publique, M. Thiers mérite d’être appelé notre historien national ; car, dans ses œuvres monumentales, nous retrouvons toutes les joies ou toutes les douleurs du citoyen. Il a l’éloquence du patriotisme. Si l’on a pu reprocher à son Histoire de la Révolution (1823-1827) trop d’indulgence pour les partis qui triomphent, il faut admirer dans les récits consacrés au Consulat et à l’Empire (1845-1862), l’amour du vrai, la clairvoyance d’une raison supérieure, et la modération d’un bon sens impartial. Égal à tous les sujets, géographe, stratégiste, diplomate, économiste, financier, jurisconsulte, M. Thiers est un vulgarisateur incomparable1. Dans ses vastes et dramatiques tableaux, il sait à la fois embrasser un plan général, et descendre aux moindres détails, avec une précision toujours instructive même pour les lecteurs les plus compétents.

Sa puissance de travail se dérobe sous un air de facilité courante. Il écrit comme il pense, et vise à l’expression directe de son idée. Il a, dit-il, le fanatisme de la simplicité, et compare lui-même son style à ces glaces sans tain à travers lesquelles apparaissent tous les objets sans la moindre altération de couleur ou de contour. Esprit alerte, étendu, vigoureux et pratique, il nous fait aimer la netteté, la justesse, le naturel et l’aisance d’un langage limpide, calme et transparent. S’il a des négligences ou des longueurs, ces accidents proviennent du souci de ne rien omettre ; mais il serait injuste de lui refuser des touches fines, une vivacité brillante, un tour spirituel, l’animation d’un causeur prompt à toutes les impressions, et les instincts d’un artiste délicat.

Les qualités du général en chef

L’homme appelé à commander aux autres sur les champs de bataille aura d’abord à acquérir l’instruction scientifique. Il possédera les sciences exactes, les arts graphiques1, par exemple le dessin, la théorie des fortifications. Ingénieur, artilleur, bon officier de troupes, il deviendra en outre géographe, et non géographe vulgaire, qui sait sous quel rocher naissent le Rhin ou le Danube, et dans quel bassin ils tombent, mais géographe profond, qui est plein de la carte, de son dessin, de ses lignes, de leurs rapports, de leur valeur. Il faut qu’il ait ensuite des connaissances exactes sur la force, les intérêts et le caractère des peuples, qu’il sache leur histoire politique, et particulièrement leur histoire militaire ; il faut surtout qu’il connaisse les hommes, car les hommes à la guerre ne sont pas des machines ; au contraire, ils y deviennent plus sensibles, plus irritables qu’ailleurs, et l’art de les manier, d’une main délicate et ferme, fut toujours une partie importante de l’art des grands capitaines. A toutes ces connaissances supérieures, l’homme de guerre ajoutera les connaissances plus vulgaires, mais non moins nécessaires, de l’administrateur. Il aura l’esprit d’ordre et de détail ; car ce n’est pas tout que de faire battre les hommes, il s’agit de les nourrir, de les vêtir, de les armer, de les guérir. Tout ce savoir si vaste, on devra le déployer à la fois, et au milieu des circonstances les plus extraordinaires. A chaque mouvement, ne faut-il pas songer à la veille, au lendemain, à ses flancs, à ses derrières ; mouvoir tout avec soi, munitions, vivres, hôpitaux et tous ces éléments si divers, si mobiles, qui changent, se compliquent sans cesse, les combiner au milieu du froid, du chaud, de la faim et des boulets ? Tandis que vous pensez à tant de choses, le canon gronde, votre tête est menacée ; mais ce qui est plus grave, des milliers d’hommes vous regardent, cherchent dans vos traits l’espérance de leur salut ; plus loin, derrière eux, est la patrie avec des lauriers ou des cyprès, et toutes ces images, on les chassera pour penser vite ; car, une minute de plus, et une combinaison infaillible a perdu son à-propos, et au lieu de la gloire, c’est la honte qui vous attend.

Tout cela peut sans doute se faire médiocrement, comme toute chose, d’ailleurs ; car on est poëte, savant, orateur médiocre aussi ; mais si le génie s’en mêle, on devient sublime. Penser fortement, clairement, au fond de son cabinet, est bien beau sans contredit ; mais penser aussi fortement, aussi clairement au milieu des boulets, est l’exercice le plus complet des facultés humaines1.

L’armée anglaise

Cette armée est formée d’hommes de toute sorte, engagés volontairement dans ses rangs, servant toute leur vie, ou à peu près, assujettis à une discipline redoutable, qui les bâtonne jusqu’à la mort pour les moindres fautes ; qui, du bon ou du mauvais sujet, fait un sujet uniforme et obéissant, marchant au danger avec une soumission invariable à la suite d’officiers pleins d’honneur et de courage. Le soldat anglais, bien nourri, bien dressé, tirant avec une remarquable justesse, cheminant lentement parce qu’il est peu formé à la marche, et manque d’ardeur propre, est solide, presque invincible dans certaines positions où la nature des lieux seconde son caractère résistant ; mais il devient faible si on le force à marcher, à attaquer, à vaincre de ces difficultés qu’on ne surmonte qu’avec de la vivacité, de l’audace et de l’enthousiasme. En un mot, il est ferme, il n’est pas entreprenant. De même que le soldat français, par son ardeur, son énergie, sa promptitude, sa disposition à tout braver, était l’instrument prédestiné du génie de Napoléon, le soldat solide et lent de l’Angleterre était fait pour l’esprit peu étendu, mais sage de sir Arthur Wellesley1.

Une page de nos révolutions

Je suis ici, je le sais, non devant une assemblée politique, mais devant une académie. Pour vous, messieurs, le monde n’est point une arène, mais un spectacle en face duquel le poëte s’inspire, l’historien observe, le philosophe médite. Quel temps, quelles choses, quels hommes depuis cette mémorable année 1789, jusqu’à cette autre année non moins mémorable de 1830 ! La vieille société française du dix-huitième siècle, si polie, mais si mal ordonnée, finit dans un orage épouvantable. Une couronne tombe avec fracas, entraînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus précieuses et les plus illustres : génie, héroïsme, jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui s’irrite de tout ce qui charme les hommes. Les partis se suivent, se poussent à l’échafaud, jusqu’au terme que Dieu a marqué aux passions humaines ; et de ce chaos sanglant sort tout à coup un génie extraordinaire qui saisit cette société agitée, l’arrête, lui donne à la fois l’ordre, la gloire, réalise le plus vrai de ses besoins, l’égalité civile, ajourne la liberté qui l’eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate sur les montagnes du mont Thabor, un jour sur le Tigre, un dernier jour sur le Borysthène. Il tombe enfin, laissant le monde rempli de ses œuvres, l’esprit humain plein de son image, et le plus actif des mortels va mourir, mourir d’inaction, dans une île du grand Océan !

(Discours de réception à l’Académie française.)

La poésie de l’histoire

J’ai toujours considéré l’histoire comme l’occupation qui convenait le mieux à nos contemporains. Nous n’avons pas perdu la faculté d’être sensibles aux grandes choses ; en tout cas, notre siècle aurait suffi pour nous la rendre, et nous avons acquis cette expérience qui permet de les apprécier et de juger. Je me suis donc avec confiance livré aux travaux historiques dès ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle était particulièrement propre à faire. J’ai consacré à écrire l’histoire trente années de ma vie, et je dirai que, même au milieu des affaires publiques, je ne me séparais pas de mon art 1.

Lorsqu’en présence des trônes chancelants, au sein d’assemblées ébranlées par l’accent de tribuns puissants, ou menacées par la multitude, il me restait un instant pour la réflexion, je voyais moins tel ou tel individu passager, que les éternelles figures de tous les temps et de tous les lieux, qui à Athènes, à Rome, à Florence, avaient agi autrefois comme ceux que je voyais se mouvoir sous mes yeux. J’étais à la fois moins irrité et moins troublé, parce que j’étais moins surpris, parce que j’assistais non à une scène d’un jour, mais à la scène éternelle que Dieu a dressée en mettant l’homme en société avec ses passions grandes ou petites, basses ou généreuses, l’homme toujours semblable à lui-même, toujours agité et toujours conduit par des lois profondes autant qu’immuables.

Ma vie, j’ose le dire ; a donc été une longue étude historique ; et si on en excepte ces moments violents où l’action vous étourdit, où le torrent des choses vous emporte au point de ne pas vous laisser discerner ses bords, j’ai presque toujours observé ce qui se passait autour de moi, en le rapportant à ce qui s’était passé ailleurs, pour y chercher ce qu’il y avait de différent ou de semblable. Cette longue comparaison est, je le crois, la vraie préparation de l’esprit à cette épopée de l’histoire, qui n’est pas condamnée à être décolorée, parce qu’elle est exacte et positive ; car l’homme réel qui s’appelle tantôt Alexandre, tantôt Annibal, César, Charlemagne, Napoléon, a sa poésie, comme les personnages de la fable qui s’appellent Achille, Énée, Roland ou Renaud.

(Fragment de la Préface du XIIe vol. du Consulat et de l’Empire).